Accueil Édition Abonné Dermatose, Mercosur: un pays blessé

Dermatose, Mercosur: un pays blessé

Charles Rojzman analyse les ressorts de la révolte du monde agricole survenue avant Noël


Dermatose, Mercosur: un pays blessé
Aubagne, 20 décembre 2025 © Denis Thaust / SOPA/SIPA

Si quelques blocages persistent sur les routes dans le sud-ouest du pays, la mobilisation des agriculteurs contre le protocole sanitaire de lutte contre la dermatose bovine faiblit. Pendant ce temps, la signature de l’accord commercial du Mercosur a finalement été reportée, mais le président brésilien Lula insiste pour qu’elle ait lieu début 2026 malgré les réticences italienne et française.


Quand la terre revient dans la parole des hommes, ce n’est jamais par hasard. Ce qui monte des campagnes n’est pas une revendication, mais un signe. Un pays qui n’entend plus ses paysans commence à se quitter lui-même.

Il y a des heures où une nation ne meurt pas, mais se détache d’elle-même, comme une terre que l’on cesse de cultiver et qui, peu à peu, se couvre de ronces. La France est entrée dans cette saison d’abandon. Elle ne s’effondre pas dans le fracas des guerres, elle ne cède pas sous l’assaut d’un ennemi déclaré : elle se dessèche intérieurement, par renoncement, par oubli du sol qui la porte, par mépris de ce qui l’a faite. Elle subsiste encore, mais comme une terre laissée trop longtemps en jachère, dont on doute qu’elle puisse à nouveau nourrir ceux qui l’habitent.

On a beaucoup parlé de violences, de crises, de peurs. On a moins parlé de ce qui se joue réellement : la rupture entre un pays et sa terre. Les faits divers s’accumulent, les morts se succèdent, et l’émotion collective se dissout dans une lassitude sans colère. Non que le peuple ne souffre plus, mais parce que sa souffrance n’est plus reconnue comme légitime. Elle est administrée, expliquée, diluée dans des abstractions. Un peuple qui n’est plus autorisé à défendre ce qui le fait vivre est un peuple que l’on prépare à disparaître.

Et pourtant, voici que la terre parle de nouveau. La révolte des agriculteurs n’est pas un simple mouvement social : elle est le retour brutal du réel. Ces hommes et ces femmes ne réclament ni reconnaissance symbolique ni supplément d’âme ; ils réclament le droit de continuer à vivre d’une terre transmise, travaillée, parfois aimée, parfois subie, mais jamais interchangeable. Leur colère monte des champs, des routes bloquées, des corps épuisés. Elle est lourde, lente, sans rhétorique. Elle dit, dans une langue que les élites ne comprennent plus : sans la terre, il n’y a pas de peuple ; sans enracinement, il n’y a que des individus gérés.

Ces tracteurs dressés comme des bastions rappellent une vérité que l’Occident a voulu oublier : l’histoire commence toujours par un rapport au sol. L’agriculteur incarne ce que la modernité hors-sol méprise — la continuité, la dépendance à un lieu, la transmission non négociable. Sa révolte n’est pas tournée vers l’utopie, mais vers la survie. Elle est une fidélité, non une idéologie.

C’est ici que la comparaison avec Israël s’impose avec une force presque brutale. Car Israël est né précisément de cette figure que l’Occident regarde aujourd’hui avec malaise : le pionnier. Non le paysan immobile, mais l’homme et la femme qui reviennent sur une terre abandonnée, hostile, disputée, et décident pourtant de la faire vivre. Le pionnier israélien n’est pas une figure folklorique : il est une réponse historique à l’exil, à la persécution, à la menace de disparition. Il incarne l’enracinement comme acte de survie.

Ce que l’Occident reproche à Israël — son attachement obstiné à la terre, sa volonté de la défendre, son refus de se dissoudre dans l’abstraction morale — est exactement ce qu’il commence à reprocher à ses propres peuples lorsqu’ils se soulèvent. L’agriculteur occidental devient suspect, comme le pionnier israélien est devenu scandaleux : trop enraciné, trop conscient que la terre n’est pas un concept, trop lucide sur la violence du monde. Dans les deux cas, ce qui est visé, c’est la survie assumée.

Les élites occidentales ont rompu avec la terre bien avant de rompre avec le peuple. Elles vivent dans un monde de flux, de normes, de repentances abstraites. Pour elles, la terre est un objet de gestion écologique ou de culpabilité historique, jamais une mémoire incarnée. Elles parlent de transition quand les agriculteurs parlent de disparition. Elles parlent de paix quand Israël parle de survie. Elles parlent d’universel quand les peuples parlent d’existence.

Israël n’échappe pas à cette fracture. Là aussi, une partie des élites a intériorisé le regard accusateur de l’Occident. Elles parlent de l’enracinement comme d’une faute, du pionnier comme d’un archaïsme, de la défense comme d’une culpabilité morale. Elles oublient que pour un peuple qui a connu l’exil absolu, la terre n’est pas une conquête, mais une condition d’existence. On ne demande pas à un peuple menacé d’être hors-sol.

La révolte agricole et la persistance israélienne disent alors la même chose, dans deux langues différentes : on ne survit pas en se dissolvant. On ne transmet pas depuis le vide. On ne construit rien sur la haine de soi. La terre est ce qui oblige, ce qui limite, ce qui rappelle que l’histoire n’est pas un débat moral mais une épreuve.

Et pourtant — car il y a toujours un pourtant chez les peuples anciens — la France n’est pas morte. Elle respire encore dans cette colère qui monte des champs, dans cette fidélité têtue à des terres que l’on refuse d’abandonner. Elle respire dans les clochers, les cimetières, mais aussi dans les routes barrées, dans les mains calleuses qui disent : ici, nous tenons.

La transmission, tant honnie par les modernes, est d’abord une transmission de sol, de gestes, de limites. Un pays ne se transmet pas comme une valeur morale, mais comme une terre habitée. La France n’est pas une abstraction ; Israël n’est pas une faute. Ce sont des peuples qui savent, chacun à leur manière tragique, que l’histoire commence là où l’on accepte de défendre ce qui nous précède.

Il nous reste à comprendre cela avant qu’il ne soit trop tard : la peur peut être lucidité, la révolte peut être fidélité, l’enracinement peut être courage. La terre ne parle pas souvent ; mais lorsqu’elle parle par la voix de ceux qui la travaillent ou la défendent, c’est que le temps presse.

Car la France est de ces nations blessées qui ne se relèvent que lorsqu’elles se souviennent d’où elles viennent. Elle a traversé des famines, des guerres, des exodes. Et toujours, au moment où l’on croyait son lien au sol rompu, une voix est remontée de la terre même. Peut-être est-ce cette voix rude, pionnière et tragique, qu’il nous faut entendre aujourd’hui — pour nous souvenir que l’histoire ne survit que là où un peuple refuse de devenir hors-sol.




Article précédent Le vieux monde ne tient plus qu’à un fil
Article suivant Difficile réveil pour l’anesthésiste Frédéric Péchier
Essayiste et fondateur d'une approche et d'une école de psychologie politique clinique, " la Thérapie sociale", exercée en France et dans de nombreux pays en prévention ou en réconciliation de violences individuelles et collectives.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération