Loin des rivages envahis par les foules, de la bureaucratisation galopante de la nature et de l’anxiogène détresse environnementale, des artistes ont su peindre ce qu’ils avaient sous les yeux : la poésie des paysages. De Paris à Granville en passant par Vevey, quatre expositions portent notre regard vers des horizons de toute beauté.

25 », Fondation Louis
Vuitton, 8, av. du
Mahatma Gandhi,
75116 Paris, jusqu’au
31 août.

enchanteurs »,
musée Christian Dior,
1, rue d’Estouteville,
50400 Granville
(Manche), jusqu’au 2
novembre.

Luce, l’instinct du
paysage », musée
de Montmartre, 12,
rue Cortot, 7518
Paris, jusqu’au 14
septembre.

et ses peintres »,
musée Jenisch,
Vevey (Suisse),
jusqu’au 17 août.
Cette année, en France, on a tué dans les écoles, mais l’urgence a été d’aller, en juin, au chevet des océans. Les écocides ne sont pas des faits divers, eux. Il est plus facile de fourrer un peu de mauvaise conscience dans les valises des gens pour les vacances que d’extirper les armes des sacs des élèves le reste de l’année. Les moules de bouchot ravagées par les moussettes priment sur le pays gangréné par des couteaux de boucher. L’État a d’ailleurs bien d’autres priorités que les prémices d’une « guerre incivile » (terrible formule de Miguel de Unamuno) sur le territoire, et les Français sont plutôt priés d’« apprendre-à-vivre-avec-la-chaleur » (Santé publique France) en aérant leur logement aux heures les moins chaudes de la journée et en contrôlant leur taux d’hydratation par un simple passage aux toilettes. Sans présumer de leur fameuse « résilience », il est possible qu’ils y parviennent, quoique le défi semble évidemment plus grand que d’apprendre-à-vivre-avec-ceux-qui-ne-veulent-pas-vivre-avec-eux.
Consolation
Quand il n’y a plus de pays, restent les paysages. Un lever de soleil dans la chaleur précoce du petit matin, le rougeoiement de fin du jour, la campagne sculptée par le travail des hommes, l’horizon au bout d’une mer étale ou derrière un sommet grandiose auront, plus que jamais, un goût de consolation. La nature est indifférente à nos malheurs, les paysages non. On va aimer les photographier, ces paysages d’été, la conscience tranquille en plus de cela : les appareils photo n’abîment pas encore les couleurs de la nature. On va les envoyer à nos amis et à nos proches lesquels, par gentillesse, nous gratifieront d’un « Oh magnifique ! » ou d’un « Sublime, dis ! C’est où ? »à réception de cette vague d’images sur leur téléphone. Derrière l’enthousiasme numérique, une forme d’indifférence palpable cependant : cet arbre, cette dune, ces pierres, ce cours d’eau et ces « merveilleux nuages » (Françoise Sagan) ne leur parlent pas comme à nous. On s’est pourtant cru objectif et un chouïa universel : personne pour venir poser devant cette vue magnifique en souriant comme la Joconde devant un paysage lointain. Mais quoi qu’on fasse, même en pleine solitude, un paysage est un selfie, car il est plein de celui qui le contemple. Comme dit la chanson : « Parlez-moi de lui… il nous parle de toi. »

David Hockney à la Fondation Vuitton
« On voit avec la mémoire. » L’auteur de cette jolie formule est David Hockney, à l’honneur à la Fondation Vuitton jusqu’au 31 août. Né en 1937 à Bradford, au Royaume-Uni, dans un Yorkshire dont il peindra les collines et l’aubépine en fleur, le plus grand peintre contemporain de paysages est aussi le peintre des plus grands paysages de l’histoire de l’art. Son Bigger Trees Near Warter (2007) est un ensemble de cinquante toiles de 91 x 121 centimètres. Pour Hockney, la vision objective est impossible et la photographie recrée, comme la peinture, ce morceau de nature contemplée par l’homme. Son monumental Bigger Grand Canyon (1998) aurait d’ailleurs dû s’intituler, selon lui, Regarder le Grand Canyon : il y a dans cette image aux cinquante points de vue différents le récit du temps passé à contempler avec plaisir, sur une chaise pliante, la cigarette aux lèvres, la beauté du monde extérieur.
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Les paysages de notre été seront donc, avant tout, nos paysages de l’été. Philippe Jaccottet (1925-2021), poète suisse naturalisé français dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance, s’est également posé la question de ce que l’on éprouve en contemplant la nature, et de la touche d’invisible qu’on ajoute aux fragments du monde visible. Dans son œuvre, La Promenade sous les arbres, Paysages avec figures absentes ou Pensées sous les nuages, celui qui fut aussi le minutieux traducteur de L’Homme sans qualités de Robert Musil montre que le paysage est cette part de nature où le regard de l’homme laisse les traces de ce qu’il connaît, de ce qu’il a vécu, de ce qu’il attend et de ceux auxquels il pense encore. Dès qu’on ouvre les yeux, le monde n’est plus indemne ni de nos souvenirs, ni de nos désirs. Le paysage est « la poursuite des illusions merveilleuses ».
« On ne vit pas longtemps comme les oiseaux dans l’évidence du ciel », mais on aime peut-être regarder « l’herbe où se sont perdus les dieux ». Les paysages sont habités par une absence. L’iconique Bigger Splash (1967) de David Hockney ne dit pas autre chose. Quelqu’un a bien plongé dans cette piscine californienne aux lignes impeccables.


