Les spéculateurs ne font pas la loi!


Les spéculateurs ne font pas la loi!

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Commissaire-priseur, Pierre Mothes est directeur du développement chez Sotheby’s à Paris

Causeur. En quelques décennies, la France, jadis une place forte de l’art, semble être devenue un nain artistique. Est-ce vraiment le cas ?

Pierre Mothes. Si on évalue la situation de l’art à celle du marché de l’art, il ne faut pas exagérer l’effacement de la France. Il faut rappeler que, jusqu’au début des années 1960, le marché français dominait en matière de ventes aux enchères et que, aujourd’hui, nous restons un centre important puisque nous sommes au quatrième rang, avec une part de 6% en 2013, les États-Unis faisant la course en tête ex-aequo avec la Chine (33% du total des ventes), suivis par le Royaume-Uni à 17%. Le marché de l’art suit la hiérarchie des économies dominantes. On a vu l’apparition de New York comme centre de l’art moderne à partir des années 1940. On observe aujourd’hui, de la même façon, un glissement vers l’Asie du Sud-Est.

Mais même en comparaison avec des pays de niveau économique équivalent, comme l’Allemagne et la Grande-Bretagne, la France semble très en retrait en matière d’art contemporain. Est-ce exact ?

Tout d’abord, il faut dissocier le secteur des galeries et des marchands et celui des enchères. Ensuite, Berlin est un cas exceptionnel : nombre de jeunes artistes en devenir, européens et internationaux, s’y retrouvent essentiellement grâce aux prix de l’immobilier, très attractifs, permettant la location d’ateliers confortables et de grands espaces d’exposition. « Ville pauvre, mais sexy », selon les propos mêmes de son maire, Klaus Kowereit, Berlin héberge plus de 20 000 artistes plasticiens, dont 6000 sont représentés dans des galeries.

Si Paris ne peut rivaliser sur ce point, il n’en demeure pas moins que, en termes de marché, elle défend bien sa place dans le domaine de l’art contemporain. Ainsi pour les ventes d’art « d’après-guerre et contemporain », Londres a subi une baisse de 12% en 2013 par rapport à l’année précédente tandis que la France − partant, il est vrai d’un seuil plus bas − a augmenté le volume de ses ventes de 21%.

En France, les institutions semblent consacrer des artistes ne touchant aucun public et n’intéressant pas les collectionneurs. N’y a-t-il pas un problème ?[access capability= »lire_inedits »]

Ce n’est pas mon avis. Je trouve la politique du Centre Pompidou, ou du Musée d’art moderne,  pour ne citer qu’eux, assez sélective et bien pensée. L’exposition Bertrand Lavier au Centre Pompidou, par exemple, permettait de redécouvrir un artiste important, soutenu par des collectionneurs exigeants, comme Marcel Brient ; on peut aussi Adel Abdessemed et de son exposition « Je suis innocent », toujours au Centre Pompidou. Même Versailles s’est mis à l’art contemporain depuis plusieurs années, et le succès d’un artiste international comme Giuseppe Penone a été particulièrement réjouissant à cet égard.

Dans le fond, y a-t-il encore un art significatif en France, ou vit-on sur des acquis ?

Il y a une nouvelle scène artistique en France, et le travail mené par les galeristes avec les artistes porte ses fruits. Prenons l’exemple d’un galeriste emblématique comme Kamel Mennour : deux de ses « protégés » ont remporté, pour l’une, le Lion d’argent à la Biennale de Venise en 2013 (Camille Henrot), et le prix Marcel-Duchamp en 2013 (Latifa Echakch).

Nathalie Obadia met, elle, toute son énergie et son enthousiasme au service de la jeune création, faisant ainsi succéder entre les murs de sa galerie les photographies de Valérie Belin à celles si polémiques d’Andres Serrano. Clairement, aujourd’hui, il y a un effort des institutions et des marchands pour redynamiser la scène parisienne. Citons les efforts de la Fondation Ricard, de l’espace culturel Louis-Vuitton, sans oublier évidemment la place prépondérante prise par la FIAC dans le concert des foires internationales.

