Accueil Société Entre deux fidélités: l’écartèlement des Juifs de diaspora

Entre deux fidélités: l’écartèlement des Juifs de diaspora

L’accusation la plus recyclable de l’histoire : la double allégeance


Entre deux fidélités: l’écartèlement des Juifs de diaspora
Manifestation de soutien pour Israël devant la grande synagogue de Bordeaux, le 9 octobre 2023 © UGO AMEZ/SIPA

Un siècle après l’affaire Dreyfus qui déchira la France et marqua son histoire politique d’une grosse cicatrice, l’antisémitisme souffle encore, sous des nouvelles formes, mais avec une constante: l’accusation de double allégeance. Analyse.


En décembre 2024, France Inter a diffusé une série d’épisodes retraçant l’Affaire Dreyfus, que je viens de découvrir. Une rétrospective historique et précise, sur dix épisodes1 où le climat de la France des années 1890 est retranscrit avec une grande précision. On croit connaître cette affaire. On la cite parfois comme illustrant l’esprit d’une époque. Et pourtant, l’entrelacs de ses protagonistes, de leurs jeux de pouvoirs et de ses conséquences jusqu’à aujourd’hui continuent de surprendre.

Coupable idéal

Le fil rouge de la série insiste sur un point essentiel : l’Affaire Dreyfus ne fut pas une simple « erreur judiciaire ». Elle se situe au-delà. Elle fut une machination politique, organisée et montée de toutes pièces par l’état-major de l’armée, et donc par l’État français.

À l’automne 1894, lorsqu’un bordereau intercepté révèle qu’un traître renseigne l’ennemi, — en l’occurrence l’Allemagne – le ministre de la Guerre, le général Auguste Mercier cherche un coupable avec une hâte dictée par ses ambitions politiques. Dreyfus, officier alsacien, est désigné. L’armée veut un coupable ; le procès n’aura pas de suspense, d’ailleurs il sera à charge, se jouera à huis-clos et ne respectera jamais la présomption d’innocence, bien connue dans le droit français.

A lire aussi: Fleury-les-Aubrais: laisse pas traîner ton fils

On l’aura compris, la pire accusation qu’on puisse formuler contre un officier, c’est bien celle dont Dreyfus est accusée, celle de la haute trahison. Juif, Alsacien, officier d’artillerie sorti du rang prestigieux de Polytechnique, Alfred Dreyfus apparaît comme le coupable idéal.

L’affaire Dreyfus cristallise un climat antisémite déjà virulent — alimenté par des journaux comme La Libre Parole d’Édouard Drumont et par la crispation nationaliste — qui rend la culpabilité de l’officier juif plausible aux yeux de tant de Français. François Mauriac rappellera, dans ses souvenirs, combien ces préjugés antisémites s’infiltraient jusque dans les cours d’école.

Et pourtant, le signe avant-coureur avait déjà existé. En 1878, lors de son admission à l’École polytechnique, Alfred Dreyfus avait obtenu la note de zéro à la rubrique dite note de cœur, une évaluation du « caractère » et non des compétences. Ce jugement moral, énigmatique et injuste, l’empêcha d’accéder au stage à l’état-major. L’antisémitisme, poison lent, s’était déjà insinué dans son parcours.

Au fond, ce dont on suspecte le général juif, lui l’enfant d’une Alsace marquée par la victoire de la Prusse sur la France et dont les parents ont choisi en connaissance de cause leur nationalité française, c’est de double allégeance.

Cette affaire, c’est le premier divorce entre la France et ses juifs. Theodor Herzl, correspondant de presse viennois, assista aux procès et surtout aux foules parisiennes hurlant « Mort aux Juifs ! ». Pour lui, ce fut une révélation : si un officier parfaitement assimilé, patriote, pouvait être traîné dans la boue pour le seul fait d’être juif, alors aucun Juif en Europe n’était à l’abri. En 1896, il publia Der Judenstaat (L’État des Juifs), ouvrant la voie au sionisme politique moderne.

Plus d’un siècle après une affaire qui déchira la France et marqua son histoire d’une cicatrice indélébile, l’antisémitisme souffle encore, sous des formes nouvelles, mais avec une constante : l’accusation de double allégeance.

A lire aussi, Julien San Frax: Pourquoi tant de haine?

Aujourd’hui, les juifs de diaspora qu’ils soient Américains, Français, Anglais ou autres, sont souvent accusés de « double loyauté ». On leur reproche d’entretenir une fidélité parallèle ou suspecte à Israël, qui viendrait entamer leur loyauté pleine et entière à leur pays de naissance ou de résidence.

Vertige

L’histoire bégaye dans une sorte de triste paradoxe. Avant la naissance de l’État d’Israël, on reprochait déjà aux Juifs une loyauté divisée, au nom d’un fantasme antisémite. Depuis qu’Israël existe, on leur reproche toujours une double loyauté, mais cette fois au nom de leur lien supposé avec l’État juif. Dans les deux cas, l’accusation est la même, bien qu’elle change de visage : les Juifs sont accusés de ne jamais pouvoir appartenir pleinement à leur pays, quel qu’il soit, et quelle que soit la preuve de leur fidélité.

Écouter aujourd’hui, depuis Israël, l’histoire d’un officier français juif jeté en pâture à la vindicte publique me renvoie à ce vertige d’appartenances multiples. Les Juifs de diaspora se trouvent encore écartelés entre deux fidélités : celle à la vie qu’ils ont patiemment construite en Europe — leurs maisons, leurs langues, leurs souvenirs, leurs engagements civiques — et celle qu’on leur reproche toujours, réelle ou supposée, à Israël. Comme si leur existence devait se justifier sans cesse sur l’autel d’une loyauté unique. Cet écartèlement n’est pas seulement géographique, il est intime, il cisaille le cœur : rester et continuer d’espérer, ou partir et s’arracher à ce qui fut chez soi.

  1. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/serie-alfred-dreyfus-le-combat-de-la-republique ↩︎


Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Arthur Koestler, ou avoir raison contre Sartre
Article suivant À l’école, la France en procès permanent
Nathalie Ohana est coach, conférencière et auteure

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération