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Qui veut la paix, apprend l’histoire

L’analyse géopolitique de Gil Mihaely


Qui veut la paix, apprend l’histoire
Masques de Lukashenko, Poutine et Staline vendus dans une boutique de souvenirs, à Saint-Pétersbourg, 13 juin 2024 © SOPA Images/SIPA

La tentation de céder au « réalisme » russe revient régulièrement dans le débat occidental. Pourtant, toute l’histoire de l’Europe centrale et orientale démontre le contraire. Le glacis, loin d’apporter la paix, n’a produit que soumission forcée, instabilité et implosion finale. Face à l’Ukraine, c’est moins le rapport de force qu’il faut regarder que la mémoire oubliée des peuples.  


Le débat concernant la guerre en Ukraine se déroule comme si l’on avait, d’un côté, des « réalistes » qui ne souhaitent qu’arrêter la boucherie et reconnaître la réalité des rapports de force, et de l’autre des va-t-en-guerre à la botte des États-Unis, qui, par ailleurs, ne semblent pas partager leurs opinions, ni sous l’administration Biden, qui n’a rien fait de décisif pour permettre à l’Ukraine de gagner, ni sous Trump. Ce constat appelle deux rappels.

Tout d’abord, concernant la volonté d’étendre l’OTAN à l’Est et le sens de cette politique. Sans entrer dans un débat stérile sur les écrits et les déclarations des uns et des autres, il suffit d’examiner les budgets de la défense en France, au Royaume-Uni et en Allemagne depuis 1991 jusqu’en 2022, d’un côté, et les chiffres de la présence militaire américaine sur le sol européen, en hommes comme en blindés, de l’autre, pour comprendre que la Russie n’a jamais été menacée à l’Ouest. Dès l’effondrement de l’URSS, les membres européens de l’OTAN se sont mis à diminuer leurs forces armées et à affaiblir leurs capacités à mener une guerre de haute intensité contre un ennemi de puissance équivalente. Lorsque Poutine prononce son célèbre discours à Munich, l’OTAN n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était vingt ans auparavant, et le président Bush, qui aurait poussé à un élargissement, est alors affaibli, en fin de mandat et en minorité au sein même de l’Alliance. À partir de 2009, sous Obama, puis sous Trump et Biden, il devient clair que ce ne sont pas uniquement la France et l’Allemagne qui sont réticentes à un nouvel élargissement de l’OTAN, mais aussi les États-Unis. En 2016, Trump va même plus loin en mettant en cause l’article 5. On voit donc mal qui aurait pu menacer militairement la Russie, d’autant plus que, depuis février 2022, on sait que les services de renseignement occidentaux ont très largement surestimé la puissance militaire russe. On peut donc conclure que, quoi qu’il ait été dit ou écrit, personne en Europe ne préparait une guerre contre la Russie.

Quant à la logique russe du droit au glacis comme base de l’architecture de la sécurité européenne, et donc de la stabilité du continent, l’exemple de la guerre froide indique plutôt le contraire.

Après 1945, Staline imposa avec une détermination intransigeante la création d’un glacis stratégique à l’ouest de l’Union soviétique. Cette zone tampon, composée d’États satellites (SSR ou Etats frères faussement indépendants), devait empêcher toute nouvelle invasion venue d’Europe occidentale et garantir à Moscou un contrôle politique, militaire et idéologique sur une large partie du continent. Les rapports de force issus de la victoire contre l’Allemagne nazie contraignirent Londres et Washington à céder sur des points essentiels, notamment sur le sort de la Pologne, pourtant alliée dès les premières heures de la guerre. La conférence de Yalta entérina ainsi une réalité brutale et, au nom de la stabilité et d’un équilibre jugé nécessaire, les grandes puissances acceptèrent qu’une partie de l’Europe fût livrée à l’influence exclusive de l’URSS.

Cet ordre, fondé sur une lecture strictement réaliste des rapports de force internationaux, ignora superbement la volonté des peuples concernés, de la mer Baltique à la mer Noire. Privés de souveraineté véritable, soumis à des régimes autoritaires étroitement contrôlés par Moscou, ces pays devinrent les pièces d’un échiquier géopolitique où leur propre voix n’avait plus aucun poids. Pendant un peu plus de quatre décennies, l’Union soviétique maintint le couvercle sur l’Europe centrale et orientale par la menace, par la contrainte et, lorsque cela s’avérait nécessaire, par la violence pure. L’écrasement des soulèvements de Berlin-Est en 1953, de Budapest en 1956 et de Prague en 68 illustre de manière éclatante la volonté soviétique de préserver à tout prix cet empire informel, au mépris des aspirations nationales.

Mais cet ordre imposé par la force portait en lui-même les germes de sa propre disparition. À mesure que l’économie soviétique s’essoufflait, que l’idéologie perdait de sa capacité de mobilisation et que l’attrait du mode de vie occidental ne cessait de croître, les peuples soumis à la domination de Moscou commencèrent à se dérober sous ses pieds. La fuite vers l’Ouest prit des proportions massives, qu’il s’agisse des départs clandestins, des demandes d’asile ou des mouvements de contestation de plus en plus visibles dans les années 1980. L’effondrement de l’URSS entre 1989 et 1991 ne fut pas seulement la conséquence d’une crise économique ou d’erreurs politiques mais aussi, et peut-être surtout, la conséquence de ce rejet profond, silencieux puis ouvert, de systèmes imposés sans légitimité populaire.

Aussitôt l’Union soviétique dissoute, ces pays, autrefois membres du Pacte de Varsovie ou anciennes républiques socialistes, cherchèrent à tout prix à s’éloigner de l’orbite russe. Leur ralliement progressif à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord n’était pas une simple manœuvre opportuniste ni une provocation à l’égard de Moscou mais avant tout un réflexe de survie politique et historique. Marqués par quarante années d’oppression, d’humiliation et de misère, ils voyaient dans l’OTAN non seulement une alliance militaire, mais une garantie de souveraineté, de stabilité et de protection contre un retour possible de la domination russe. La Pologne a ainsi œuvré pendant les années Clinton pour changer la position américaine et convaincre un Washington réticent et plutôt favorable à Eltsin, d’ouvrir l’OTAN pour eux même ainsi que leurs anciens codétenus de la prison géopolitique soviétique.  

Aujourd’hui, Vladimir Poutine semble réactiver la même logique que celle de Staline. Selon lui, les besoins de la Russie en matière de sécurité seraient supérieurs au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans cette vision, l’indépendance de l’Ukraine, le choix de la Géorgie, des pays baltes ou de la Moldavie de s’orienter vers l’Ouest ne sont pas perçus comme des expressions d’un sentiment national mais comme des menaces stratégiques inacceptables. Cette conception impériale et étroite des relations internationales peut, à court terme, produire certains résultats en imposant, par la force, des zones d’influence ou des États satellites. Elle a déjà « fonctionné » sous Staline, au prix d’immenses souffrances humaines et d’un gel brutal des libertés.

Mais l’histoire récente suggère que cette logique porte en elle une fragilité profonde. Un ordre bâti sur la contrainte, la peur et la négation des identités nationales est coûteux à maintenir et finit toujours par se fissurer. Les peuples qui se sont libérés de la tutelle de Moscou il y a un peu moins de quarante ans ne seront pas plus faciles à contrôler et à mater qu’ils ne l’étaient après 1945. Ce que l’URSS a appris à ses dépens pourrait bien, tôt ou tard, se rappeler à la Russie poutinienne : la stabilité et la sécurité pour tous dépendent du respect des nations.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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