Les prédicateurs 2.0 qui radicalisent leurs milliers d’abonnés sur le web ont de nouveaux adversaires: des apostats youtubeurs. Ces libres-penseurs s’appuient sur leur connaissance des textes en V.O., un sérieux bagout et autant d’humour pour éveiller le sens critique des croyants.
Rendu public le 21 mai, le rapport gouvernemental sur les Frères musulmans a souligné la montée en puissance des « prédicateurs 2.0 », ces islamistes qui utilisent les réseaux sociaux pour répandre leur doctrine. Dans la foulée, Le Figaro a révélé la teneur d’un document confidentiel complémentaire, dans lequel TikTok est identifié comme « l’un des viviers d’audiences les plus conséquents » pour ces influenceurs, qui cumulent parfois des centaines de milliers d’abonnés. Selon la note, les « prédicateurs 2.0 », qui sont parvenus à construire sur la plateforme des « communautés significatives », suscitent de la part de celles-ci « des commentaires appelant explicitement à la haine ou la violence ».
Le boulevard numérique dont profitent les islamo-influenceurs pour déverser le poison de l’obscurantisme commence néanmoins à se rétrécir. Des ex-croyants et des athées ont décidé de mener sur Youtube et TikTok une contre-offensive fondée sur la connaissance et la raison. Leur arme favorite : des lives durant lesquels ils dialoguent avec des internautes musulmans convaincus de leur foi, font témoigner des apostats et réfutent les dogmes les plus rétrogrades ou absurdes. S’ils ont pour objectif revendiqué de décrédibiliser l’islam, le but est aussi, a minima, d’inciter le public religieux à se poser des questions.
Éveiller l’esprit critique
Plusieurs fois par semaine, Amir, Alicia* et Bilal diffusent en direct et à visage découvert leur critique de l’islam. Et régulièrement, ils joignent leurs forces en se rendant sur les directs des uns et des autres ; des extraits sont ensuite découpés en vidéos qu’ils mettent en ligne, chacun sur leur chaîne YouTube, pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne font pas dans la dentelle. « Vous dites tous que Mohammed est un homme parfait. Mais comment ça se fait qu’un homme parfait se tape une gamine ? » La question posée par Bilal, un soir de débat sur son compte TikTok « Alibabal – Sagesse d’islam » avec un internaute qui se définit comme musulman, revient régulièrement dans les conversations.
Selon l’islam sunnite et chiite, le prophète Mohammed, âgé de 53 ans, a épousé l’une de ses femmes, Aïcha alors qu’elle avait 6 ans, et a consommé le mariage quand elle a atteint l’âge de 9 ans. Les textes rapportant cette histoire sont encore souvent utilisés pour justifier le mariage religieux des fillettes dans le monde musulman. En août 2024, les conservateurs chiites du parlement irakien ont tenté d’introduire un amendement accordant aux autorités religieuses la liberté de régir les mariages selon l’interprétation de leur école de jurisprudence. Ce projet de loi, qui ne comportait pas de limite d’âge, aurait ainsi de facto légalisé le mariage des enfants.
« Moi j’ai eu des échos comme quoi il a patienté », répond l’interlocuteur de Bilal. Cocasse. Mais là n’est pas la question. Le problème, lui fait remarquer l’apostat, est que des musulmans, parce qu’ils acceptent sans réserve l’histoire d’Aïcha, acceptent les pratiques qui la prennent pour modèle : « C’est-à-dire des vieux croûtons qui se marient à des gamines aujourd’hui. Parce que dire à ces vieux croûtons “Qu’est-ce que tu fais !” ça reviendrait à dire, dans une société islamique, que Mohammed avait tort et ça, c’est pas possible. » Tout au long de la discussion, la gêne du jeune croyant est palpable. « Mais moi, je suis contre le mariage des petites filles », se défend-il. « Toi, t’es contre, Allah est pour, qui a raison ? » rebondit Ali, citant le Coran, sourate 65, verset 4, qui porte sur la répudiation des femmes mariées, dont « celles qui n’ont pas encore de règles ». Son interlocuteur s’emmure dans le silence.
« Je ne vois pas l’utilité de ce type de live à part pour provoquer, choquer, énerver des gens qui sont dans une croyance », s’agace un jour un autre internaute. « L’objectif, c’est de vous choquer et de vous provoquer », rétorque Bilal. Pour éveiller l’esprit critique au sein de leur public, les débatteurs ne s’imposent en effet aucun tabou : du mariage d’Aïcha à la flagellation des « fornicateurs » prescrite par le Coran, ils décortiquent les textes les plus violents et demandent aux fidèles de se positionner sur ces préceptes qui contredisent l’image vertueuse de l’islam qu’ils défendent. « L’islam, en tant que religion prétendument parfaite, sacralise l’ignorance et n’incite pas à la remise en cause », estime Bilal.
Cet ingénieur médical de 33 ans, originaire de Syrie, est arrivé en France vers l’âge de 8 ans. Apostat depuis une dizaine d’années, c’est en mai 2023 qu’il lance ses débats, après avoir vu sa sœur se mettre à porter le voile : « Sur internet, il n’y avait que des vidéos qui expliquent aux femmes qu’elles doivent se voiler. » Il décide alors d’imposer un contre-discours. Corrosif et pince-sans-rire, il déstabilise ses contradicteurs en pointant du doigt leurs raisonnements circulaires et les tentatives de diversion pour ne pas répondre aux questions gênantes, surtout lorsqu’il sent que ses arguments font mouche. Émerge alors le doute.
« Il y a des musulmans qui me disent être allés vérifier les textes et qui se sont trouvés en désaccord avec ce qu’ils rapportaient », témoigne Alicia. Cette jeune femme de 34 ans, musicienne et originaire de Haute-Savoie, qui n’est pas une apostate et n’a aucune ascendance arabo-musulmane, a lancé ses débats en ligne il y a un an sous le pseudonyme de CasusLady. Elle souligne l’importance du travail de critique qu’apportent les musulmans sceptiques avec lesquels elle débat : « Si on veut que cesse la stigmatisation des musulmans, il faut que ceux qui s’opposent à certains textes n’aient pas peur de le dire, parce que c’est leur droit ! »
En témoigne ce direct lors duquel un musulman en plein questionnement lui fait ces confessions : « Je me pose encore plus de questions en lisant les textes, je ne m’attendais pas à ça, je suis choqué […] par rapport au mariage des petites filles, [le fait de] frapper les femmes, l’esclavage. […] Je dors mal parce que tout ce que j’ai cru jusqu’à présent, c’était des foutaises ! » Ainsi, des croyants qui leur étaient parfois hostiles en les écoutant la première fois reviennent leur dire qu’ils ont fini par apostasier et les remercient du rôle qu’ils ont joué dans ce cheminement.
Normaliser la critique de l’islam
« La majorité des musulmans ne connaissent pas leur religion », affirme Amir, apostat de 43 ans qui débat sur ses chaînes YouTube et Tiktok AmirApostat. On s’en aperçoit en écoutant les conversations, qui cumulent à des centaines d’heures : de nombreux musulmans n’ont jamais vraiment lu ni le Coran, ni les hadiths, ces recueils qui racontent la vie du prophète par la voix de ses compagnons. Ils admettent que leur connaissance dérive le plus souvent d’une autorité quelconque ; en premier lieu, le cercle familial. « Ils n’ont jamais entendu de vraie critique de leur dogme, encore moins de la façon dont on le fait nous, en utilisant la raison et la méthode scientifique », explique Amir.
