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La boîte du bouquiniste

"Voluptés de guerre", Edmond Cazal, Les Éditions G. Crès et Cie, 1918.


La boîte du bouquiniste
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« Paris est la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres », dixit Blaise Cendrars. Causeur peut y dénicher quelques pépites…


Aucun soldat n’est sorti indemne de la Grande Guerre. Il y a ceux qui sont morts dans des conditions épouvantables ; ceux qui ont reçu des blessures innommables ; et il y a ceux qui, miraculeusement épargnés, ont été foudroyés par les horreurs dont ils ont été les témoins.

Ce traumatisme, dirions-nous aujourd’hui, a forgé la sensibilité des écrivains plongés dans les tranchées. Certains n’en sont pas revenus, tels Péguy et Apollinaire, et les autres ont puisé dans leurs tourments pour rédiger de sublimes pages. Ils se nomment Cendrars, Genevoix, Dorgelès, Drieu la Rochelle, Céline… et chacun à sa façon a tiré les leçons de la boucherie. Leurs réflexions alimentant pêle-mêle pessimisme, patriotisme, pacifisme ou héroïsme.

Dès 1918, un certain Edmond Cazal publie Voluptés de guerre. La prose et le chapitrage de l’ouvrage sont le travail d’un littérateur. Un homme du métier qui a su traduire les notes de son journal de campagne en un essai troublant où tout est volupté. « Voluptés de la marche », « du feu », « du travail », « du dégoût », « de la contemplation », etc. À la différence des illustres cités plus haut, l’auteur est un « officier non-combattant ». Il demeure dans les QG à l’arrière du front, mais la réalité du terrain ne lui est pas étrangère. Il partage le quotidien des soldats, leurs rations, les campements de fortune dans des maisons en ruines ou des granges abandonnées, les journées de marche sous la pluie ou le cagnard, les tirs d’obus, les nuages de gaz…

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Est-ce à cause d’une nature singulière ou du poste qu’il occupe, on est frappé par le recul avec lequel il observe la guerre et ses ravages. Celui qui se présente comme un « homme excessivement civilisé », ou un « homme de civilisation raffinée », voit pourtant les corps mutilés et les paysages dévastés. Ses descriptions précises sont froides et distantes lorsqu’il s’agit de restes ou de sentiments humains. Mais elles sont portées par un souffle sincère et une émotion profonde lorsqu’il est face à un coucher de soleil, à un pot de fleurs qui a survécu à un bombardement, à un sourire d’une jeune fermière.

On comprend qu’il ne trouve pas la volupté dans l’horreur de la situation mais dans ce que celle-ci lui renvoie : la quiétude et le confort d’un monde en paix. Ce contrepoids est systématique : face à une chaise en bois, sa viande froide et une couche de paille, il pense à « la volupté du divan, de la table et du lit » ; face à l’attente d’un nouveau départ, en retrait des troupes, il loue « la volupté de la solitude et du silence » ; face aux cadavres qu’il visite à la morgue, il ressent « la volupté d’être un corps vivant ». Une seule fois la volupté se fait « ivresse », lorsqu’il tue un homme – vraisemblablement le seul de sa guerre. Il avoue que cette « ivresse de tuer » est « rapide, énorme, inoubliable » mais « honteuse ».

Qui était Edmond Cazal ? Le pseudo d’Adolphe d’Espie (1878-1956), plus connu sous un autre pseudo, Jean de La Hire. Il a été l’un des auteurs les plus populaires du début du xxe siècle, les grands journaux se sont arraché ses feuilletons, et ses romans (policiers, sentimentaux, fantastiques ou de cape et d’épée) se sont vendus à des centaines de milliers d’exemplaires. Mais dès la défaite de 1940 il a prôné, et incarné, la collaboration active. Fuyant la France et la prison à la Libération, il s’est fait rattraper par la damnatio memoriae.

Voluptés de guerre, Edmond Cazal, Les Éditions G. Crès et Cie, 1918.

Novembre 2025 – #139

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste. Dernière publication "Vivre en ville" (Les éditions du Cerf, 2023)

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