La France a connu cet été une série de violences gratuites provoquées par des bandes de jeunes souvent mineurs. Petites villes et zones rurales ont été le théâtre de débordements dignes du 9-3, comme si les codes de la banlieue étaient un moyen pour la jeunesse de s’affirmer. Un phénomène inquiétant qui prospère sur fond de trafic de drogue.
Difficile de ne pas penser à La France Orange mécanique de Laurent Obertone – et aux cris d’orfraie que l’ouvrage avait suscités. Cet été, la France a été le théâtre d’une série inédite et inquiétante de violences collectives impliquant des bandes d’adolescents souvent mineurs. Des scènes de chaos ont été rapportées aux quatre coins du pays, dans des localités d’habitude plutôt calmes comme Limoges, Béziers, Charleville-Mézières, Arnage (Sarthe), Dausse (Lot-et-Garonne), Arsac (Gironde), Mornant (Rhône), Jullouville (Manche), etc. D’une nature généralement éruptive et gratuite, ces multiples faits divers – si nombreux qu’ils constituent ensemble un fait de société – dessinent le portrait d’une jeunesse désorientée, déculturée et peu apte à se contrôler.
Souviens-toi l’été dernier…
Le 8 juillet, à Dausse, petite commune située non loin de Villeneuve-sur-Lot et réputée pour sa tranquillité, un marché nocturne a été pris d’assaut par environ 200 jeunes venus des environs. La horde a déboulé en voiture ou deux-roues, proféré des insultes, bousculé les visiteurs, renversé des étals, lancé des projectiles sur des commerçants, multiplié les échauffourées et effrayé les familles présentes. Une femme enceinte a même dû être évacuée d’urgence par les secours. Sous le choc, la municipalité a annulé le marché suivant. Interrogé dans la presse peu de temps après, le maire a invoqué un problème de manque d’équipement pour les jeunes du cru, tandis que sur les réseaux sociaux, bon nombre d’internautes ont été prompts à établir un lien avec l’immigration, sans preuve ni confirmation. Qu’ils soient de droite ou de gauche, ces réflexes interprétatifs peinent à cerner le problème dans toutes ses dimensions.

Capture d’une vidéo amateur relayée sur Snapchat : deuxième nuit de violences après la mort d’un adolescent en scooter.

Les jours suivants, entre le 14 et le 21 juillet, Limoges a connu plusieurs nuits d’affrontements dans deux de ses faubourgs. À Beaubreuil, une patrouille de police a été encerclée et visée par des mortiers d’artifice. Au Val de l’Aurence, des groupes de jeunes, parfois masqués, ont incendié des poubelles, lancé des projectiles contre des abribus et attaqué des agents municipaux. Une vidéo montre un homme isolé poursuivi par une dizaine d’agresseurs qui le frappent à terre, dans la jubilation du groupe. Submergées par le nombre et la mobilité des assaillants, les forces de l’ordre, bien qu’intervenues rapidement, ont parfois dû battre en retraite.
Les nageurs français pas bienvenus en Suisse
D’autres manifestations de saccages en meute ont eu pour cadre diverses bases de loisirs estivales du pays, où de multiples bagarres, harcèlements, jets d’objets dans les bassins et refus d’obtempérer ont été signalés. Le fléau a même traversé les frontières puisque certaines municipalités de Suisse romande, comme Porrentruy, non loin de Montbéliard, mais aussi Lausanne, ont été carrément obligées de restreindre l’accès des piscines publiques à leurs seuls administrés suite à des incidents répétés de la part de groupes d’adolescents qui se sont révélés être pour la plupart des résidents de communes limitrophes françaises.
Scénario identique à Arnage, une agréable bourgade jouxtant le circuit automobile du Mans, le 16 juillet, jour d’inauguration d’un parc aquatique. Dès l’ouverture, des dizaines de jeunes forcent les tourniquets, refusent de faire la queue pour les attractions, déclenchent des altercations dans les vestiaires, agressent verbalement le personnel et initient des rixes sur le plan d’eau. Des images montrent des bousculades sciemment provoquées, des enfants recevant des coups et des vacanciers paniqués tentant de quitter les lieux. L’établissement, qui a dû fermer ses portes au bout de quelques heures seulement, a repris une activité normale deux jours plus tard grâce à un dispositif de sécurité redoublé et un filtrage drastique des entrées.