Né au Maroc et venu en France à l’âge de 21 ans, l’apostat a été pieux musulman jusqu’à sa trentaine. Ce passionné de musique joue de plusieurs instruments, et avec d’autant plus d’enthousiasme que la musique est interdite ou restreinte par plusieurs écoles de pensée. Normaliser la critique de l’islam en France comme l’est celle des autres religions est un de ses objectifs : « Contrairement à la critique de l’islam, celle du catholicisme par exemple est si répandue que les catholiques y sont habitués. »
Pour preuve, en janvier 2020, sur France inter, est diffusée une chanson humoristique intitulée « Jésus est pédé » aux termes très crus. Si elle suscite évidemment l’indignation parmi les chrétiens, elle ne génère pas les graves menaces auxquelles doit faire face Mila Orriols le même mois pour ses propos sur l’islam dans une vidéo Instagram. Amir reconnaît dans cette intolérance une atmosphère sociétale autour de l’islam similaire à celle du Maroc, où le délit de blasphème perdure : « Il est inacceptable que dans le pays du blasphème et de la laïcité, on n’ose pas critiquer ou ridiculiser une religion. »
Dans cet exercice, l’outrance est un outil, et Alicia la manie particulièrement bien. Lors de ses directs, la jeune femme revêt parfois un hijab au-dessus d’un décolleté. Un jour, un internaute musulman lui demande pour quelle raison. « Parce que j’ai le droit », répond-elle. Bien sûr, le contraste a pour ambition de dénoncer le voile islamique, comme elle l’explique à son interlocuteur : « Il représente la ségrégation entre les femmes musulmanes libres, les femmes musulmanes esclaves et les mécréantes. » L’internaute est un peu piqué. « D’accord, c’est ce que t’as compris de l’histoire », commente-t-il sur un ton dubitatif. « C’est ce que j’ai lu chez Ibn Kathîr et Tabarî », répond Alicia, citant deux exégètes reconnus dans l’islam sunnite.
La discussion se poursuit sur le mariage des petites filles mais l’interlocuteur persiste à répondre à côté pour ne pas désavouer la parole d’Allah. Alicia n’hésite alors pas à le congédier sans ménagement : « Dégage, t’es incapable de répondre. Ton Dieu, c’est un dieu de merde, il existe pas ! » Des termes quasi-identiques à ceux tenus par Mila en 2020. Mais aujourd’hui, les militants étant de plus en plus nombreux à s’autoriser ces humeurs, ils permettent, tel que le décrit Amir, de « rendre la cible plus floue ».
Car dans toute cause, l’union fait la force et la normalisation de la critique de l’islam passe par sa démocratisation. S’il y a des internautes frustrés qui leur souhaitent d’aller « cramer en enfer », beaucoup sont disposés à débattre, même si les conversations peuvent être vives. L’objectif n’est pas de faire des vues sur des disputes stériles, mais de dialoguer avec ces musulmans qui apportent leurs sources et qui sont prêts à se voir contredits. Ceux qui violent la règle en utilisant cet espace de discussion pour proférer des insultes ne sont pas autorisés à faire long feu sur le direct et servent d’exemple : « J’en fais des pièces à conviction », s’amuse Alicia.
Issue de la communauté des joueurs de jeux vidéo en ligne, la jeune femme ne s’était jamais vraiment intéressée à l’islam avant de visionner les débats de JackLeFou, autre débatteur athée populaire sur YouTube. En découvrant les textes et la difficulté d’en débattre, elle a pu mettre le doigt sur un malaise qu’elle ressentait dans le débat public : « Il y a une indulgence envers l’islam parce qu’on la voit comme une religion d’étrangers. Mais elle fait maintenant partie de la France et il faut la traiter comme toutes les autres religions. »
Campagne de désensibilisation
Dans la prolongation de son travail, Bilal est l’auteur d’une satire à l’ironie aussi mordante que celle dont il fait usage dans ses débats, Incroyable Islam, parue en février sous le nom de plume Cheikh Ali. « T’as pas l’impression qu’on te prend pour un con ? » demande-t-il souvent à ses interlocuteurs en riant, généralement après avoir fait le récit d’une absurdité relevée dans les textes. Ainsi, lors de ces débats dynamiques, les plaisanteries fusent et le rire s’invite. « Parfois, quand les musulmans avec lesquels on débat se rendent compte qu’il y a des choses absurdes, ils en rigolent avec nous », note Alicia. « C’est aussi une campagne de désensibilisation qu’on fait. »
Et Dieu sait, pourrait-on dire, le rôle important que jouent l’humour et la caricature face à l’obscurantisme religieux. Dix ans après le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, qui avait osé caricaturer le prophète, ces débatteurs s’autorisent aujourd’hui à se moquer de lui à visage découvert, malgré le danger que pose encore cette liberté fondamentale. « Les musulmans qui me liront ne vont sans doute pas me croire mais si je fais ce travail, c’est parce que je les aime et je les respecte », conclut Amir. Car pousser le croyant à penser par lui-même témoigne d’une considération à son égard dont les prédicateurs 2.0, eux, sont entièrement dépourvus.
* Les deux prénoms ont été modifiés.





