Le gouvernement Lecornu a suspendu en catastrophe la hausse prévue de la taxe foncière jusqu’au printemps 2026 afin de définir une nouvelle méthode de calcul plus locale et adaptée aux réalités des départements et des communes. Cette décision intervient après un tollé politique. Rien ne garantit qu’une version remaniée, potentiellement plus complexe et toujours avec les fameux « m² fictifs » pour les éléments «de confort» comme la baignoire, ne reviendra pas dès le printemps, redoute Alexis Sémanne de l’Institut pour la Propriété Privée.
Le gouvernement a annoncé la suspension de la revalorisation automatique de la taxe foncière pour 7,4 millions de logements. À première vue, la nouvelle a tout d’une respiration bienvenue après plusieurs années de flambée fiscale.
Pourtant, cette décision ne représente qu’une pause apparente. Une suspension n’est pas une annulation. Elle ne concerne d’ailleurs qu’une partie marginale du dispositif qui avait provoqué l’explosion politique de ces dernières semaines. Car dans les faits, et quelle que soit la communication officielle, tous les propriétaires subiront une hausse de leur taxe foncière en 2026. Et certains verront même leur situation s’aggraver, non en raison d’une amélioration de leur patrimoine, mais en raison d’une invention administrative: celle des mètres carrés fictifs.
Une hausse mécanique inévitable et déjà entérinée
La première hausse, discrète mais certaine, provient de la revalorisation annuelle des bases cadastrales. Cet ajustement automatique suit l’inflation harmonisée, dont la dernière estimation tourne autour de +0,8 %. Ce mécanisme s’appliquera à l’intégralité des contribuables. Il ne dépend pas des communes, ni d’un vote local, ni même d’une réforme. Il s’impose de lui-même, année après année. Le propriétaire moyen d’une maison verra ainsi son avis passer d’environ 1 090 euros à 1 100 euros, et celui d’un appartement de 865 euros à 872 euros. Peu importe la suspension annoncée, cette revalorisation suivra son cours en 2026.
Cette hausse paraît modeste. Elle l’est en apparence seulement. Car elle s’ajoute à deux années de rattrapage historique qui ont vu la taxe foncière bondir de 7,1% un an, puis de 3,8 % l’année suivante. Dans un pays où la charge fiscale atteint déjà des sommets, la multiplication de ces ajustements mécaniques finit par produire un effet cumulatif redoutable. Le propriétaire ne peut plus anticiper, ne peut plus budgétiser, ne peut plus planifier. Il subit, chaque année, une augmentation automatique dont il n’est jamais responsable.
La réforme réellement explosive: l’invention de mètres carrés invisibles
Mais le cœur du problème ne se limite pas à cette mécanique inflationniste. Ce qui a suscité l’indignation, c’est une réforme plus profonde, momentanément suspendue mais parfaitement intacte. À partir d’une grille de calcul datant de 1970, l’administration prévoit d’ajouter à la surface fiscale des logements des mètres carrés totalement fictifs. Cette grille attribue une valeur surfacique à chaque équipement du quotidien: une douche, un WC, un lavabo, l’électricité, le chauffage, une baignoire, l’eau courante. À chaque élément correspond un nombre de mètres carrés inventés.
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Ainsi, un raccordement à l’eau courante vaut 4 m². L’électricité équivaut à 2 m². Une douche ou des WC valent 3 m² chacun. Une baignoire, 5 m². Un lavabo ou un radiateur, 2 m². L’intégration systématique de ces éléments dans la valeur locative entraîne une hausse imposable dont la moyenne nationale est estimée à environ 63 euros par an et par logement, ce qui représente près de 466 millions d’euros de recettes supplémentaires.
Le caractère ubuesque de cette méthode apparaît clairement lorsqu’on observe les cas les plus petits. Un studio de 13 m², équipé de l’essentiel, peut voir sa surface fiscale doubler pour atteindre 26 m². Le logement ne change pas. Les murs ne bougent pas. Le confort n’a pas été amélioré. Mais l’administration lui attribue une surface fantôme équivalente à celle de son bien réel. Ce simple calcul suffit à augmenter sa valeur locative et, par ricochet, sa taxe foncière.
Dans les grandes villes, cette méthode devient particulièrement pénalisante. Les logements anciens rénovés, souvent modestes en surface, comportent plusieurs équipements ajoutés au fil du temps. Chaque ajout, pourtant nécessaire à la salubrité et au confort minimal, se transforme en alourdissement fiscal. L’incitation rationnelle est alors perverse. Le propriétaire a investi pour rendre son logement habitable. Il est sanctionné comme s’il avait agrandi la surface.