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Ce qui frappe dans chacune de ces affaires, c’est le très jeune âge des protagonistes. Beaucoup n’ont que 13 ou 14 ans. En 2023, lors des émeutes de banlieue faisant suite à la mort de Nahel Merzouk, les observateurs avaient aussi été surpris par le profil de certains casseurs arrêtés. À côté du type classique de fauteur de trouble « professionnel », la police avait recensé quantité d’émeutiers à peine sortis de l’enfance et généralement sans antécédents judiciaires. Dans les procès-verbaux de leurs auditions transparaît une forme de colère sourde, indistincte, mêlée d’ennui et de ressentiment diffus. Certains de ces délinquants en herbe disent ainsi avoir voulu « se venger », sans pourtant savoir de quoi ni de qui. D’autres affirment leur désir de « se faire entendre » à travers la violence, tout en se montrant incapables de verbaliser une quelconque revendication. L’hostilité envers la police, vue comme un corps étranger, injuste et humiliant, est constante quoique fréquemment inspirée par une simple expérience indirecte, nourrie des rumeurs du quartier.
Quant aux origines sociales, elles confirment un ancrage dans les classes populaires périurbaines. Nahel Merzouk lui-même représente un portrait-robot de cette jeunesse peu encline au civisme. Citoyen franco-algérien né d’une mère algérienne et d’un père d’origine marocaine avec lequel il n’entretenait quasiment aucun lien, le jeune homme a grandi en région parisienne, habitant Nanterre et fréquentant un collège puis un lycée à Suresnes, où il a entamé une formation en électricité en vue d’un CAP, avant de se réorienter brièvement vers la mécanique et de finir par quitter le système scolaire au bout de six mois, contraint dès lors de gagner sa vie comme livreur de pizzas.
Une bonne part des auteurs de violences évoqués jusqu’ici viennent comme lui de familles monoparentales, où le plus souvent la mère, largement dépassée par la situation, a la garde de sa progéniture. Une majorité de ces jeunes sont plus ou moins déscolarisés. Mais on relève aussi des cas d’adolescents davantage insérés, avec des parcours de formation plus solides, certains s’avérant même être des lycéens sans histoire, qui ont basculé l’espace de quelques heures dans des actions de destruction ou de pillage comme si les barrières morales s’étaient dissoutes à la faveur de l’élan collectif.
Intégration à l’envers
Il faut aussi noter que cette jeunesse n’est plus seulement issue des cités sensibles de Paris ou des métropoles françaises. En 2023, des villes moyennes ou petites, comme Montargis, ont connu leur lot de débordements, digne de ce qu’on a pu voir en Seine-Saint-Denis. Imiter les codes de la banlieue est-il devenu de nos jours un moyen pour la jeunesse française de s’affirmer ? Assiste-t-on à ce que l’on pourrait qualifier d’intégration « à rebours », comme l’affirme le responsable de la sécurité d’une ville moyenne que nous avons interrogé ? De nombreux indices rendent cette lecture des faits très convaincante.
Enfin, les témoignages des éducateurs, avocats ou magistrats en charge de dossiers mettant en cause des jeunes délinquants ayant agi en bande plus ou moins organisée convergent sur un point : une grande partie des accusés ont exprimé, une fois calmés, du regret. Cette disproportion entre leurs actes violents et leur attitude quand ils sont isolés et confrontés à l’autorité judiciaire révèle le décalage entre la puissance du groupe et la fragilité de l’individu revenu à lui-même. Bref, ce ne sont ni des caïds ni des membres de gang endurcis. Cependant un certain contexte pourrait jouer un rôle déterminant dans leur comportement : le bouleversement en cours du marché français de la drogue.
Depuis une dizaine d’années, sous l’effet de la saturation de l’offre et de la recherche de nouvelles clientèles, le trafic de stupéfiants, autrefois concentré dans les grandes agglomérations, s’est progressivement étendu aux petites villes et aux campagnes. Ce phénomène de « ruralisation de la drogue » s’étend jusqu’à des départements comme la Creuse, l’Indre ou la Haute-Loire, où les élus et les forces de l’ordre constatent l’émergence de réseaux structurés. L’expansion est particulièrement visible depuis le milieu des années 2010, avec des exemples emblématiques à Alençon, Châteauroux ou dans certains cantons d’Ardèche.
