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Bitcoin, le veau d’or 2.0

L'intérêt pour le bitcoin de se dément pas...


Bitcoin, le veau d’or 2.0
Sommet international de la blockchain, Moscou, 27 mars 2018. © Kirill Kallinikov/Sputnik via AFP

Le bitcoin, dont l’émission relève d’un algorithme, reste trop volatil et pas assez répandu pour remplir les fonctions classiques d’une monnaie. Pourtant, son cours s’envole. Cet engouement soutenu par une conjoncture angoissante – le Covid – s’explique : pour les spéculateurs amateurs, cette cryptomonnaie représente la perspective de gains rapides et importants. 


Mercredi 17 mars, alors que le landerneau médiatique se remettait à peine du naufrage de la 46e cérémonie des César 2021 et que le Premier ministre n’avait pas encore annoncé le ter repetita de la gestion à la petite semaine de la crise sanitaire, il se jouait en salle des ventes un non moins troublant spectacle. Pour la première fois, lors d’une vente judiciaire de biens saisis par l’Agrasc[tooltips content= »Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. »](1)[/tooltips], des lots de bitcoins issus d’activités illicites – il s’agissait en l’espèce d’opérations de piratage d’une plate-forme d’échange de cryptomonnaies – ont été adjugés à des acheteurs privés.

Les passions spéculatives

Lors de son introduction, en janvier 2009, la valeur d’un bitcoin était négligeable, de l’ordre de quelques centimes. Elle atteignait la parité avec l’euro seulement deux ans plus tard et, alors qu’elle tutoie aujourd’hui les 50 000 euros, d’aucuns affirment que son potentiel de hausse reste conséquent. Le premier lot mis en vente, d’un montant de 0,11 bitcoin, a pourtant été acquis à hauteur de 26 800 euros, soit près de 278 425 euros l’unité une fois les frais pris en compte ! Fait rare : la commissaire-priseur chargée de l’adjudication a pris la précaution d’interrompre l’enchère pour la recommencer, pensant qu’il y avait une méprise quant à la quantité de bitcoins proposée à la vente. Précaution inutile puisque au nouveau tour d’enchères, une offre correspondant à près de six fois la valeur d’échange du bitcoin a bel et bien été entérinée. Si les lots suivants sont loin d’avoir atteint ces sommets – ce qui tendrait à signifier que la motivation du premier acquéreur devait avoir trait à d’autres facteurs d’ordre symbolique[tooltips content= »Le fait qu’il s’agisse du premier bitcoin mis aux enchères en France peut constituer en soi un critère de rareté et donc d’opportunité spéculative, notamment par l’adjonction d’un contrat de type NFT, c’est-à-dire d’un certificat numérique lui-même échangeable sur le réseau blockchain qui attesterait de cette singularité. »](2)[/tooltips] ou communicationnel –, ils se sont tout de même vendus sans décote, voire au-dessus du prix de marché, ce qui constitue en soi une anomalie économique.

L’or intangible

Il faut imaginer le bitcoin comme une monnaie dont l’émission n’est pas souverainement décidée par une banque centrale, mais relève du fonctionnement d’un algorithme à la marche systématique, transparente et immuable, initiée lors de la création de la cryptodevise au lendemain de la crise des subprimes de 2008. Le modèle imaginé réplique électroniquement celui des métaux précieux physiques : les bitcoins sont créés par un processus dit de « minage » et leur quantité est non seulement finie mais également déterminée ex ante. Il suffit d’un portefeuille virtuel et d’une clé unique d’identification (similaire à un mot de passe personnel) attachée à celui-ci pour pouvoir effectuer une transaction en cryptomonnaie.

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Lorsqu’un achat est effectué en bitcoin, une signature électronique de la transaction spécifiant l’identifiant des contractants, le montant précis et l’heure de la transaction est générée, cette signature est inscrite sur le réseau blockchain assimilable à un grand livre de compte virtuel public infalsifiable. Elle est ensuite soumise à un processus de vérification et de certification de la part de contributeurs mis en compétition et nommés « mineurs », qui reçoivent une certaine quantité de bitcoins en contrepartie de leur effort. En pratique, il s’agit de mettre à disposition du réseau une certaine puissance de calcul afin de résoudre des problèmes ardus de cryptographie nécessaires à ladite certification des transactions.

De la cryptomonnaie à la monnaie cryptique

On considère depuis Aristote que la monnaie a trois utilités principales : elle peut être employée comme réserve de richesse, elle sert d’intermédiaire autant que de support aux échanges qu’elle doit faciliter et elle constitue une unité de compte, c’est-à-dire une grandeur de référence nécessaire à l’établissement de la valeur de biens ou de services. Ces dernières années, le cours du bitcoin a varié de façon pour le moins erratique, perdant plus de la moitié de sa valeur par rapport à l’euro en moins d’un trimestre au début de l’année 2018 ou doublant depuis le début de cette année pour atteindre sa valeur actuelle. Une telle volatilité ne permet pas au bitcoin de s’affirmer comme réserve de richesse, ni comme unité de compte, ces deux caractéristiques monétaires tolérant des fluctuations contenues, mais supportant mal les sursauts brutaux et imprévisibles. Quant à la fonction d’intermédiation de la monnaie, elle reste à bâtir, le nombre d’acteurs économiques acceptant les paiements en bitcoin restant faible, notamment en raison du risque même induit par la volatilité de sa valeur.

Une normalisation anormale ?

Pourtant, l’intérêt pour le bitcoin ne se dément pas. Il connaît même un regain sensible depuis le début de la crise sanitaire, d’où la hausse spectaculaire des cours. On doit cet engouement renouvelé à la conjonction de plusieurs facteurs : d’une part, les principales devises mondiales ont relativement perdu en valeur du fait des politiques de sauvegarde de l’économie déployées par les banques centrales, qui génèrent des surplus monétaires considérables ; d’autre part, de nombreux acteurs institutionnels (bourses, banques et fonds d’investissement) ont annoncé leur contribution au développement des marchés des dérivés[tooltips content= »Il s’agit de produits financiers dont la valeur dépend de l’évolution du cours du bitcoin, selon une formule prédéfinie. »](3)[/tooltips] sur bitcoin ; enfin, le bitcoin jouit de l’attrait prononcé des investisseurs pour l’innovation technique et d’une abondance de liquidités propice à la prise de risque, notamment en environnement de taux bas.

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Si tous ces facteurs fondamentaux importent en tant que tels, on ne saurait négliger qu’ils créent de nombreux effets d’aubaine auprès de spéculateurs, souvent amateurs, attirés par la perspective de gains aisés. Technologiquement, le bitcoin est déjà dépassé par de nombreux autres protocoles – plus rapides, capacitaires, sécurisés, moins énergivores – sur la base desquels ont été créées de nombreuses autres cryptodevises alternatives (Ethereum, Stellar, Litecoin…) et son efficacité comme monnaie à part entière reste à établir. Ce qui se produit a tout d’une bulle spéculative, mais tant que le référentiel macroéconomique des valeurs reste à ce point fondamentalement perturbé, rien ne dit que cette dernière disparaîtra de sitôt.

Avril 2021 – Causeur #89

Article extrait du Magazine Causeur




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Docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’Essec, coauteur (avec A.-S. Nogaret) de l’essai "Français malgré eux", préfacé par Pascal Bruckner. Il publiera en 2022 "Le Statistiquement correct", au Cerf.

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