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Lunéville: l’Italie n’a jamais été aussi proche

Exposition Voyage en Italie ou le studiolo d’un abbé connaisseur au XVIIIe siècle


Lunéville: l’Italie n’a jamais été aussi proche
Hubert Robert, Lavandières (détail). Seconde moitié du XVIIIème siècle.

Le Grand Tour passe par Lunéville


L’hôtel abbatial de Lunéville (54), bien connu de nos lecteurs, nous enchante encore une fois ! Sa dernière exposition, conçue, réalisée par Jean-Louis Janin Daviet et les gens qui l’entourent, nous entraîne dans le sillage de voyageurs, qu’on peut légitimement qualifier de Grands Touristes. Lancés sur les routes du vieux continent par un mouvement « d’admiration », des pèlerins de l’art et des Antiquités grecques et latines achevaient par l’exemple leur apprentissage des humanités et, in situ, leur initiation à la Beauté : « Mon idée des Romains s’est bien accrue par la vue de leurs édifices[1]. »

Grand voyage plutôt que Grand Tour

Il n’est pas inutile de convoquer quelques-uns des plus prestigieux voyageurs qui ont brillamment incarné la curiosité occidentale pour l’horizon toujours fuyant. Certes, l’esprit de conquête et d’accaparement, l’intérêt des empires, la fièvre de l’or, le lucre tiré des épices ne sont pas étrangers aux expéditions, mais il est arrivé que le commerce des denrées favorisât celui des idées.   

Marco, grand « routard»

Dans l’ordre du voyage périlleux, avant le très subtil Jésuite Matteo Ricci (1552-1610) lui aussi passionné de la Chine, et après le franciscain Jean de Plan Carpin (1181 ?-1252) qui le précéda chez les Tartares, paraît dans la galerie des très illustres « routards » supérieurs Marco Polo (1254-1324). Un peu plus qu’explorateur, il fut Vénitien par naissance, marchand par destination, ethnologue par hasard, géographe sans y penser, journaliste sans le savoir, diplomate du Grand Khan, encyclopédiste et mémorialiste par plaisir. Cependant, si sa « tournée » l’entraîna fort loin, elle ne constitue pas exactement ce que les Anglais appelèrent, au XVIIe siècle, le Grand Tour.

Le Tintoret, Mariage de la Vierge
Hubert Robert, Lavandières (détail)

Montaigne, un grand tour… sur lui-même, avec tous

Avec Montaigne se dessine la silhouette de l’Européen moderne, analyste de ses sensations, certes attaché à ses racines, mais fort curieux de savoir jusqu’où elles s’étendent et, parfois, où elles naissent. Sa définition du voyage n’aura point navré les personnages présents dans les galeries de l’Hôtel Abbatial : «[…]le voyage me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle exercitation, à remarquer des choses inconnues et nouvelles. Et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à façonner la vie, que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies, et usances : et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. » (Montaigne, Les essais, III, 9)

Son humeur est égale, qu’il rapporte une conversation philosophique ou qu’il mesure les effets d’une eau thermale sur ses reins, sa rate, et tout l’appareil compliqué de ses entrailles : « Le Mardi 16 de Mai, […] comme je sentois toujours des vents dans le bas-ventre & dans les intestins, quoique sans douleur & sans qu’il y en eût dans mon estomach, j’appréhendai que l’eau n’en fût particulièrement la cause, & je discontinuai d’en boire[2] ».

Calculs et picotements

Il souffre de la gravelle (calculs rénaux) qui lui font pisser des cailloux bien trop gros pour la voie qu’ils empruntent, ou encore des jets de sable qui creusent mille canaux douloureux dans l’urètre : « Le sable que je rendois continuellement (par les urines) me paroissoit beaucoup plus raboteux que de coutume, & me causoit tous les jours je ne sai quels picotemens à la verge[3]. »

Tout l’intérêt de sa lecture tient à la variété des sujets qu’il traite, presque sans hiérarchie, explorateur de son être intime, des peuples et des mœurs. À qui mieux qu’à Montaigne s’applique la formule fameuse de Terence : « Homo sum, humani a me nihil alienum » (« Homme je suis, rien de ce qui est humain ne m’est étranger » ? « La chaleur alors ne paroissoit pas plus forte qu’en France. Cependant, pour l’éviter dans ces chambres d’auberge, j’étois forcé la nuit de dormir sur la table de la salle, où je faisois mettre des matelats & des draps, & cela faute de pouvoir trouver un logement commode ; car cette ville n’est pas bonne pour les étrangers. J’usois encore de cet expédient pour éviter les punaises, dont tous les lits sont fort infectés[4] ».

