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Aux racines du gin

Élaborer une eau-de-vie aussi envoûtante qu’un parfum est d’abord une affaire de sensibilité...


Aux racines du gin
Le gin d'avril 2023 de la Distillerie du Petit Grain. © Distillerie Petit Grain.

Le gin mêle aux saveurs du genièvre un lointain parfum d’empire britannique. Associé à du tonic, c’est un cocktail universel. De part et d’autre de la Manche, des distilleries artisanales redonnent ses lettres de noblesse à cet alcool fort et délicat. Un véritable travail d’orfèvre.


« Les plaisirs simples sont le dernier refuge des êtres compliqués. » Oscar Wilde.

On peut aussi aimer l’alcool par l’imagination avant même d’en avoir bu. En juillet 1983, l’auteur de ces lignes avait 15 ans et s’ennuyait à Folkestone, où on l’avait envoyé parfaire son anglais dans une famille d’accueil qui lui donnait à manger du foie bouilli au ketchup devant la télévision. Le soir, dans sa chambrette, il rêvait aux belles Cubaines en se plongeant dans Îles à la dérive d’Ernest Hemingway. L’un des charmes de ce roman méconnu tient à ce que son héros, le peintre Thomas Hudson, se livre chaque soir au rituel du gin tonic, dont je me demandais quel goût il pouvait bien avoir.

Le gin tonic, une sensation de fraîcheur incomparable

« — Tom, est-ce que tu aimes vraiment le goût de ce truc ? lui demanda Bobby [le patron du bar]. — Bien sûr. Sinon je n’en boirais pas. — Les gens sont vraiment fous, dit Bobby. Un homme peut boire tout ce qu’il veut. Il a de l’argent pour payer. Il est censé se faire plaisir et il gaspille du bon gin en y mettant une sorte de breuvage indien dans lequel il y a de la quinine. — Ça me semble bon. J’aime le goût de la quinine avec le zeste de limon. J’ai l’impression que ça me dilate les pupilles. Ça me remonte mieux que n’importe quel autre breuvage à base de gin. Ça me fait du bien. »

Hemingway, qui en connaissait un rayon en matière d’alcools, savait donc que le gin à 50 degrés inventé par les Hollandais du XVIe siècle ne se déguste pas sec, mais mélangé avec un bon tonic glacé dont l’amertume un peu boisée libère et souligne la saveur poivrée et résineuse des baies de genièvre. L’été, la sensation de fraîcheur est incomparable !

On l’a oublié, mais le plus universel des cocktails anglais est né en Inde au milieu du XIXe siècle. Les soldats de Sa Majesté évitaient alors d’attraper la malaria en buvant chaque jour des infusions de racine de quinquina (un arbre dont les vertus médicinales étaient déjà connues des Incas). Ce breuvage étant infect, ils eurent l’idée d’ajouter du sucre et… une lichée de gin de Plymouth, boisson officielle de la Royal Navy. En 1870, l’eau plate fut remplacée par l’eau gazeuse à la quinine du chimiste Johan Jakob Schweppe dont l’usine, basée à Londres, fournissait la famille royale. Jusqu’en 1970, ce cocktail connut une gloire planétaire avant de tomber peu à peu en désuétude, la plupart des gins proposés sur le marché étant de fabrication industrielle.

L’année 2008 est celle de la renaissance pour le gin artisanal. Trois distilleries exceptionnelles voient le jour : Sipsmith à Londres, Monkey 47 dans la Forêt noire en Allemagne et, dans un registre microscopique, la Distillerie du petit grain, à Saint-Jean-de-Minervois, où, selon son créateur, Laurent Gaspard, « la densité de la population est celle de la Mongolie, ce qui me convient très bien ! » Non dominé par l’alcool, son gin est tellement frais, fin, délicat et sauvage, qu’il a très vite conquis les plus célèbres chefs étoilés de France, d’Alain Passard à Pierre Gagnaire en passant par Gilles Goujon et Arnaud Lallement. On le trouve également dans les épiceries de luxe et chez les cavistes renommés (Le Bon Marché ou les Caves Legrand, à Paris).

Élaborer une eau-de-vie aussi envoûtante qu’un parfum est d’abord une affaire de sensibilité. Ainsi, pour Laurent Gaspard, « l’envie de distiller est indissociable de mon amour des paysages sauvages du Minervois que j’ai toujours rêvé de fixer. Ce village où je vis me bouleverse. Que faire de cette beauté ? Des piscines ? Non, des eaux-de-vie qui vont inspirer des ivresses heureuses ! »

Avant de se lancer dans la distillation, Laurent était professeur de français et d’histoire au lycée de Saint-Pons-de-Thomières. Auteur d’un livre consacré à la pédagogie du cinéma[1], il croit en la force des grands films pour montrer aux adolescents qu’on peut aborder les problèmes de société sous un jour différent : « Quand je projette Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, mes élèves sont stupéfaits par l’audace comique de ce film de 1959 à la réplique culte : “— Mais je suis un homme ! [dit Jack Lemmon] — Personne n’est parfait [répond le millionnaire qui veut l’épouser].” Avec le recul, je pense que la distillation a pris chez moi le relais de cette passion pour le cinéma. Comme lui, elle carambole les temporalités, nous ouvre l’esprit et nous met au contact de sensations intenses. »

Une fabrication unique

Son alambic en cuivre a été fabriqué pendant un an par un artisan passionné, Jean-Louis Stupfler. « Cet alambic restitue tous les goûts et tous les parfums avec une précision diabolique. C’est pourquoi il ne tolère pas la médiocrité et réclame des fruits (poires, framboises, raisins, agrumes) bien goûteux et parfumés que je trouve chez mes producteurs locaux. »

Pureté, transparence, équilibre… L’essentiel, pour cet orfèvre solitaire, est qu’il ne faut pas sentir l’alcool : « C’est comme dans une voiture, on ne doit pas sentir l’essence ! L’alcool n’est là que pour conserver et traduire les parfums du végétal. »

Avant de distiller, il fait macérer plusieurs jours ses baies de genièvre, ses poivres de Sichuan et de Timut, ses cédrats de Collioure et ses mains de Bouddha dans un alcool de céréales bio à 96 degrés, coupé avec de l’eau de pluie très pure (sans laquelle l’alcool tuerait les parfums). « En avril, je fais un gin de printemps dans lequel j’ajoute des baies de cade cueillies à la main dans la garrigue et toutes sortes d’herbes. » En le sirotant, on a la sensation de boire un concentré de garrigue du Minervois fouettée par le vent…

Pour sublimer ce gin non filtré, inutile d’ajouter une rondelle de citron. On aura juste recours au tonic artisanal de la maison Archibald, élaboré à partir de racine de gentiane cueillie en Auvergne. La rencontre de ces deux breuvages est dantesque.

www.distillerie-petit-grain.fr

www.archibaldtonic.com


[1] Accompagner les lycéens vers le cinéma (préf. J. M. Frodon), L’Harmattan, 2015.

Été 2023 – Causeur #114

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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