Cinéaste-poète génial, Eugène Green nous captive une fois encore avec L’Arbre de la connaissance

Faut-il encore présenter Eugène Green ? Natif des États-Unis (épicentre géographique de ce qu’il ne perd jamais une occasion de nommer la barbarie – et leurs habitants, comme de juste, les barbares) mais dès longtemps francophone de cœur, d’adoption et bien entendu naturalisé français, tout autant dramaturge, romancier, poète, que cinéaste sur le tard, ce fabuleux conteur, de bonne heure épris de musique baroque, est à sa manière en 2025, au Septième art ce que fut en son temps un Robert Bresson.
Cinéaste singulier
Né en 1947, le chef encadré d’une longue crinière chenue tel un preux chevalier du temps jadis, vieil amoureux de Lisbonne mais atterré par son enlaidissement ripoliné, est pourtant un moderne, au sens où son cinéma tellement singulier, si captivant, n’observe jamais le réel que d’un regard de sage souriant, pétri de cette ironie tout à la fois cruelle et bienveillante, pince-sans-rire et acide. Jamais en militant ou en donneur de leçons. Green est un moraliste, nullement un moralisateur, et encore moins un de ces procureurs bien-pensants dont l’époque est féconde.
Venons-en à son dernier film, en salles depuis déjà quelques jours, et dont votre serviteur (hélas victime d’un brutal ennui de santé), rend compte ici trop tardivement, toute honte bue. L’arbre de la connaissance a pour siège Lisbonne, tout comme en 2009 le film La Religieuse portugaise (on y retrouve d’ailleurs sous d’autres traits fictifs la merveilleuse actrice Ana Moreira). Dans La Sapienza (2014), un architecte d’âge mûr, méditant d’écrire une étude, devenait par le hasard d’une rencontre fortuite le cicérone d’un jeune et bel étudiant en architecture, le prenant sous son aile dans un « grand tour » transalpin, de Rome à Turin, pour lui faire découvrir les chefs d’œuvres de Borromini, devenant ainsi le mentor de son protégé dans sa carrière naissante.
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Ici, c’est un Ogre (dans le rôle, Diogo Doria, figure mythique de la scène et de l’écran lusitaniens, comme tel de longue date adoubé par un Raul Ruiz ou un Manoel de Oliveira) qui recueille Gaspar, chaste éphèbe aux boucles brunes (Rui Pedro Silva) en rupture de ban avec ses géniteurs, coincés dans le désert spirituel et esthétique de ces banlieues sans fin dont le siècle est fertile. Environnement capté d’ailleurs crument par l’objectif : escaliers mécaniques, immenses artères minérales, légions d’édifices réunis par une identique banalité – l’omniprésent, tentaculaire défi à tout beauté architecturale et urbanistique, désormais notre ordinaire hors centres villes au patrimoine rageusement lessivé. L’adolescent Gaspar sert d’appât pour attirer les meutes de touristes dans l’antre de l’Ogre.
Lisbonne: l’horreur touristique
Avec cette facétie mordante qui n’est qu’à lui, Green plante le décor d’une Ville aux sept collines désormais abâtardie, soumise à l’invasion diurne et nocturne de ces meutes polyglottes, ignares, ignoblement nippées, de ces troupeaux audioguidés, véhiculés en cyclopousses électriques ou en faux trains à vapeur miniatures : Lisbonne ne s’appartient plus. D’un geste de la main, Gaspar remet ces hordes de bipèdes transhumants sur leurs pattes, faisant s’évanouir, sous leurs culs interchangeables de touristes, leurs cohortes d’affreux tuk–tuks, pareils aux palanquins du diable. La multiplication des disparitions humaines, ragoût prisé de l’Ogre anthropophage, fait pendant ce temps la une des JT, autre trait d’un très haut comique. Gaspar ayant sauvé du chaudron un chien et une ânesse, le conte embarquera le spectateur médusé dans une fable sans borne assignée, conjuguant le saugrenu, la cocasserie, et la morsure musclée dans la chair même du temps présent.
Nul passéisme chez Green, mais la souffrance manifeste d’un poète qui, consterné, voit sous ses yeux se déliter de jour en jour, inexorablement, notre vieille, irremplaçable civilisation européenne et jusqu’à sa langue même, trésors d’autant plus chéris par lui que, de souche exogène, il a dû patiemment se les assimiler.
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Et si L’Arbre de la connaissance convoque, dans les rets d’un scénario foisonnant, stupéfiant d’allègre inventivité, la figure de la fille de Joseph 1er, Marie (1734-1816), laquelle, devenue folle, s’éteint au Brésil où elle s’était exilée dès l’annonce de l’invasion napoléonienne en 1808, ce n’est pas par pure nostalgie, non plus que l’apparition, au cœur du film, de Sebastiao Jose Carcalho e Melo, marquis de Pompal (1699-1782). Mais parce que la sapience – mariage de la sagesse et du savoir – appelle la rumeur de l’histoire et la puissance irrécusable du passé : double tresse de la connaissance à l’arbre duquel se fixera Helena, la femme-serpent du film, dans une séquence étrange et superbe… De même, les azulejos ne sont pas là pour faire joli. Ils sont la substance de Lisbonne. Et si Green privilégie les plans frontaux sur les visages, ce n’est pas davantage par pur esthétisme, mais parce qu’ils sont la face, la carnation même de la beauté humaine dans son âge idéal. Leur langage châtié n’a rien d’une coquetterie : c’est l’expression d’une perfection.
A quand une rétrospective Eugène Green, doublée d’une exposition, à la Cinémathèque française ?

L’arbre de la connaissance. Film d’Eugène Green. Avec Rui Pedro Silva, Maria Gomes, Diogo Doria, Ana Moreira, Leonor Silveira… France/ Portugal, couleur, 2025. Durée : 1h41 En salles.




