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Grandeur et décadence de nos musées


Grandeur et décadence de nos musées
Tableau de Sir Thomas Picton, 2021, Musée de Cardiff

Plus redoutables que les voleurs du Louvre, ce sont l’appauvrissement intellectuel, la politisation de l’art et le relativisme esthétique qui menacent nos musées.


Diamants, rubis, émeraudes, saphirs… En sept minutes à peine, un fric-frac au Louvre suffit pour remplir de larmes les réservoirs d’une fierté culturelle au bord de la sécheresse. Les bijoux de Marie-Louise et d’Eugénie, chants de cygne d’une noblesse éteinte, fourrés dans des sacs et embarqués sur des scooters pétaradants… L’émoi suscité par ce cambriolage pourrait presque nous faire pardonner certains qui pensaient Eugénie reine alors qu’elle fut impératrice, ainsi que d’autres s’exhibant sur les réseaux sociaux, mêlant aux sanglots des menaces jetées aux voleurs. Après tout, ce qu’on arracha à la France, c’est un de ses fruits sacrés.

Mais quel fruit sacré, exactement ? À vrai dire, ce qui furent, jusqu’au 19 octobre, immortelles ambroisies, se firent ensuite Pommes de la discorde. Car outre le chagrin de ces dernières semaines, entièrement louable, la perte des bijoux a révélé un drame plus profond : une indifférence croissante envers les musées eux-mêmes, mourant à petit feu d’année en année.  

Honte de soi et cartels pour bêtas

Depuis trop longtemps, les musées se rendent indignes des œuvres qu’ils affirment préserver. Des plus célèbres palais du monde jusqu’aux galeries de province, l’art, ainsi que tout ce qu’il renferme en son sein – beauté, héritage, transcendance, exigence – sont la cible de mille flèches, dont les plus graves : médiocrité, honte de soi, relativisme, bas-fonds politiques, et laideur morale ; bien entendu, sous des airs d’innovation et d’ouverture.

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D’abord, la médiocrité, jumelle de la tiédeur. À titre d’exemple, moins insignifiant qu’il n’en a l’air, le Louvre et le Carnavalet décidèrent, en 2021, d’abandonner les chiffres romains dans l’écriture des siècles et des titres de rois, au nom d’une prétendue meilleure compréhension du public. L’on pouvait donc lire sur leurs cartels, notamment, « Louis 14 » … Avant que l’on ne crie au faux scandale pour privilégiés délicats, considérez l’aspect symbolique. Voyez-vous, une civilisation ne se résume pas qu’à ses institutions, ses monuments, ses fulgurances. Sa poésie se trouve aussi dans ses plus infimes particularités, banales pour certains, mais qui, pour d’autres, scintillent comme des pierres d’une mosaïque, celles qui, loin du point focal, participent néanmoins à son harmonie et son détail. Ce « je ne sais quoi » dont parlait Jankélévitch : inutile, peut-être, dans l’ordre pratique, mais crucial pour ces veines invisibles où coule l’essence des choses.

Par ailleurs, si les musées s’inquiétaient que les visiteurs étrangers ou locaux ne comprennent rien aux chiffres romains, eh bien, un simple paragraphe explicatif affiché à l’entrée ferait l’affaire. N’est-il pas insultant, quelque part, de considérer un système numérique comme trop compliqué pour le visiteur moyen ? Si des musées de renommée mondiale, comme le Louvre, n’exigent plus le moindre effort de réflexion avant même de présenter leurs œuvres – elles, de plus en plus victimes d’un « retour à la caverne » platonicien, du fait qu’elles soient vues à travers un écran de téléphone et non des yeux – qu’est-ce qui inciterait le visiteur à se surpasser, à se faire violence pour s’élever ? À force de craindre de perdre l’attention du visiteur, les musées ont cessé d’exiger son respect.

Laideur sournoise

En parlant de respect, il serait aujourd’hui bien difficile de visiter le moindre musée sans être confronté au phénomène de « repentance muséale », sorte de mea culpa existentiel dès qu’il est question d’un fragment d’histoire occidentale. Mais qu’on ne confonde pas tout : il ne s’agit pas ici de combattre la nuance, et l’adoption d’une approche holistique de figures historiques aussi complexes qu’ils furent hommes. Ce qui pourrit la transmission historique de l’art, c’est plutôt l’absence de nuance et l’aveuglement idéologique.

