Badiou : misère de la lumpen-philosophie


Badiou : misère de la lumpen-philosophie

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Cette fois-ci, il ne s’agit pas de propos d’amphithéâtre destinés à éblouir un public étudiant avide de pensée radicale. Le maître a aussi une responsabilité politique, sociale, éducative puisqu’il est professeur. Le professeur émérite a charge d’âme. Dix-sept âmes se sont envolées sous les balles de tueurs fanatisés et leur sang est à peine sec que monsieur Badiou vient dispenser sa leçon dans Le Monde[1. Edition du 28 janvier 2015.]. C’est un drame pour l’université française qu’elle puisse continuer à produire ce type de pensée. C’est un autre drame que de la considérer comme importante dès lors que sa notoriété dépasse les  limites de la rue d’Ulm. Quelles séductions s’opèrent dans les relais médiatiques ? Pourquoi le journal de référence lui accorde-t-il une pleine page ? Avec son collègue Balibar (dans Libération) voilà que la gauche de la gauche théoricienne reprend du poil de la bête. Après s’être trompée sur tout, elle persiste et signe et il y a un public pour applaudir cela et cela est consternant car le prix à payer est souvent celui du sang.

Badiou et Balibar parlent en connaisseurs. Le premier a applaudi la victoire des Khmers rouges,  le second a certes déploré l’assassinat le 31 juillet 2002 d’un étudiant (David Gritz) de son université (Paris X Nanterre) dans un attentat à la bombe à l’université de Jérusalem tout en trouvant de bonnes raisons à l’acte des tueurs. Dans sa livraison au Monde, Badiou adopte une démarche identique à propos des récents massacres à Paris. Bien sur il déplore le sang sans regarder ses mains toujours blanches. Ces grands esprits soucieux du sort des pauvres et des déshérités perpétuent une tradition universitaire française : ils adorent se tromper avec Sartre plutôt que d’avoir raison avec Aron. Cela mérite quelques commentaires.

1 – Selon Badiou, l’islamisme meurtrier ne serait pas islamiste mais seulement fasciste. En manque de concepts fins parce qu’élevés dans la misère culturelle des banlieues les Kouachi-Koulibaly seraient en fait l’avant garde armée d’un sous prolétariat en lutte enfermé dans le ghetto de leurs identités premières. Rabattre les jihadistes dans les catégories du fascisme permet de faire l ‘économie d’une analyse de la mécanique intime de l’islamisme. Badiou a déjà développé l’idée que Hamas et Hezbollah représentent en fait ce type d’avant-garde face au capitalisme colonialiste dont l’Etat sioniste serait lui même la figure de proue. La composante islamiste des assassins de Charlie n’est donc pas prise en compte par ces professeurs émérites

2 – La part antijuive des assassins de l’hyper casher est peu considérée par Badiou. Le qualificatif d’antisémite n’y est noté que du bout de la plume. Il faut dire que le mot « juif » n’ayant dans la pensée du maitre qu’une portée fictive, l’antisémitisme qui le combat en est lui même une fabrication. Dans L’antisémitisme partout[2. La Fabrique éditions. 2011. Cosigné avec Eric Hazan.], Badiou dénonce cette fiction propagandiste au service de l’Etat d’Israël.

3 – La source du Mal serait donc le capitalisme dont Charlie hebdo était le bouffon inoffensif. Ce dérivatif pipi-caca-culcul était toléré par le système car cette fonction d’amuseur servait la machine à profits tandis que l’appareil idéologique d’Etat nommait subsidiairement des ennemis aussi fictifs que dérivatifs (le voile à l’école, l’antisémitisme des « jeunes des quartiers ») et mettait en place ses règles répressives : loi sur le voile, chasse au faciès, etc.