Il y a bien une manière de touriste chez Montaigne, et, dans sa compagnie, on s’approche du « modèle » de Lunéville (mais le sieur de Montaigne est unique et ne souffre d’aucun préjugé « de classe ») …

Le Tour italien de Mme du Boccage

C’est elle, si fine, si perspicace et si « artiste», qui nous introduit dans le Grand Tour. Saluons Anne-Marie du Boccage (1710-1802), et le récit de ses pérégrinations italiennes, parfaitement à l’aise entre l’Antiquité latine et les prodiges de la Renaissance : « Les fontaines, les places occupent aussi un grand terrain. Rome moderne a peut-être autant de beautés que l’antique (elle donne alors la traduction d’une inscription) :

Qui voit les superbes débris
De Rome antique qu’on déplore,
Peut dire : Rome fut jadis.
Qui voit les marbres, les lambris
Dont l’art aujourd’hui la décore,
Peut dire : Rome vit encore.

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Ainsi qu’on le constate également chez les pratiquants du Grand Tour, elle peut se prévaloir de recommandations, qui lui ouvrent les portes des meilleures maisons : « J’ai le bonheur d’y être recommandée à la Comtesse Simonetti, protectrice de tout ce qui vient de Paris, qui y fait faire les habits, en parle bien la langue, en a toute la politesse […]. (XVIIe lettre).  Et ce commentaire, paradoxal et pertinent si l’on pense aux fouilles menées en Italie, qui ont trouvé place chez les collectionneurs (voir Marquis de Campana, gentleman-collectionneur), dans les cabinets de curiosité, enfin dans les musées : « Que nous avons d’obligation aux destructeurs, qui mirent sous terre les chefs-d’œuvre de l’antiquité ! Souvent on les y trouve bien conservés ; l’air les aurait noircis et rongés. Rome antique eut, sans doute, autant de colonnes et de figures de marbre que d’habitants. Depuis tant de siècles qu’on en déterre, toute l’Europe en orne les cabinets, et l’on compte encore soixante mille statues ou bustes dans la ville ou les environs » (XXVIe lettre).

Et c’est tout naturellement qu’Anne-Marie du Boccage nous conduit à Lunéville, dans les salons de l’hôtel abbatial, superbement restaurés.

Lunéville dans le Grand Tour

L’exposition Voyage en Italie est comme un beau secret de voyage révélé, comme la mémoire persistante d’un enchantement, comme le souvenir ineffaçable d’un séjour dans un lieu de belle civilisation, cependant suspendue entre son apparition et son effacement. Ce « studiolo d’un abbé connaisseur », est une manière de fiction-vraie (Lunéville figure effectivement sur l’itinéraire de certains Grands Tourneurs, grâce à la réputation de ses princes et de son roi, à l’allure et à l’aménagement de son château : « On croyait à peine avoir changé de lieu quand on passait de Versailles à Lunéville. » Voltaire dixit).

Tout commence lorsque… « au soir du 13 mars 1763, une lourde voiture, précédant trois autres véhicules de service de moindre ampleur, s’arrête devant la porte de l’hostellerie du sieur Charles Gantrelle à Lunéville, logeant hommes, équipages, voitures et chevaux. En descend prestement Francis Ingram Seymour-Conway, Viscount Beauchamp, à peine âgé de vingt ans, suivi de son Tutor, le respectable sexagénaire Walter Bowman. Déjà membre de la Chambre des Communes Irlandaise, le futur Ministre et deuxième Marquis de Hertford (arrière-grand-père du célébrissime collectionneur Sir Richard Wallace) entame son Grand Tour en France et en Italie… ».

Et défile le somptueux cortège des voyageurs du Beau : le goût de l’antique latinité, la taille des habits, les tables dressées de cristal et d’argenterie, les partitions musicales, les saveurs, les parfums… On entraîne le visiteur dans la traversée immobile des mille décors d’un sortilège italien, entre la fin du XVIe siècle et le XVIIIe, qui mobilise les raffinements d’une époque.

Lunéville… l’Italie n’a jamais été aussi proche.


Exposition Voyage en Italie ou le studiolo d’un abbé connaisseur au XVIIIe siècle, avec de nombreux prêts d’œuvres des collections de François de Bernard, Marc de Ricci, Benoit d’Amat, Pierre Muller et Denis Quênot. Jusqu’au 2 novembre 2025, Hôtel Abbatial, 1 place Saint-Rémy, 54329 Lunéville. Entrée: 3€


[1] « Lettres de madame du Boccage, contenant ses voyages en France, en Angleterre, en Hollande et en Italie, faits pendant les années 1750. 1757. & 1758 »

[2] Michel de Montaigne « Journal du voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne »

[3] Michel de Montaigne « Journal du voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne »

[4] Michel de Montaigne « Journal du voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne »



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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