La Voix de Hind Rajab, actuellement en salles, soulève quand on le visionne une problématique d’ordre moral telle qu’il en résulte un très mauvais film. À éviter.

La Voix de Hind Rajab est, pour certains, un témoignage bouleversant ; pour d’autres, une preuve irréfutable d’un prétendu génocide perpétré par l’armée israélienne ; pour d’autres encore — dont je fais partie — un film qui soulève des questions d’ordre… cinématographique. La Voix de Hind Rajab est en effet une fiction inspirée de faits réels. La cinéaste Kaouther Ben Hania a choisi de réaliser un documentaire-fiction construit sous la forme d’un huis clos étouffant au sein d’un centre d’appel du Croissant-Rouge. Les comédiens qui interprètent les secouristes jouent, en pseudo temps réel, leurs réactions à l’écoute de l’appel authentique de la petite Palestinienne Hind Rajab, coincée dans une voiture et entourée des corps sans vie de membres de sa famille — un crime de guerre ?
Un dispositif discutable
Le film, servi par une mise en scène très cadrée ne montre fort heureusement aucun plan de violence explicite liée à la guerre en cours menée par Israël contre les terroristes du Hamas. Kaouther Ben Hania fonde sa mise en scène sur l’utilisation de la parole véridique de Hind Rajab mélangée aux réponses de ses comédiens. Elle filme la parole, les silences, les bruits de guerre, ainsi que l’impuissance des secours, la tension qui s’installe entre eux et instaure un suspense surdramatisé malaisant et malhonnête sur l’issue de la situation. Tous les spectateurs allant voir ce film connaissent l’histoire vraie et tragique de Hind Rajab. Cette manière de filmer le réel entre retenue apparente et dramatisation jouée pose question. L’horreur n’est pas montrée mais est donnée à entendre — et surtout à ressentir par une médiation théâtralisée.
Kaouther Ben Hania transforme le réel en matière première d’un thriller psychologique dont la force émotionnelle devient paradoxalement une faiblesse. Le matériau utilisé, le réel : l’enregistrement de la voix d’une enfant confrontée à l’horreur de la guerre possède une intensité qui impose compassion et stupeur. Sa charge affective est insoutenable. Dès lors, comme pour la représentation de la Shoah au cinéma la question fondamentale arrive : un film peut-il, et doit-il utiliser cette voix, la mettre au centre d’un documentaire qui devient par sa mise en scène habile une fiction ? Comment l’utiliser sans la dénaturer ?
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Absence de distance critique et primat de l’émotion
Le dispositif retenu repose sur la diffusion de la parole d’une enfant en plein désarroi. Pas de contextualisation, pas de distance ni de travail critique réflexif sur la manière de montrer. Le film démontre et la cinéaste choisit de mettre cette voix brute comme pivot central émotionnel autour duquel elle ordonne le jeu de ses comédiens, les plans sur les visages des opérateurs et secouristes, les lumières crues du centre d’appel, la musique et le montage… Le spectateur doit ressentir viscéralement ce drame. Tout l’enjeu du film est de transformer la douleur authentique en levier dramaturgique, destiné à provoquer une émotion maximale. L’utilisation de cette voix comme moteur narratif semble alors devenir une véritable exploitation émotionnelle, un instrument affectif qui en confisque la dignité.
Une question éthique majeure
Peu importe la légitimité du sujet ; ce qui interroge, ici, c’est la manière dont il est mis en scène. La sidération l’emporte sur la réflexion, l’intensité affective écrase la complexité de la situation. La cinéaste est trop consciente du pouvoir qu’exerce son matériau.
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Sur le plan éthique, la question est cruciale : peut-on mobiliser la voix d’une enfant terrorisée sans la surdéterminer, sans la transformer en instrument moral au service d’une cause ? La cinéaste ne semble pas se poser ces questions. Elle s’appuie sur cette douleur brute, faisant usage d’un témoignage fragile qui aurait exigé une mise en forme d’une rigueur extrême, afin d’éviter toutes scènes spectaculaires ou excessivement dramatisées.
Un rappel théorique : Rivette et la question de l’abjection
À cet égard, la réflexion de Jacques Rivette dans son excellent texte De l’abjection(1) demeure éclairante. Critiquant le fameux “travelling de Kapò”, Rivette écrivait : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. ». Si la situation diffère — Kaouther Ben Hania évite toute esthétisation visuelle — l’enjeu moral est similaire : comment filmer, comment représenter, comment mettre en scène une détresse réelle sans la transformer, fût-ce involontairement, en spectacle ? Rivette rappelait que la mise en scène impose toujours un regard, et que ce regard peut devenir indécent dès lors qu’il manipule la douleur au lieu de la penser. Le film de Ben Hania ne commet pas une « faute de cadre », comme dans Kapò, mais il opère une mise en émotion qui, elle aussi, soulève une question de légitimité.
Le film de Kaouther Ben Hania me semble donc une œuvre contestable non pour son sujet — tragique, dur et réel — mais par la manière dont elle en dispose. En misant presque exclusivement sur le choc affectif, la cinéaste transforme cette voix enfantine en instrument narratif, substituant l’émotion, le pathos à la compréhension.
Le cinéma peut et doit pouvoir montrer la douleur. Mais pour cela, il doit impérativement résister à la tentation du spectaculaire.
1h29
(1) De l’abjection de Jacques Rivette, consacré au film Kapo de Gillo Pontecorvo – Cahiers du cinéma, numéro 120 – juin 1961