Philippe Jaccottet aimait la peinture, David Hockney aime la littérature. Jaccottet aimait Alberto Giacometti, sa façon de figurer des êtres qui semblent « n’apparaître que pour disparaître »,et son enthousiasme à peindre « les grands ciels liquides », ceux qui « descendent dans les feuilles ». Hockney aime Marcel Proust et a relu À la recherche du temps perdu lors de son installation dans le pays d’Auge, en Normandie. Lorsqu’il regardait lui-même les aubépines, Proust s’arrêtait pensivement : « Ce n’est pas ma vue seule, mais ma mémoire, toute mon attention qui sont en jeu. J’essaie de démêler quelle est cette profondeur sur laquelle me semble se détacher les pétales et qui ajoute comme un passé, comme une âme à la fleur ; je crois y reconnaître des cantiques et d’anciens clairs de lune. » Le regard de ces artistes s’est nourri d’autres regards. Comme eux, nos yeux se posent aujourd’hui sur les choses après un long voyage. Nos paysages, cet été encore, seront sculptés par les mots d’une chanson, la scène d’un film, la phrase d’un livre ou l’œuvre d’un peintre. On regardera à travers ceux qui ont regardé le monde avant nous. On ouvrira peut-être notre fenêtre comme Madame Bovary – « elle avait ouvert sa fenêtre sur le jardin, et elle regardait les nuages ». On se sentira à la montagne comme Le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich. On sera sur la côte comme David (Sami Frey) montrant d’un geste la mer depuis la maison de Rosalie (Romy Schneider) dans le cinéma de Claude Sautet. On « cueillera le ciel au creux de nos mains » (Michel Fugain), on lancera « le soleil nous inonde, regarde-moi ce bleu » (Christine Sèvres) et on pensera, en visitant de vieilles pierres aux embrasures suggestives, que « le monde est tellement plus vaste quand on le regarde à travers la découpe d’une porte » (Yves Bonnefoy). Cette transmission dont on ne parle jamais – d’un regard à l’autre – est peut-être le seul lien qui nous relie encore, sans fracas, à ceux qui nous ont précédés.
Bureaucratisation de la nature
Dans la France d’aujourd’hui, les paysages sont en voie de disparition, car il y en a trop. L’État se prend pour Louis XIV et veut des sites paysagers en aussi grand nombre que les points de deal. Beau défi. Contrairement à Louis XIV cependant, l’objectif n’est pas de domestiquer la nature, mais de la bureaucratiser. On ne protège plus les paysans, mais on protège les paysages et on en fait sortir de nulle part. Dans les ministères, l’art paysager est devenu un art martial. On parle de lutte contre l’artificialisation des sols, on « convoque » (sic) le paysage, on lance des « Opérations Grands Sites », on distribue des labels Grands Sites qui « valorisent des paysages remarquables », on se félicite d’une « démarche paysagère » et on vise « l’excellence paysagère », bref on pourrit par la pire des langues qui soit la part subjective de notre territoire. L’architecte Paul Andreu (1937- 2018) se disait moins en rage de voir un paysage massacré que de se voir « imposer un paysage détestable là où il n’y avait rien ». Il a parlé comme nul autre de ces panneaux qui attirent l’attention sur les beautés à voir et qui nuisent au vide et au silence dont nous avons besoin.

Notre rapport à la nature a changé. Après avoir été les enfants de nos parents et les copains de nos enfants, nous voilà devenus les nounous de l’environnement. Des nounous un peu névrosées sur les bords, en quête de résonance tantrique autour d’une mare aux canards, désireuses de faire du glamping (camping glamour) dans une yourte en Vendée et de nous ressourcer sur un site inspirant pour booster durablement nos défenses immunitaires. Pour ceux qui ne seraient pas encore tentés par l’animisme occidental, rien de mieux que les paysages du coin, hors label Grands Sites – la médiocrité paysagère, en somme – pour regarder avec délice le monde sous la lumière estivale. Sans oublier les belles expositions du moment : « Maximilien Luce, l’instinct du paysage » et « David Hockney 25 » à Paris, « Dior, jardins enchanteurs » à Granville, « Philippe Jaccottet et ses peintres », à Vevey, en Suisse. Nos paysages de l’été ressembleront un peu aux images que l’on aura vues. Les pommiers de Normandie auront les couleurs acidulées des arbres d’un peintre anglais, les jardins porteront les robes Vilmorin et Andrieux d’un grand couturier, les baignades auront la clarté de celles peintes à Rolleboise par un artiste néo-impressionniste.
« Avant Turner, il n’y avait pas de brouillard à Londres », écrivait Oscar Wilde.
À voir
« David Hockney 25 », Fondation Louis Vuitton, 8, av. du Mahatma Gandhi, 75116 Paris, jusqu’au 31 août.
« Dior, jardins enchanteurs », musée Christian Dior, 1, rue d’Estouteville, 50400 Granville (Manche), jusqu’au 2 novembre.
« Maximilien Luce, l’instinct du paysage », musée de Montmartre, 12, rue Cortot, 7518 Paris, jusqu’au 14 septembre.
« Philippe Jaccottet et ses peintres », musée Jenisch, Vevey (Suisse), jusqu’au 17 août.
À lire
Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1970. 181 pages