En 2021 aussi, le Musée national du Pays de Galles a choisi de retirer le portrait de Sir Thomas Picton – un héros national en Grande-Bretagne, et le soldat le plus haut gradé à avoir été tué pendant la bataille de Waterloo – pour le confiner aux poussières de grenier, citant son implication dans l’esclavagisme. Encore une fois, il n’est pas question de défendre ses actes, mais bien de se demander : pourquoi ne pas illustrer son importance historique sans pour autant occulter sa part d’ombre ? Expliquer, plutôt que cacher ?

Plus tard, le portrait fut réexposé, mais, sous pression de groupes divers, dans une espèce de boîte en bois industriel, avec une vitrine conçue spécialement pour obscurcir le portrait, évoquant davantage raclure de tiroir que héros national. Le tout, accompagné d’un long texte qui ne visait pas à nuancer, mais à abattre le personnage. Ainsi, au lieu de discuter de véritables questions éthiques, de façon mature, l’on choisit l’autoflagellation et la caricature. Celui qui jadis inspirait l’admiration de son peuple fut victime d’un grotesque rituel, aussi humiliant pour lui que pour le visiteur : « Osez le regarder, le bougre ! Pas évident, n’est-ce pas ? » ricanait-on entre les lignes… D’autres exemples de ce genre pullulent. Mais, comme dirait l’autre, « il n’y a qu’à traverser la rue ».

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Et le comble de ce festin de plaies, c’est la laideur – mais pas n’importe laquelle. Celle-ci, voyez-vous, est plus habile, plus sournoise. Il faut croire qu’elle s’est perdue dans un bal vénitien et s’est masquée derrière des fioritures pour se faire aimer des invités, afin de tromper le beau, maintenant vieux et las, de danser avec lui jusqu’à ne plus lâcher son bras, jusqu’à ce que tous crurent en une union, pour ne pas dire un parasitisme, au point où jamais le beau ne parle sans que la laideur ne le coupe, parle plus fort, déforme ses propos, lui mène une guerre d’usure pour bien faire comprendre qu’il appartient à un monde disparu, tandis qu’elle continue d’enchanter les invités, de rire, rire aux éclats, le masque aidant à cacher ses dents pourries…

Oui, un masque scintillant, provocateur, qu’il est devenu chic d’aimer. C’est pourquoi l’on voit toujours apparaître au musée, autour d’installations aussi hideuses que préméditées, « Recontextualiser », « Repenser », « Réinterroger », « Relativiser » … un fatras de mots en « re », dont le plus juste serait « Régresser ».

Aucune œuvre n’est à l’abri, qu’elle soit au musée ou dans la rue. À défaut de les profaner elles-mêmes, il est maintenant coutume de les travestir d’installations censées choquer, désacraliser, et enlaidir. L’on pense bien sûr aux exemples les plus célèbres, comme les Balloon Dogs de Jeff Koons plantés au château de Versailles en 2008, ou à « l’arbre » euphémistique de Paul McCarthy qui souilla la place Vendôme en 2014 dans le cadre de la Foire internationale d’art contemporain – dont l’acronyme n’est sûrement qu’un heureux hasard. Mais cet arbre, comme ces ballons, cachent une forêt à éradiquer par le feu : la multiplication de ces attentats contre la beauté dans les musées petits et grands, de Paris à Montréal, de Los Angeles à Berlin. Des peintures symbolistes occultées par des sculptures vides de sens. Des monuments grandioses recouverts de piaillements ingrats. C’est trahir les artistes qui nous ont laissé des œuvres dignes des siècles, trahir une élégance devenue cacophonie, et symptôme d’une culture qui s’intéresse davantage à réécrire le passé qu’à dessiner l’avenir.

Voici l’état où se trouve l’art à présent, tandis que la foule se tient muette derrière le peloton d’exécution. Mais devant ce saint Sébastien à la chair percée de mille flèches, il est de notre devoir collectif d’agir comme sainte Irène, de le prendre dans nos bras, de soigner ses blessures, de le regarder, l’écouter vraiment, et de le défendre coûte que coûte contre ses faux protecteurs, afin qu’il retrouve sa splendeur réelle, digne de ceux qui nous l’ont transmise.



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Originaire de Montréal, Jacques Chambray détient une licence en science politique de l’Université de Montréal. À paraître : "Le Regard fuyant", premier roman.

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