Une vieille tradition française: taxer l’invisible
Cette créativité fiscale rappelle des épisodes bien connus de l’histoire de France. Pendant plus d’un siècle, de 1798 à 1926, l’impôt sur les portes et fenêtres a poussé des générations de Français à murer leurs ouvertures pour payer moins. Les façades anciennes portent encore les cicatrices de ces fermetures volontaires. La logique était la même: taxer les signes visibles d’un confort jugé suspect.
Nous nous trouvons aujourd’hui face à une version moderne de cet ancien impôt. On ne taxe plus les fenêtres, mais l’eau courante, l’électricité, la présence d’un simple lavabo. Autrement dit, l’administration reproduit l’erreur du passé. Elle confond la nécessité avec le luxe, la salubrité avec le privilège, et l’équipement minimal avec un avantage taxable. Dans un pays où l’on encourage les rénovations énergétiques, l’hygiène et le confort, participer à cette modernisation domestique devient paradoxalement un motif d’alourdissement fiscal.
Une tendance plus profonde: la culture de l’expropriation
Cette affaire ne relève pas seulement de la technique fiscale. Elle révèle une évolution culturelle bien plus large. Dans une note récente de l’Institut pour la Propriété Privée, j’analyse ce que j’appelle la culture d’expropriation. Il s’agit d’un ensemble de pratiques administratives et fiscales qui transforment la propriété en concession précaire, susceptible d’être redéfinie, requalifiée ou surtaxée à tout moment.
Cette culture se manifeste dans le logement de mille manières. Le propriétaire n’est plus pleinement chez lui. Chaque décision, chaque amélioration, chaque mise en location est conditionnée à de multiples déclarations, vérifications, autorisations et prélèvements. La réglementation énergétique, les normes de décence, les obligations de rénovation, les restrictions locatives, les dispositifs anti-vacance, les limites imposées aux meublés touristiques, tout cela traduit une défiance structurelle envers la propriété privée et une volonté persistante de la contrôler.
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Dans ce contexte, la taxe foncière joue un rôle central. Elle est devenue la variable d’ajustement d’un système public dont les dépenses atteignent plus de 55% du PIB. Depuis la disparition de la taxe d’habitation sur les résidences principales, la taxe foncière est devenue la principale ressource locale. Les communes n’hésitent plus à augmenter leurs taux. En 2024, près d’un territoire sur sept l’a fait. Dans un système déjà saturé de prélèvements obligatoires, l’édifice fiscal se renforce en frappant toujours les mêmes: les propriétaires.
Une incohérence totale dans un pays en crise du logement
Cette tendance apparaît d’autant plus incohérente que la France traverse une crise du logement d’une intensité inédite. Le nombre de logements neufs s’effondre, les permis de construire chutent de manière historique, la rénovation énergétique devient inabordable pour une majorité de ménages, et l’offre locative privée diminue. Dans un tel contexte, alourdir la fiscalité foncière revient à aggraver tous les problèmes existants. Le propriétaire qui souhaitait rénover reporte ou annule. Celui qui envisageait d’investir renonce. Celui qui pensait louer hésite. Celui qui détient déjà un bien voit sa rentabilité s’affaisser et finit par quitter le marché.
Cela revient à dire que l’État, en prétendant moderniser le cadastre ou renforcer l’équité fiscale, affaiblit les incitations économiques fondamentales sans lesquelles aucune politique du logement n’est viable. On ne peut pas vouloir plus de logements décents, plus de rénovations, plus d’investissements privés, tout en multipliant les charges qui pénalisent précisément ceux qui rendent ces objectifs possibles.
Conclusion: un sursis, pas une victoire
La suspension annoncée n’est donc pas une correction mais un ajournement. Rien ne garantit que le gouvernement renoncera à cette méthode des mètres carrés fictifs. Rien ne garantit non plus qu’une version remaniée, potentiellement plus complexe, ne reviendra pas dès le printemps. La pause ne signifie pas le recul. Elle signifie une prudence politique, le temps de redéfinir la présentation d’un dispositif que l’on souhaite toujours appliquer.
Dans une démocratie mature, l’impôt doit reposer sur des bases réelles et compréhensibles. Il ne peut se fonder sur des inventions bureaucratiques. La propriété ne peut être traitée comme une ressource inépuisable que l’on presse sans discernement. Si l’on souhaite réconcilier les Français avec l’impôt, il faut d’abord cesser de taxer ce qui n’existe pas. Les mètres carrés fantômes n’appartiennent à personne. Les impôts qui les frappent, eux, sont bien réels.
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