Dans la capitale andalouse, pas à pas, et livre ou partition en main, l’occasion est trop belle de revivre la destinée de Carmen, telle qu’elle est relatée par la nouvelle de Prosper Mérimée ou telle qu’elle apparaît, acte après acte, dans le chef d’œuvre de Georges Bizet…
Premier acte. Devant la manufacture de tabac
La cloche a sonné, nous, des ouvrières,
Nous venons ici guetter le retour.
Et nous vous suivons, brunes cigarières,
En vous murmurant des propos d’amour
La cloche ne sonne plus, Calle de San Fernando, à Séville, et de la manufacture de tabac, somptueux bâtiment édifié au XVIIIe siècle sous Philippe V, le premier des Bourbons d’Espagne, les cigarières ne sortent plus pour aguicher les majos sévillans venus ici les accoster au moment de leur pause.
Aujourd’hui, l’immense édifice, réputé être le plus grand d’Espagne après le palais-monastère de l’Escurial, est devenu le siège de l’Université de Séville et les dragons du régiment d’Almanza n’y sont plus de faction.
Plus de Don José, ni de garde montante ou descendante provenant de cette caserne ocre-brun située à quelques pas de là,Avenida de Menendez Pelayo, et aujourd’hui transformée en annexe de la Junta de Andalucia, le gouvernement andalou. On la rallie en quelques minutes en traversant los Jardines de Murillo.
C’est ici, dans cette manufacture, que venait travailler Carmen la bohémienne dans les années 1830, sous le règne d’Isabel II. Dans la chaleur étouffante des immenses salles voûtées s’entassaient par centaines les ouvrières dépoitraillées, telles que les a peintes Gonzalo Bilbao dans son tableau Las Cigarreras qui est visible au Musée des Beaux-Arts de Séville. Carmen venait du quartier des gitans, du faubourg de Triana, de l’autre côté du Guadalquivir. Au 66, Calle de la Purezza (rue de la Pureté ! elle qui eut d’innombrables amants), non loin de la chapelle des mariniers, cette maisonnette blanche à un étage et aux longs stores de bois vert sapin, était peut-être la sienne jadis. A cette époque, pour gagner la manufacture, en l’absence de ponts entre Triana et Séville, à l’exception d’un pont de bateaux, on empruntait un bac qui permettait de traverser le fleuve. Aujourd’hui, c’est du pont Isabel II, orné de sa délicieuse et minuscule chapelle et de son campanile de poupée, le premier pont de pierre à avoir relié dès 1852 Triana au centre de Séville, que l’on a la plus belle vue sur la capitale andalouse. Un paysage urbain enchanteur, dominé par la Giralda, et qui, par bonheur, n’a que peu changé depuis le temps de la zingara. Mais là où des berges douteuses bordaient le Guadalquivir, des quais ont été édifiés depuis qui enserrent les eaux du Guadalquivir.
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Du côté de Séville, s’élève l’immense palais de San Telmo où tenaient leur cour la sœur d’Isabelle II, l’infante Marie Louise Ferdinande d’Espagne, et son époux, le prince Antoine d’Orléans, duc de Montpensier, le benjamin des fils de Louis-Philippe 1er, le plus intriguant, le moins sympathique de la fratrie. Ils étaient les exacts contemporains de Carmen, mais en plus convenable tout de même. Aujourd’hui, le palais est séparé de ses immenses jardins qui ont été offerts par l’infante à la ville et sont désormais aménagés sous le nom de parque de Maria Luisa.
Du côté de Triana, les masures des gitans d’autrefois ont fait place à de petites maisons bien soignées, à ces restaurants et bars à tapas grouillant sur la calle del Betis qui borde le Guadalquivir.
L’amour est enfant de bohême,
Il n’a jamais, jamais connu de loi

Non loin de l’ancienne manufacture de tabac, c’est dans la Calle de la Serpiès, raconte Mérimée, que Carmen, profitant de la passion qu’elle a fait naître chez Don José, lui fausse compagnie et s’enfuit pour éviter la prison. Cette prison militaire deSan Laureano, aménagée dans l’ancien Colegio du même nom, auparavant saccagé par l’occupation française durant les guerres napoléoniennes, s’élève toujours à l’extrême fin de la rue Serpiès, sur la rue Alphonse XII. Désaffectée depuis, elle abrite aujourd’hui des boutiques. C’est là que sera incarcéré Don José pour avoir laissé fuir la bohémienne. L’ombre de Carmen flotte toujours sur la Calle de la Sierpiès. Ou sur la Calle Cuna qui la jouxte, avec ses innombrables tiendas, ses boutiques où abondent châles de Manille – mantones de Manilla-, éventails et robes à volants dont se parent les Carmencita du troisième millénaire durant la Feria de Abril.


