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Fragments d’une confession impudique


Fragments d’une confession impudique

saul bellow miller

1. Exil et expiation.
Ai-je vraiment aimé ma mère ? J’en doute. Elle en doutait aussi. Pourtant, quand, à 15 ans, je lui ai offert pour Noël un briquet en argent, j’ai senti qu’elle était émue. Elle aurait mérité un meilleur fils et moi une meilleure mère.
Ai-je d’ailleurs aimé qui que ce soit ? J’ai feint les sentiments les plus extrêmes par peur de la solitude d’abord, par goût du sexe ensuite, par habitude enfin. Et puis, il fallait bien donner la preuve que j’étais comme les autres, c’est-à-dire humain. Mais l’humanité me répugnait. Je pleurais plus facilement au cinéma, où tout était joué, que dans la réalité, où tout me semblait factice. Je ne pleurais pas non plus sur moi-même − je n’en valais pas la peine − et je ne m’apitoyais pas sur les autres. La mort volontaire était une issue tout à fait honorable et j’étais toujours surpris qu’on n’en fît pas un usage plus commun.
Je me demandais parfois si je n’étais pas un extraterrestre ou, plus prosaïquement, un monstre. Mais cela aurait flatté ma vanité. Pour être un peu plus au clair sur moi-même, j’entrepris une psychanalyse. Saul Bellow pensait que Freud était un des hommes les plus astucieux qui ait jamais vu le jour, et je l’approuvais. Mais à force de rabâcher l’abécédaire de la duplicité criminelle ou simplement retorse de mes propos, je m’éloignais du vieux sage viennois. Bien des années se sont écoulées depuis la dernière fois où j’ai trouvé quelque intérêt à La Psychopathologie de la vie quotidienne  et à sa théorie du « scénario caché ». Comme Saul Bellow, j’avais l’impression de demeurer un étranger, un exilé, un orphelin. Je me présentais volontiers ainsi, bien que mes deux parents aient été encore en vie. Je me gardais de préciser quelles étaient mes origines. Je n’avais rien à cacher. Et pourtant quelque chose en moi m’incitait à la dissimulation. Le contre-espionnage m’attirait. C’est là que, muni d’un diplôme de criminologie et de police scientifique, j’aboutis. Je vivais dans une forme d’exil spirituel. Et d’expiation pour avoir un peu trop tenu le rôle du funeste Fu Manchu.
J’étais néanmoins persuadé − tout comme Saul Bellow − que le chemin qui ramène un homme à lui-même est un retour d’exil spirituel, car c’est à cela que se résume toute histoire personnelle : un exil. Sans doute est-cela qui m’a conduit à écrire et à m’inventer une nouvelle vie à Paris. Sans doute est-ce aussi cela qui me fascine dans la mort : une forme de retour à une quiétude éternelle.[access capability= »lire_inedits »] Mais me voici en train de philosopher… et bien platement. Le temps de l’analyse est terminé depuis bien longtemps. Et celui des faux-semblants aussi. Ce qui reste après ? Je ne répondrai pas à la place des autres, dont je m’aperçois finalement que je ne sais rien une fois leurs manigances percées, mais en me référant uniquement à mon expérience. L’ennui, avec l’expérience, c’est qu’elle vous enseigne tout et le contraire de tout. On ne perçoit que ce qu’on a envie d’entendre. Et ce que j’ai envie d’entendre est rarement ce que mon voisin a envie d’écouter.
Devrais-je m’expliquer ? Évidemment non. Saul Bellow encore : « La vie sans explication ne vaut pas d’être vécue et la vie avec explication est insupportable. » Je n’ai pas envoyé, comme Moses Herzog, son double, des lettres au monde entier, à Nietzsche, à Heidegger, au président des États-Unis, à mes ex, voire à Dieu. Je me suis borné à confier mes désarrois, mes délires, mes scrupules et surtout mon absence de scrupules à mes carnets. Il se trouve qu’ils ont trouvé des lecteurs. Je ne sais toujours pas si je dois m’en réjouir ou m’en inquiéter.
2. Porter son suicide à la boutonnière.
Je me demande parfois comment j’ai pu être aussi cynique dans ma vie érotique tout en dégoulinant de sentimentalité. Aussi joueur et aussi sincère. Ainsi, jusqu’il y a peu, trois femmes occupaient mes pensées. L’une était chinoise, et j’entretenais avec elle une relation quasi incestueuse. La deuxième était japonaise, et j’éprouvais pour elle une forme de passion morbide : je ne demandais qu’à l’entraîner avec moi dans la mort. Elle n’aspirait qu’à être mon esclave, mais j’avais déjà appris à mes dépens que toute femme amoureuse est une esclave qui fait porter ses chaînes à son maître. La troisième était vietnamienne. Elle m’aime depuis ses 16 ans et prend toujours le même plaisir à s’offrir sans rien demander en retour. Je suppose qu’aucune des trois ne se fait la moindre illusion sur la place qu’elle occupe dans ma vie. Elles ont en commun de croire que l’amour dirige le monde. C’est dire à quel point elles ont l’esprit dérangé. Moi, de mon côté, je n’étais pas peu fier de marcher sur les traces d’Henry Miller, qui a fini sa vie à Big Sur en compagnie de trois Japonaises. C’est ce que je qualifierai de savoir-vivre.
Mais ce qui m’importe aujourd’hui, à l’heure où j’écris ces quelques lignes (au premier étage du Café de Flore, pour être précis ), c’est moins ma vie sexuelle que la manière dont je devrais mettre un terme à ces calembredaines. Ce n’est pas tout de conquérir le cœur des filles, de publier chez Grasset, d’avoir un compte en banque en Suisse et d’être encore à peu près valide à 72 ans. Ce qui donne un sens (enfin, un tout petit peu de sens) à la vie d’un homme, et spécialement à celle d’un écrivain, c’est la voie qu’il choisira pour atteindre ces improbables ailleurs où plus personne ne l’attend. J’ai toujours goûté le mot de Jacques Rigaut : « Qui peut arrêter un homme qui porte le suicide à sa boutonnière ? » J’aurais aimé en être digne, mais j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard. À 30 ans, après avoir créé l’Agence générale du suicide, il se tire une balle dans le cœur. Mais il pensait aussi que la vie ne valait pas le coup qu’on se donne la peine de la quitter. Et d’ailleurs, savons-nous vraiment qui nous sommes… Notre rôle ne se limiterait-il pas à être celui qui se regarde dans le miroir ?
3. Les yeux de mon chien.
En sortant du Flore, j’ai rencontré une vieille femme qui m’a dit : « Vous avez vraiment les mêmes yeux que mon chien. Il vient de se faire écraser. Il était né un 22 septembre. » Elle ignorait que j’étais aussi né un 22 septembre. Ce fut le début d’une longue histoire d’amour avec moi-même. Je ne sais toujours pas s’il est possible d’en connaître d’autres. De les imaginer, oui. De les vivre par procuration, bien sûr. Mais de les éprouver vraiment ?[/access]

*Photo : elfo’s (Saul Bellow)

Février 2013 . N°56

Article extrait du Magazine Causeur



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