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Pourquoi la France peut être sauvée par les ingénieurs


Pourquoi la France peut être sauvée par les ingénieurs
Amélie de Montchalin et Sébastien Lecornu, Paris, 17 novembre 2025 © Stephane Lemouton/SIPA

La France est dirigée par des juristes, des littéraires, des commerciaux et des financiers. Les ingénieurs sont en revanche écartés des grandes décisions. Une situation regrettable.


Dans son best-seller publié en 2023, Les ingénieurs du chaos, Giuliano da Empoli a mis en lumière le rôle délétère de nouveaux conseillers politiques dans les sphères du pouvoir, qui sapent les fondements des démocraties occidentales. Pourtant, aucun d’entre eux n’est de fait ingénieur. Mais, le concept de Giuliano da Empoli est opérant car il s’agit d’ingénierie institutionnelle. S’ils avaient été de réels ingénieurs, au sens scientifique et industriel du terme, ils auraient produit du développement économique et social positif et non du chaos institutionnel.

La France est aujourd’hui avant tout dirigée et/ou animée par des juristes, des littéraires, des commerciaux et des financiers. Ceux-ci sont tout à fait respectables, avec des qualités personnelles éminentes, là n’est pas la question. Pêle-mêle, citons Emmanuel Macron, Yaël Braun-Pivet, Richard Ferrand, François Bayrou, Édouard Philippe, Laurent Wauquiez, Bruno Retailleau, Marine Le Pen, Bruno Le Maire, Olivier Faure ou Boris Vallaud.

18 députés seulement !

Les derniers grands dirigeants français à avoir été ingénieurs sont Alain Poher, Valéry Giscard d’Estaing et Elisabeth Borne. C’est un peu court. Citons aussi, pour être exhaustif, Julien Denormandie qui aurait pu être Premier ministre (mais qui ne l’a pas été : c’est en fait un contre-exemple éclairant sur la place réduite des ingénieurs en France dans l’exercice du pouvoir). Au sein du présent gouvernement, on recense quatre ingénieurs : Roland Lescure, Jean-Pierre Farandou, Philippe Baptiste et Maud Brégeon, soit une proportion de 12% des ministres du gouvernement Lecornu II.

Si l’on examine le Parlement français actuel, sur 577 députés, il y a 18 ingénieurs, soit 3% de l’Assemblée nationale. La proportion est encore plus faible au Sénat : 8 ingénieurs, soit seulement 2% de la haute assemblée composée de 348 membres.

Si l’on se réfère à la population active (30,6 millions d’individus), les 1,2 million d’ingénieurs en représentent 4%. La comparaison la plus pertinente doit cependant se faire avec la population des cadres et assimilés : 5,2 millions de personnes au sens du BIT (Bureau International du Travail). Les ingénieurs correspondent donc à 23% des cadres et assimilés. Pour mémoire, 40 000 ingénieurs sortent chaque année des écoles françaises, ce qui n’est pas mal en Europe mais sans surprise bien en dessous de l’Inde et de la Chine.

La Chine formerait ainsi 1,5 million d’ingénieurs par an mais en réalité on décompte 3,5 millions au moins de professionnels dans le secteur élargi de l’ « ingénierie ». L’Inde aurait de son côté entre 700 000 et 1,5 million d’ingénieurs formés par an. En tout état de cause, beaucoup plus que la France et l’Europe. Il se dit incidemment que le comité central du Parti communiste chinois comporte une bonne proportion d’ingénieurs… Enfin, point positif, il faut noter que Centrale Pékin a été créée en 2005 et forme une centaine d’ingénieurs d’excellence par an – les meilleurs, paraît-il. Donc le modèle d’ingénieur français essaime.

Le blues de l’ingénieur français

Pour revenir à notre France, ceci signifie que les ingénieurs sont 8 fois moins bien représentés que les autres à l’Assemblée nationale et 11 fois moins bien représentés au Sénat (étant observé par ailleurs qu’il n’y a quasiment plus d’ouvriers au Parlement). Ils ne sont que 2 fois moins bien représentés au sein du gouvernement, mais 3,5 fois moins bien représentés que dans les grandes sociétés françaises. Ce n’est dès lors pas étonnant que 84 % des ingénieurs en France ne croient pas en la reconquête industrielle du pays (IFOP-Arts et Métiers, septembre 2025). Depuis l’année dernière, les fermetures d’usines en France l’emportent en effet sur les ouvertures. Le choix du sommet Choose France 2025, cette fois-ci exclusivement réservé aux annonces d’investissements réalisés par des entreprises françaises, probablement parce que les bonnes volontés étrangères pour s’implanter en France actuellement ne sont pas légion, ne manque pas de nous interpeller. 

Le chaos institutionnel auquel les Français assistent, sidérés, à l’Assemblée nationale ces temps-ci, s’explique aussi par la faible proportion de députés imprégnés de scientificité. Les incohérences intrapartisanes et transpartisanes, qui sont le lot quotidien de la vie parlementaire d’aujourd’hui, seraient infiniment moins nombreuses sur les sujets quantitatifs que sont les lois de finances et de Sécurité sociale avec une représentation parlementaire équilibrée en termes d’ingénieurs par rapport à la population. On peut donc dire que ce problème de faible représentation des ingénieurs est donc désormais celui de tous les Français, malheureusement.

La désindustrialisation française trouve principalement son origine dans la faible représentation des ingénieurs dans la classe dirigeante politique française

La France a vu, en quatre décennies, la part de son industrie dans l’économie passer de plus de 20% à moins de 10%. Il n’y a pas de consensus sur les données statistiques mais les grandes masses sont exactes.

Les raisons de ce déclin sont multiples mais, au premier chef, il y a l’absence de vision stratégique de long terme et stable de l’État concernant l’industrie et l’énergie, à la différence des grands programmes américains et chinois. Évidemment, le poids des charges sociales et des impôts de production plombant la compétitivité nationale, la complexité croissante des procédures et normes administratives ou la désaffection pour les métiers industriels au profit des services, largement issue des biais de notre système éducatif, n’ont pas aidé.

Il convient aussi d’égrener quelques mesures anti-industrie emblématiques de la période : la retraite à 60 ans en 1981, la C3S (la bien mal nommée Contribution sociale de solidarité) en 1992, le déplafonnement de l’ISF en 1995, les 35 heures en 2000, l’absence de soutien gouvernemental à des fleurons industriels français (Péchiney, Alcatel, Alstom, Lafarge,…) ou le gel du programme nucléaire français, avec l’acmé de la fermeture de Fessenheim. Il est vrai qu’Emmanuel Macron, pourtant inspecteur général des finances, a été recalé deux fois à Normale Sup Lettres, pour insuffisance flagrante à son option « Mathématiques ». Pas étonnant que l’on se retrouve avec plus de 1000 milliards d’euros de dette supplémentaire en sept ans, pour rien… 

La classe dirigeante politique française n’a pas su et, en fait, n’a jamais vraiment voulu contribuer à la mise en place de grands programmes stratégiques industriels et énergétiques efficients, à la différence des États-Unis (DARPA, IRA) et de la Chine (plans quinquennaux). Il ne s’agissait pas de reproduire le programme nucléaire gaulliste et pompidolien ou le TGV giscardien des années 60/70 mais de s’adapter à la nouvelle donne géostratégique mondiale, multipolaire et hautement technologique de cette première moitié du XXIème siècle, avec l’émergence du Sud global et du mouvement localiste. Le programme Airbus fait exception. Pragmatisme d’ingénieur. 