Deuxième acte : près des remparts de Séville
Près des remparts de Séville
Chez mon ami Lillas Pastia,
J’irai danser la séguedille,
Boire du manzanilla
Séville a depuis bien longtemps débordé de ses antiques remparts datant du temps des Almohades, les conquérants arabes. De ces remparts près desquels, chez le cabaretier Lillas Pastia, Carmen dansait la séguedille, buvait du manzanilla et dévorait sans doute de la friture de poissons comme on en trouve aujourd’hui dans les échoppes de Santa Maria la Blanca. De ces murailles et de ces tours mauresques, abattues dès 1868 et rendues plus exotiques encore par le voisinage des palmiers plantés là au XIXe siècle, on retrouve des vestiges imposants entrela Puerta de la Macarena et la Puerta de Cordoba, non loin de la Alameda de Hercules, la promenade d’Hercule. Dans ce quartier populaire, on peut toujours croiser de ces Andalous trapus et tannés par le soleil, arrière-arrière-petits-fils des contrebandiers de jadis. Et tard dans la nuit, dans le silence des rues désertes, on croit entendre encore la voix de don José tout brûlant du désir de retrouver Carmen et qui chante Halte là ! Qui va là ? Dragon d’Alcala !
Les tringles des sistres tintaient
Avec un éclat métallique,
Et sur cette étrange musique
Les zingarellas se levaient.
Aujourd’hui, toutefois, c’est plutôt dans le faubourg de Triana, comme au 49, Calle Pagès del Corro, chez la danseuse Anselma, qu’on retrouve quelque chose de l’atmosphère surchauffée de la taverne de Lillas Pastia. Entre des murs surchargés de figures du Christ, de la Vierge et de portraits de matadors, où chante et danse qui veut être vu et entendu, on retrouve quelque chose de la Séville de jadis.


Troisième acte : dans la sierra, le repaire des contrebandiers
Ecoute, compagnon, écoute,
La fortune est là-bas, là-bas.
Mais prends garde pendant la route,
Prends garde de faire un faux pas…
Pour mieux évoquer l’acte III, il faudrait s’éloigner de la ville et se perdre sur les chemins rocailleux serpentant dans les montagnes arides qui séparent Séville de la Méditerranée.
Cependant, depuis certains des ponts enjambant le Guadalquivir, on devine, au loin, cette campagne montueuse parcourue jadis par les contrebandiers qui traversaient des étendues quasiment désertiques déclinant jusqu’à Cadix ou Sanlucar de Barrameda, jusqu’à la Costa de la Luz, pour se charger de ballots de produits de contrebande qui arrivaient à Gibraltar par la mer. Aujourd’hui, en voiture, les distances se parcourent en moins de deux heures. A pied, à dos d’ânes ou de mulets, c’était une toute autre affaire. Et il s’agissait d’éviter les agents de la douane que Carmen, Frasquita et Mercédès étaient précisément chargées d’amadouer pendant que leurs complices filaient dans la nuit noire.
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Quatrième acte : aux portes de la Plaza de toros
Si tu m’aimes, Carmen,
Tu pourras tout à l’heure
Etre fière de moi…
A quelques pas du pont Isabel II ou pont de Triana se dresse, éclatante de blancheur, d’ocre jaune et de rouge sang de bœuf, la superbe Plaza de toros de Séville. Elle est la propriété de la Real Maestranza de Caballeria de Sevilla, une institution née dès la reconquête de la ville en 1248 par le roi Ferdinand III le Saint et remaniée sous Charles Il, le dernier des Habsbourg d’Espagne. C’est le petit-neveu et successeur de ce dernier, Philippe V, qui accorde en 1707 à la Real Maestranza le privilège de célébrer les courses de taureaux et d’édifier une arène à cet effet. Depuis Ferdinand VII, les rois d’Espagne sont Hermanos mayores (frères ainés) de la Real Corporacion. Mais le premier des Bourbons à assumer cette dignité fut l’infant Philippe d’Espagne, duc de Parme, de Plaisance et de Guastalla, fils de Philippe V et gendre de Louis XV.

D’abord construite en bois, la Plaza de toros commence à être édifiée en pierre au milieu du XVIIIe siècle. Au temps de Carmen, dans les années 1830-1840 (la nouvelle de Mérimée est rédigée en 1845 et publiée en 1847), la Plaza de toros demeure inachevée, le roi Charles III en 1786 ayant interdit les courses de taureaux. Son achèvement ne sera décidé qu’en 1876, un an après la création de l’opéra de Georges Bizet à Paris, et l’édifice n’adoptera sa forme actuelle qu’en 1881.
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Accolé à la Plaza de toros, un musée de tauromachie conserve une tenue d’alguazil, telle qu’elle fut dessinée au XVIIIe siècle et telle qu’elle est encore portée du temps de Carmen quand le publie conspue l’alguazil à vilaine face. On y découvre encore des gravures représentant la Maestranza telle que la vit Carmen et quelques-uns de ces habits de lumière dont celui du fringant Escamillo, torero de Grenade, qu’un portrait nous dévoile sous le nom de Rodrigez Guzman.
