À l’approche des fêtes, la volonté du gouvernement de suspendre Shein pendant trois mois apparait comme un geste fort. Pourtant, si cette mesure peut sembler légitime face aux dérives de la marque, elle est vécue par beaucoup comme une forme d’injustice sociale. S’il est urgent de réguler, encore faut-il le faire intelligemment: punir les excès, oui, mais sans sacrifier l’accès à la mode pour celles et ceux qui en ont le plus besoin.
Le 26 novembre se tiendra, au Tribunal judiciaire de Paris, une audience en référé appelée à statuer sur la suspension provisoire, pendant trois mois, de la plateforme Shein en France, à la demande du gouvernement. Un jugement qui intervient alors que la marque est mise en cause pour ses pratiques commerciales, et notamment pour la mise en vente de produits illégaux : on pense évidemment aux « poupées sexuelles » proposées par des vendeurs tiers et qui ont réussi à passer les filtres de modération. L’audience revêt un caractère symbolique et juridique : symbolique parce qu’elle marque la volonté de l’État de contrôler un acteur de la mode à très bas prix, quitte à « faire un exemple » ; juridique parce que la décision pourrait constituer une jurisprudence majeure pour l’encadrement des plateformes de e‑commerce.
Débranché pour Noël ?
Mais ce qui interpelle avant tout, c’est le timing de cette audience. Si le Tribunal de Paris actait la fermeture temporaire de la plateforme, cette suspension interviendrait juste avant les fêtes de fin d’année. Or les Français, qu’on le déplore ou non, ont massivement recours à la fast‑fashion, qui constitue pour eux une façon économique d’avoir accès à des vêtements branchés, ou de faire des emplettes et cadeaux sans avoir à briser leur tirelire. Ainsi, selon un récent sondage réalisé par le cabinet Norstat Express pour la revue L’Hémicycle, 100 % des Français déclarent avoir acheté l’une des marques considérées comme de la fast fashion dans les douze derniers mois (Shein, Temu, H&M, Zara, etc.), tandis que 70% d’entre eux déclarent avoir régulièrement recours à ces marques, une proportion qui grimpe à 88% parmi les 18-35 ans.
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Un plébiscite largement lié au prix. Selon une étude Ipsos, 62% des Français affirment que, loin devant la durabilité, le prix est leur critère principal d’achat. Et pour cause : plus de 46 % déclarent dépenser moins de 50 euros par mois pour s’habiller. Et les conditions de fabrication dans tout ça ? En dépit de l’indignation médiatique, elles n’intéressent, dans les faits, que peu les Français. Ainsi, seuls 7% des sondés interrogés par le cabinet Norstat Express ont placé l’impact environnemental en tête de leurs critères d’achat. A contrario, près de huit consommateurs sur 10 se désintéressent purement et simplement des questions éthiques.
Écume médiatique et mépris de classe
J’ai pu, dans mon propre entourage, prendre la mesure de ces chiffres, et du divorce consommé dont ils témoignent entre l’écume médiatique et la réalité du quotidien, fait de fin de mois difficiles et d’achats pragmatiques avant d’être idéologiques. Ainsi, beaucoup de mes proches m’expliquent qu’acheter chez Shein, à raison d’une fois par mois, c’est d’abord une façon d’avoir des pièces à la mode « sans exploser son budget ». Ils sont nombreux à évoquer un sentiment de « dignité ». Toujours dans mon entourage, de nombreuses personnes soulignent que la mode dite « éthique » coûte trop cher pour constituer une réelle alternative. Pour nombre d’entre elles, la mode est aussi un marqueur d’appartenance: se vêtir « stylé » compte, même quand les moyens sont limités. Certaines, enfin, évoquent leur difficulté à trouver des vêtements « cool et de grande taille à petit prix ».
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Une crainte revient souvent: que derrière la volonté de régulation de Shein ne se cache une forme de « chasse aux pauvres ». J’ai ainsi beaucoup entendu cet argument : « ne taxons pas seulement Shein pour punir et faire un exemple, mais refondons le système pour que chacun puisse accéder à une mode juste. » Une autre remarque m’a semblé édifiante : « Shein au BHV, c’est choquant. Mais si Shein avait ouvert dans une zone populaire, est-ce que le débat aurait été le même ? » Autrement dit, reproche-t-on à l’enseigne chinoise ses pratiques commerciales, ou de permettre à des personnes issues de milieux populaires d’avoir accès au beau, non seulement pour leur garde-robe, mais aussi sur leurs lieux d’achat ? Cette charge anti-Shein n’est-elle pas, à bien des égards, révélatrice d’un véritable mépris de classe ?
Moralité à peu de frais
Alors oui, il importe de réguler les marketplaces afin de ne pas les laisser faire n’importe quoi. Mais pour que cette régulation soit cohérente et crédible, elle ne peut pas se limiter à Shein. D’autant que plusieurs autres marketplaces, dont Temu, Amazon, AliExpress, Wish et Joom, ont été signalées pour des pratiques douteuses voire illégales : des ventes de produits non conformes, des contenus extrêmement préoccupants comme, là aussi, des poupées sexuelles d’apparence enfantine ou des armes de catégorie A. Ne fermer que Shein, c’est fournir des arguments à la plateforme, qui aura beau jeu de se plaindre ensuite d’être victime d’une forme de procès politique…
Dans une interview accordée ce 24 novembre à RTL, Michel-Edouard Leclerc a eu l’occasion de dénoncer les « postures » d’une partie de la classe politique, qui s’offre dans sa croisade contre le géant chinois une moralité à peu de frais. Laissons-lui le mot de la fin : « À titre personnel, je trouve ça con [d’attaquer Shein] au moment où Carrefour est en Chine, Galeries Lafayette est en Chine. Tous les commerçants des grandes marques de Bernard Arnault, de (François-Henri) Pinault sont en Chine. Les galeries d’art sont en Chine ». Et si, à bien y regarder, les pauvres n’étaient pas les seuls à subir le contrecoup des assauts de nos dirigeants contre ce bouc émissaire tout désigné ?
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