La succession de programmes du type Plan Machines-outils, Plan Textile, Pôles de compétitivité, PIA (Programme d’investissements d’avenir) 1, 2, 3 et 4 ou France 2030, tous plus ambitieux les uns que les autres, n’arrive pas à cacher la modestie des moyens financiers réellement mobilisés par la sphère publique française. Une dizaine de milliards d’euros pour les meilleures années alors que les besoins sont dix fois plus importants, que les besoins de couverture de la dette publique (plus de 300 milliards d’euros par an) phagocytent l’épargne des Français et que nous subissons les retards coupables de l’Union européenne dans la mise en place d’un véritable marché de capitaux unifié, comme aux États-Unis.

Une bonne synthèse de ces évolutions se trouve dans l’ouvrage La désindustrialisation de la France 1995-2015 de Nicolas Dufourcq, directeur général de la BPI (Banque Publique d‘Investissement), publié en 2024.

Tout le monde se souvient de l’orientation « Fabless » énoncée en 2001 par le président d’Alcatel de l’époque, Serge Tchuruk : l’industrie, c’est dépassé, il ne faut conserver en Occident que les fonctions de recherche, de conception et de commercialisation. Une décennie plus tard, le fleuron des infrastructures télécom français avait disparu façon puzzle, comme diraient les Tontons flingueurs. Même les ingénieurs peuvent donc se tromper, surtout s’ils sont autocratiques et « mainstream » pour leur époque ! Mais aujourd’hui, 17 dirigeants des sociétés du CAC 40 sont ingénieurs, soit plus de 40 % de cette élite économique. Leurs sociétés sont florissantes. Elles bénéficient d’une exposition internationale remarquable et d’une gestion managériale d’ingénieurs hors pair. Quel contraste avec la sphère publique française.

Pour remettre la sphère publique française d’aplomb, il faut donc une démarche d’ingénieur

La reconfiguration de la sphère publique française relève d’une démarche d’ingénieur : « les faits, rien que les faits », diagnostic lucide de la situation, identification des leviers de changement avec une vision de long terme, organisation méthodique des modifications de structure, mise en œuvre déterminée des économies, réallocations des moyens et des investissements d’avenir, capacité à quantifier les situations, pragmatisme en toutes circonstances. 

L’exemple de Vallourec est éloquent. Fondé en 1899, ancienne star du CAC 40 en quasi-faillite en 2022, ce spécialiste mondial des tubes filetés en aciers spéciaux pour forages profonds a été magistralement repositionné en quatre ans par un ingénieur français (Mines de Nancy), riche d’une expérience diversifiée, tant sur le plan sectoriel qu’international. 

Choix de la haute valeur ajoutée, abandon des productions bas et moyen de gamme, poursuite d’une innovation de pointe avec consolidation de sa RD en France (l’excellent crédit d’impôt recherche joue sa partition en France, malgré diverses critiques), localisation de ses usines à proximité de ses clients (États-Unis, Amérique latine, Asie, Moyen-Orient), chiffre d’affaires recentré (baisse d’un tiers), ajustement de ses effectifs (diminués de moitié). La société est ainsi passée d’une dangereuse position de surendettement à une rentabilité canon de +23 % aujourd’hui. Les salariés et les actionnaires se portent bien !

Sans qu’il puisse y avoir bien sûr de transposition des solutions adoptées par Vallourec à la sphère publique française, l’esprit et les méthodes propres aux ingénieurs s’y appliqueraient au plus grand bénéfice des Français.

La France est surendettée, tout le monde le sait. Le déficit budgétaire s’élève à -156 milliards d’euros en 2024, soit près de la moitié des 326 milliards d’euros de recettes fiscales de l’État, cela ne s’invente pas (les recettes fiscales d’un État sont à peu près l’équivalent du chiffre d’affaires pour une entreprise). Le déficit budgétaire global de la sphère publique s’élève quant à lui à -169 milliards d’euros et représente ainsi -10,3 % des 1 502 milliards d’euros de recettes des administrations publiques. Le calcul du déficit budgétaire en pourcentage de PIB (-5,8 % en 2024 au sens de Maastricht) n’est pas, à cet égard, pertinent car il masque l’ampleur du déséquilibre français.