Cette mutation du trafic de drogue s’est nettement intensifiée pendant, et surtout après, la pandémie de coronavirus. Le confinement a d’abord perturbé les circuits traditionnels, obligeant les mafias à s’adapter en développant des méthodes plus discrètes, telles que les livraisons à domicile ou les points de contact temporaires. Mais c’est surtout la période post-Covid qui a connu une accélération du développement de la distribution périphérique. Profitant de la désorganisation des forces de l’ordre, de la fragilisation sociale dans certaines zones rurales et de l’essor du télétravail ayant vidé certains centres-villes, les trafiquants ont identifié de nouveaux territoires à exploiter.
Dès 2021–2022, des cas sont documentés à Figeac, Aurillac ou encore dans les Alpes-de-Haute-Provence, où les autorités locales ont vu émerger de jeunes dealers venus d’Île-de-France, du Rhône ou des Bouches-du-Rhône. Même constat dans les grands ensembles du Val de l’Aurence et de Beaubreuil à Limoges, récemment touchés par les violences urbaines. Ce phénomène marque un tournant durable dans l’économie souterraine française. Le « nouveau péril jeune », qui se caractérise par sa violence plus diffuse, plus erratique et plus provinciale, ne survient peut-être pas par hasard au même moment.
Ces phénomènes disparates finissent par s’agréger. Ils apparaissent comme les symptômes d’une même réalité qui se développe à l’échelle au moins nationale : une jeunesse qui agit en groupe, dans une défiance ouverte envers l’autorité, et cela sans déclencheur extérieur immédiat, à la différence des émeutes urbaines de 2005 ou 2023, causées par la mort brutale de jeunes gens.
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L’introduction du trafic de drogue, avec son cortège d’accès facilité aux stupéfiants, à l’argent rapide et à une certaine forme d’agressivité banalisée, conjuguée aux liens tissés avec des réseaux plus anciens et structurés venus des grandes villes, ces « grands frères » du crime, a – telle est notre thèse – constitué le point de bascule. La dynamique de meute devient dès lors un mode de socialisation, marqué par l’effet de nombre, la recherche de la confrontation et l’effacement des limites. Ce ne sont plus des jeunes livrés à eux-mêmes, mais des groupes qui cherchent dans le chaos et dans l’irruption violente une forme de reconnaissance.
Le lien avec l’immigration, souvent convoqué dans ces analyses, reste en revanche à ce stade à la fois omniprésent et mal établi car les incidents les plus récents n’ont pas donné lieu à une identification claire. Il en va de même s’agissant du rôle joué par les téléphones mobiles : la quasi-totalité des adolescents violents en possède un, bien sûr, dont ils se servent pour se regrouper avec leur bande, puis pour filmer leurs « exploits » avant de les diffuser sur les réseaux sociaux. Une mécanique infernale, aussi efficace que grisante… Mais la démocratisation des portables est-elle la cause principale des nouvelles formes de violence juvénile ? Difficile de l’affirmer.
Que de changements depuis vingt ans ! En 2005, la mort à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur alors qu’ils fuyaient la police, a engendré une gigantesque vague de violences à travers le pays, très préoccupante, mais relativement homogène. Les affrontements se sont alors concentrés au sein d’une géographie bien identifiée, celle des quartiers à forte composante immigrée et visaient clairement l’État, les forces de l’ordre, les symboles comme les écoles et les équipements publics. Le discours des jeunes, même confus, était politique. Il s’agissait de se révolter contre les discriminations, le chômage, le mépris social et le harcèlement policier. En 2025, la violence surgit dans des contextes imprévus : un marché rural dans le midi, une piscine en Suisse, un parc aquatique dans l’Ouest. Ce qui s’est effondré entre 2005 et aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’autorité de l’État, c’est la capacité de certains jeunes à se penser et à exister autrement que par des pulsions exprimées en meutes.





