
Guillaume Grallet, reporter high-tech au Point, propose avec son livre Pionniers un voyage passionnant au cœur des cerveaux de l’intelligence artificielle.
Son enquête commence par la genèse des êtres humains qui ont bouleversé nos misérables vies, pour reprendre l’adjectif employé par Pascal pour résumer la condition humaine. On plonge dans l’histoire secrète de la Silicon Valley, vaste verger, jadis paisible, devenu le laboratoire du monde, peuplé d’esprits iconoclastes, biberonnés au road trip de Jack Kerouac et aux écrits du déjanté Allen Ginsberg, tous favorables – ou presque – à la contre-culture, partant de la remise en cause des puissances étatiques pour rechercher frénétiquement la vie éternelle. Grallet rencontra, en juillet 2016, l’écrivain Howard Rheingold, personnage excentrique connaissant les coulisses de cette partie mondialement connue de la Californie. Rheingold rappelle l’importance du LSD dans le processus créatif de nos chercheurs de génie. Drogue, mais également méditation transcendantale, comme Steve Jobs, fondateur d’Apple. Grallet raconte que Jobs partit en Inde, voyage initiatique qui renforça son goût de l’inconnu, allant jusqu’à se raser la tête en signe de purification. Les autres exemples ne sont pas mal non plus dans le genre névrosé. Ce qui n’effraya pas la DARPA, l’agence de recherche du Pentagone, qui investit des milliards de dollars dans leurs entreprises de technologie révolutionnaire. Cette prise de risque, caractéristique de la mentalité américaine, est l’une des raisons du succès de la Silicon Valley.
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Parmi les rencontres, il faut citer celle de l’auteur avec Mark Zuckerberg, à Hawaï, où le créateur de Facebook construit un gigantesque bunker pour se protéger de l’apocalypse nucléaire. L’homme qui possède 200 milliards de dollars est imprévisible, voire versatile, comme le prouve le portrait qu’il nous propose. « Zuck », aujourd’hui subtilement anti-woke, n’en démord pas : dans trente ou cinquante ans, on aura la capacité d’avoir une pensée et de la partager instantanément avec quelqu’un. Son projet transhumaniste peut paraître fou, mais ce « geek insatiable », à la tête du réseau social comptant plus de 3 milliards d’utilisateurs, est persuadé qu’un jour les cerveaux communiqueront en direct, sans avoir besoin d’écrans. Lui aussi parie sur l’IA.
Le développement inéluctable de l’IA divise. Elle doit être perçue comme un amplificateur de l’intelligence humaine, « un partenaire de réflexion ». Elle peut déjà détecter un certain nombre de pathologies ou prévenir des catastrophes naturelles. Mais il semble indispensable de l’encadrer par de solides garde-fous, car elle va bouleverser le monde du travail et la géopolitique. Elle risque, de plus, d’accroitre les inégalités entre les êtres humains, de développer un chômage de masse au sein de la classe moyenne, sans épargner les cols blancs. Certains spécialistes s’attendent à un carnage, tandis que d’autres prévoient une métamorphose moins meurtrière. Les entreprises « sans ambition », qui refusent d’innover, seront les plus touchées. Les capacités des différents systèmes d’IA risquent également d’accoucher d’un super puissant État peuplé de personnes hautement intelligentes dominant la scène mondiale. Pire, l’auteur précise que « les modèles d’IA peuvent tromper leurs utilisateurs et poursuivre des objectifs de manière ‘’imprévue’’. Ils ont la capacité, par exemple, de générer des réponses faussement rassurantes pour viser des intentions cachées. » Bref, comme l’a écrit Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »
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Ce qui serait magique, c’est que l’IA soit capable d’annihiler le cerveau des docteurs Folamour qui ne rêvent que de feu nucléaire. Mais le mieux, pour éviter l’apocalypse, serait d’appliquer le conseil de Camus : « Un homme, ça s’empêche. » Pour cela, il faudrait être capable de garder intacte, et surtout indépendante, notre faculté de pensée.
De toute façon, au final, on entendra résonner la voix de Macbeth :
« La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène
Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien. »
Guillaume Grallet, Pionniers. Voyage aux frontières de l’intelligence artificielle, Grasset. 288 pages
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