Ainsi, la sphère publique française « perd » chaque année autour de -10 % de ses revenus. François Fillon parlait déjà en 2007 d’un État en faillite, c’était il y a deux décennies. Il avait bien raison et cela a depuis empiré. Aucune entreprise ne peut survivre en perdant chaque année 10% de son chiffre d’affaires. Un État non plus, sauf à perdre sa souveraineté. Attention à la Troïka (BCE, FMI et Commission européenne) ! 

Que donnerait l’application de la méthode Vallourec à la sphère publique française ?

Passons d’abord à l’équilibre des comptes des administrations publiques : ce sont ainsi -170 milliards d’euros de dépenses publiques en moins. Si l’on souhaite aussi réduire les prélèvements obligatoires de deux raisonnables petits points de PIB, soit de 60 milliards d’euros, ce qui devrait être acceptable pour un pays champion du monde de l’impôt, l’effort sur les dépenses publiques, donc y compris les dépenses sociales, doit ainsi porter sur -230 milliards d’euros. Ceci correspond à un effort global de 15,3 % sur les dépenses publiques. Beaucoup moins important que l’ajustement opéré en quatre ans par Vallourec.

En termes d’effectifs, la sphère publique française emploie actuellement 5,8 millions d’agents, titulaires et non titulaires. Si l’on applique une réduction de 15% de ses effectifs, raisonnable dans un univers où l’intelligence artificielle se développe, ce sont 870 000 postes publics qui sont concernés à terme. En prenant un coût moyen complet de 60 000 € par agent, ceci représente une économie de 52 milliards d’euros par an en régime de croisière. Insuffisant donc pour retrouver une position saine pour la sphère publique. La réduction des effectifs publics, que l’on peut considérer comme acceptable socialement et politiquement sur une décennie compte tenu des départs en retraite, ne permet donc pas de régler le « problème structurel d’exploitation » français.

Il reste donc à trouver 180 milliards d’euros complémentaires d’économies sur les dépenses publiques. Ce qui signifie qu’il faudra, soit tailler à la hache dans les services publics et dans les dépenses sociales, soit procéder à des désindexations ciblées sur les dépenses progressivement dans le temps. La croissance nominale, c’est-à-dire incluant la croissance en volume et l’inflation, arme subtile à deux tranchants de la direction du Budget, que les parlementaires commencent juste à comprendre, y contribuera puissamment. Le pragmatisme de l’ingénieur privilégiera les désindexations ciblées, les simplifications procédurales, la suppression d’échelons administratifs et institutionnels ainsi que la priorité à la proximité, avec un vaste mouvement de déconcentration/décentralisation.

Une telle reconfiguration de la sphère publique – pour ne pas parler de restructuration industrielle mais cela en est bien une – ne pourra pas se faire en quatre ans comme pour Vallourec. Une décennie devrait être en l’occurrence l’horizon de temps acceptable, pour tenir compte des équilibres propres à la sphère publique.

Une légitimité démocratique incontestable est enfin appelée à permettre une telle reconfiguration structurelle, forme de pendant de la gouvernance actionnariale pour une entreprise. Seule l’élection présidentielle est à même de porter une telle dynamique gagnante, surmontant les oppositions de tous bords qui ne manqueront pas de se manifester, y compris dans la rue.

Le ou la future président/présidente aura ainsi tout à gagner à intégrer une démarche d’ingénieur dans son pilotage de la France à partir de 2027, avec une détermination sans faille et dans la durée. À défaut de disposer d’un Parlement irrigué par plus de compétences scientifiques et techniques…

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Physicien de formation, patron d’un fonds d’investissement dans les industries décarbonnées. Grand Prix de l’Investissement du Private Equity en 2010, pour une opération de consolidation mondiale dans le domaine de la logistique (1 050 M€). Ancien maître de conférences en économie, en préparation ENA à Sciences Po, assistant en économie quantitative à Centrale en son temps (la modélisation macro-économique…), Trésorien actif ayant fait partie des équipes maastrichiennes de Jean-Claude Trichet.

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