Mais ces courants ne sont-ils pas pénalisés par l’obligation de paraître « subversif » ?

On peut attirer les médias avec de la provocation au début, et il existe sans doute un certain art contemporain ludique, influencé par le côté transgressif. Mais la provocation n’est pas une garantie de durer dans un marché de l’art extrêmement exigeant où le travail de l’artiste prime. Jeff Koons était déjà un artiste connu même si son mariage avec la Cicciolina a renforcé son aura. Mais le cas le plus frappant est bien sûr Gerhard Richter, le plus cher des artistes vivants en vente publique, qui fait par ailleurs preuve d’une très grande discrétion.

La programmation des institutions influence-t-elle la cote des artistes ?

Oui, on voit très bien l’influence qu’elles ont pu avoir pour un artiste comme Pierre Soulages. Il est en effet entré très tôt, dès les années 1950, dans les collections publiques françaises mais aussi américaines, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, mais aussi au Guggenheim et au MOMA à New York. Plus récemment, sa cote s’est encore clairement affirmée après la rétrospective du Centre Pompidou pour ses 90 ans, en octobre 2009. Enfin, l’ouverture récente du musée qui lui est consacré, à Rodez, vient confirmer l’immense succès de l’un des plus grands artistes français vivants.

Les collectionneurs privés en France diffèrent-ils de ceux d’autres grands pays, dans leur mentalité et leurs moyens ? On entend parfois dire qu’ils sont influencés par les choix des réseaux publics. Qu’en pensez-vous ?

Non, les collectionneurs français voyagent et se rendent dans les grandes foires internationales pour former leur goût. Évidemment, on peut dire que les institutions influencent les goûts par la programmation de grandes expositions, la mise en valeur de certains artistes. Il y a des effets d’imitation, de mode. Ceci étant dit, ne sous-estimons pas leur autonomie : in fine, je crois que le marché est libre.

On entend beaucoup, en France, le lamento des collectionneurs, variante du lamento des riches : on ne les aime pas, la fiscalité leur tombe dessus, beaucoup d’œuvres quittent le territoire… La fiscalité est-elle horrible pour eux ?

Jusque-là, les pouvoirs publics ont toujours voulu préserver le marché de l’art, d’où leur exonération de l’ISF. En même temps, la réapparition régulière de ce débat inquiète les collectionneurs et fragilise le marché. Mais ce n’est pas la seule question. L’idée de la hausse de la TVA à l’importation (un taux de TVA affectant des œuvres importées en dehors de l’UE) dont il était question à un moment donné, aurait pu pousser les collectionneurs à privilégier d’autres pays que la France. Il faut savoir que, contrairement à l’économie en général, en matière d’art, ce qui est bon pour un pays, c’est d’être importateur, pas exportateur. Aussi le maintien d’un taux de TVA de 5,5 % à l’importation est-il une excellente nouvelle pour la place de la France.

N’oublions pas non plus le mécénat, renforcé en France par la loi d’août 2003, portée par Jean-Jacques Aillagon,  qui a eu un impact direct sur la jeune création.

Observe-t-on une fuite des collectionneurs aujourd’hui ?

On observe un certain « déplacement » des Français les plus fortunés en général, donc automatiquement de certains  collectionneurs. Pour des raisons fiscales, un certain nombre d’entre eux vivent aujourd’hui dans les pays limitrophes, notamment à Bruxelles, où beaucoup de galeries françaises les ont suivis.

Les œuvres d’art peuvent-elles être de purs investissements ?

C’est l’éternelle question. J’ai tendance à répondre non. Il y a peut-être des collectionneurs pour qui c’est le cas. Mais je ne crois pas que l’on puisse uniquement acheter dans le but de revendre et de réaliser un profit. Les gens qui font des plus-values sont aussi des gens qui comprennent les artistes et qui connaissent bien les œuvres. Certes, on peut se faire conseiller, mais il faut acheter ce que l’on aime.[/access]

*Photo: CONTRE JOUR/SIPA.00647920_000011

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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