C’est à la Plaza de torosque se sont déroulés les derniers moments de la vie de la Carmencita. C’est là que la foule bigarrée attend l’arrivée des quadrilles dans le fracas des fanfares, le tumulte et l’exaltation, qu’elle voit passer l’alcade et les alguazils. C’est là qu’elle acclame Escamillo, le héros du jour, et Carmen accrochée à son bras. C’est de là, à la droite de l’entrée principale, à la porte 16, celle réservée aux toreros, que la flamboyante gitane ressort aussitôt à la rencontre de José dont la présence lui a été signalée par Mercedes et Frasquita. Lui s’était embusqué au fond, à droite, dans un coin de la minuscule Calle Iris, el calejon Iris, qui relie les arènes à la ville et par laquelle passent les quadrilles arrivant aux arènes. Là, devant cette porte 16, José supplie, là Carmen l’affronte, là elle jette avec colère cette bague qu’elle a au doigt et qui naguère lui a été offerte par son amant délaissé. Et c’est là que ce dernier, ivre de jalousie et de désespoir, la frappe mortellement, elle qui a ruiné sa vie. Près de deux cents ans après le drame, au pied de la muraille circulaire qui entoure les arènes, le sol est toujours étrangement marqué d’une tache sombre, une tache du sang de la bohémienne, morte aussi ingrate qu’elle fut indépendante…Mais non loin, face à la Puerta del Principe, sur les bords du Guadalquivir, se dresse une statue de Carmen, comme pour signifier que la gitane ne mourra jamais.
Mesquins, chauvins, les Andalous n’ont apposé sur le socle de la statue ni le nom de Mérimée, ni celui de Bizet, eux sans qui Carmen n’eut jamais connu la gloire universelle. Eux sans qui elle n’aurait tout simplement pas existé…
A voir prochainement en France :
Carmen, opéra de Georges Bizet. Opéra de Paris-Bastille, du 7 février au 19 mars 2026
Mais aussi…
Carmen, adaptation théâtrale de la nouvelle de Prosper Mérimée. Théâtre Notre Dame, Festival off d’Avignon. Du 5 au 26 juillet 2025.
Carmen, opéra-paysage. Abbaye de Royaumont. Le 28 septembre 2025.
Carmen, version de concert, Philharmonie de Paris. Les 1er et 2 novembre 2025.
Carmen 28 janvier 2026. Spectacle chorégraphique. Théâtre de Denain. Le 28 janvier 2026.
Carmen. Chorégraphie du Ballet flamenco de Barcelona. Théâtre Confluences à Avignon. Le 7 février 2026.
A voir à Séville :
L’ancienne manufacture de tabac devant laquelle Carmen rencontre José, aujourd’hui université de Séville, calle de San Fernando.
La calle de Serpiès.
L’ancienne prison de Séville, calle de Alfonso XII.
Les remparts de Séville, calle Macarena.
Les arènes de Seville, paseo de Colon.
Le faubourg de Triana.
Le Museo de Artes y Costumbres populares, 3, plaza de America (objets et costumes du temps de Carmen).
Le Museo de la Real Maestranza de Seville, 12, paseo de Colon (musée de la tauromachie).
Le Museo de Bellas Artes, 9, plaza del Museo (représentations de matadors, bailaoras et gitanes, dont le portrait de Carmen par Garcia Ramos, mais aussi œuvres de Zurbaran, de Ribera, de Murillo…).
Se loger à Séville :
Hotel ****Las Casas de la Juderia, 5, calle Santa Maria la Blanca ; 00-34-954-41-51-50 (juderia@casaypalacios.com) Magnifique ensemble de 27 vieilles maisons et de patios adorables cachés derrière de hauts murs.
Hôtel Puerta de Sevilla*, 2, calle Puerta de la Carne ; 00-34-954-98-72-70. Très charmant hôtel sur une place extrêmement vivante.
Dîner à l’andalouse : El Rinconcillo (maison fondée en 1670), 40, calle Gerona.
Manger de la friture comme chez Lilas Pastia, au 2, calle Puerta de la Carne.
Boire du manzanilla : chez Horatio, 9, calle de Antonio Diaz ou chez Los Hijos de Morales, 20, calle Garcia de Vinosa ; dans les innombrables bars autour de la cathédrale.
Danser la séguedille : chez Anselma, 49, calle Pages del Corro, à Triana. Au Patio Sevillano, 11, paseo de Colon. A El Arenal, tablao flamenco, 7, calle Rodo.
Office du tourisme espagnol à Paris, 22, rue Saint-Augustin ; 01-45-03-82-50.
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