4 – Le tandem Badiou-Balibar mérite d’être élargi à un trio, tant Edgar Morin développe sur ces questions des positions proches. Avec son ami Stéphane Hessel, autre grand cœur aux concepts moins affutés mais à la niaiserie tout aussi agressive, Morin inverse les termes du réel : les vrais responsables de l’antisémitisme sont à aller chercher dans ce qui fabrique la misère sociale qui engendre des tueurs par désespérance, tandis que les juifs reproduisent contre les Arabes/Palestiniens des comportements et des politiques dont ils furent eux mêmes victimes. Comment dès lors s’étonner de la haine qu’ils eux mêmes fabriquée et qui se retourne contre eux ?

Cet ensemble de thèses mérite lui même d’être commenté.

1- L’espoir de lucidité n’aura duré que le temps des larmes et les morts de Charlie comme ceux du magasin casher l’auront été pour rien si la chape de plomb du prêt à penser se remet en marche dans les mêmes catégories intellectuelles précédant le 7 janvier. Il est à la fois stupéfiant mais symboliquement intéressant que ce soit à l’intérieur de la même édition du Monde qui prétend penser « Auschwitz  à l’épreuve des générations », en vis-à-vis d’un entretien avec Imre Kertesz, que s’affiche la pensée Badiou à propos des attentats de janvier dernier. Soit Le Monde dans sa grande innocence, considère que le massacre de juifs, parce qu’ils sont Juifs, relève de mécaniques n’ayant rien à voir les unes avec les autres selon qu’elle est nazie ou qu’elle est islamiste, soit il pense que la haine des juifs forme un ensemble indissociable des éléments qui le composent. La folie antijuive qu’elle se décline dans les mots du Hamas ou dans les mots de Goebbels mérite d’être analysée dans sa réalité et non pas dans les rôles qu’on veut lui faire jouer au service d’une raison dissimulée. Qui se cache derrière la question de Badiou : « Et les trois jeunes Français que la police a rapidement tués ? » Du lumpen manipulé répond Badiou, pour le bénéfice de qui ? La réponse se devine dans la suite du texte. Le complotisme se devine sous la plume de l’éminent philosophe.

2 – La philosophie devrait avoir le mérite de penser le monde et les outils conceptuels qu’elle invente devraient pouvoir aider cette humanité désemparée à y voir clair. La nuit islamiste commence à obscurcir le ciel. Elle chasse celles qui l’ont précédée : la nuit stalinienne, la nuit polpotienne, la nuit nazie ou la nuit fasciste, toutes pensées totalitaires chargées de créer l’homme nouveau à l’horizon de leurs divers avenirs radieux. À l’égarement religieux confiant à dieu la fonction de guide, la pensée sans dieu fabriquait des religions substitutives. Badiou et Balibar en sont les grands prêtres.

3 – Un concept n’est pas juste parce qu’il s’inscrit seulement dans une cohérence intellectuelle close. Une pensée n’est pas belle si elle est fausse malgré la finesse de sa construction, quels que soient les charmes de ses énoncés et les subtilités de ses contours. L’erreur des sciences sociales et souvent celle de la philosophie a consisté à inventer des outils d’analyse en faisant fi du réel. L’anthropologie possède ce mérite d’éclairer les racines culturelles anticipant leurs développements historiques. Séparer le nazisme des mythes germaniques pour le rabattre dans les catégories marxisantes de l’histoire c’est s’interdire d’en comprendre la mécanique intime. En décidant que l’idée d’universel avait une valeur morale pour l’humanité, on a confondu l’idée d’humanité avec la réalité des groupes humains qui la composent. Transformer le djihad en lutte de classes c’est oublier la source culturelle du djihad.

Si l’on veut que ceux de Charlie et ceux du magasin casher ne soient pas morts pour rien c’est à la réalité des choses que nous devons nous affronter. Le déni idéologique du réel, le wishful thinking, est la pire calamité intellectuelle qui nous soit proposée. Ne pas le comprendre c’est favoriser la victoire de tous les fascismes génériques. On le sait bien, l’histoire ne recommence pas, elle bafouille.

*Photo : BALTEL/SIPA. 00633605_000040.



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Jacques Tarnero est essayiste et auteur des documentaires "Autopsie d'un mensonge : le négationnisme" (2001) et "Décryptage" (2003).

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