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Victime sans bourreau

Peggy la Science


Victime sans bourreau
Larry David, anti-héros de Seinfeld et Larry et son nombril © Home Box Office

Il manquait une rubrique scientifique dans Causeur. Peggy Sastre vient combler cette lacune. À vous les labos!


En matière d’interactions passablement désagréables avec nos congénères, nous sommes tous logés à la même enseigne. Nous connaissons tous des gens qui arrivent en retard aux rendez-vous, qui coupent la parole, qui dénigrent le travail des autres. En revanche, tout le monde ne réagit pas de la même manière à ces incidents. Certains passent facilement l’éponge et n’y voient que des tracas sans importance ni conséquence. Et d’autres, au contraire, estiment avoir été profondément lésés par autrui et ses intentions forcément malveillantes. Pour le dire en (presque) deux mots : face à un même événement, tout le monde n’a pas la même propension à se croire et à se dire victime.

La chose pourrait sembler surprenante vu que nous baignons dans une « culture victimaire » qui ne date pas d’hier, mais son expression individuelle n’avait pas encore été étudiée de manière systématique. La lacune est désormais comblée grâce à une équipe de chercheurs israéliens en psychologie, sociologie et anthropologie, dont l’étude conceptualise pour la première fois la « tendance à la victimisation interpersonnelle », définie comme « un sentiment permanent d’être toujours la victime, étendu à de nombreux types de relations ». En d’autres termes, avoir un peu de mal à voir la vie en rose après un viol en réunion avec actes de barbarie ne suffit pas à faire de vous une « personnalité TVI », il faut que cette tendance à vous croire perpétuellement la cible et le jouet de la malveillance de tiers soit un tantinet stable au cours de votre existence et en toutes circonstances. Le tout avec des conséquences affectives, cognitives et comportementales précises, elles aussi listées par l’équipe de Rahav Gabay, psychologue à l’université de Tel-Aviv. S’appuyant à la fois sur une revue de la littérature scientifique et sur huit expériences menées pour l’occasion auprès de plusieurs centaines de personnes, les scientifiques établissent que la TVI se caractérise par quatre dimensions – la rumination, le besoin de reconnaissance, l’élitisme moral et le manque d’empathie. Ils étudient la façon dont ces quatre ingrédients façonnent une vision du monde radicalement pernicieuse. Et totalement indépendante d’une véritable expérience traumatique. Vous pouvez traduire une personnalité TVI sans n’avoir jamais rien vécu de terrible, comme vous pouvez avoir traversé tous les étages de l’enfer sans jamais en développer une.

Peggy Sastre, 2018. © Jean-Philippe Baltel
Peggy Sastre, 2018. © Jean-Philippe Baltel

Premièrement, une personne TVI a besoin que son statut de victime – qu’importe qu’il soit réel ou non – soit reconnu et qu’on la plaigne. Elle a besoin que l’auteur de son préjudice – ou celui qu’elle estime tel – admette sa responsabilité et exprime sa culpabilité. Elle a besoin de soutien et de compassion. Par exemple, si vous jugez « très important » qu’on admette vous avoir fait subir une injustice lorsqu’on vous a causé du tort, si cela vous énerve prodigieusement de ne pas être cru lorsque vous dites avoir souffert, ou encore s’il vous faut absolument qu’on vous présente des excuses pour pouvoir espérer passer à autre chose, alors vous voilà avec un score élevé de besoin de reconnaissance. Et lancé à toute allure sur le chemin de la TVI.

Autre caractéristique : la rumination. Une personnalité TVI ne lâche jamais l’affaire. Elle n’arrête pas de penser aux « injustices » qu’elle a subies. Pendant des jours, cela l’obsède. Les émotions négatives l’envahissent et ne cessent de lui revenir dès qu’elle repense à ceux qu’elle tient pour responsables de ses malheurs. Ce faisant, elle se focalise davantage sur les symptômes de sa détresse et sur ses causes et manifestations que sur des solutions et des moyens d’en sortir. Là encore, Gabay et ses collègues font le lien entre dimensions individuelle et collective, en notant que leurs compatriotes et participants à leurs expériences – des juifs d’Israël – n’ont pas leur pareil pour ruminer des événements traumatiques. « Par exemple, écrivent les chercheurs, beaucoup d’Israéliens juifs affirment être très préoccupés par l’Holocauste et craindre sa répétition, même si la grande majorité n’en a pas été directement victime. » Ils font d’ailleurs remarquer que la Shoah n’a pas toujours été aussi importante qu’elle l’est aujourd’hui dans le « récit national » israélien et qu’entre l’indépendance du pays et le procès Eichmann, en 1961, elle était même parfois considérée comme « contradictoire » à l’identité israélienne, à l’époque construite autour des notions de liberté, d’action et d’audace. En 1949, par exemple, même si un tiers environ des Israéliens étaient des immigrés européens survivants des camps de la mort, ils étaient explicitement incités à ne pas trop en parler par leurs compatriotes installés dans la région bien avant la Seconde Guerre mondiale. On attendait d’eux qu’ils prennent la vie à bras le corps, s’intègrent et adoptent l’identité israélienne. En ces débuts d’Israël, l’Holocauste était ainsi souvent perçu comme une calamité tombée sur les juifs passifs et lâches de la diaspora, partis comme des moutons à l’abattoir. Une réalité qu’ignorent aussi largement les Israéliens contemporains que les antisionistes persuadés que c’est grâce à la « pleurniche » et à l’exploitation des crimes du nazisme qu’Israël a été fondé.

Ensuite, une personnalité TVI cultive l’« élitisme moral ». Lors d’une interaction négative, elle est toujours la blanche colombe et ceux qui lui causent du tort sont tous forcément d’affreux pervers. Il n’y a jamais de malentendus ou de coïncidences, seulement des complots pour lui nuire. Dans ses interactions avec autrui, elle est persuadée d’être moralement supérieure – on profite de sa gentillesse, on ne reconnaît pas ses efforts à leur juste valeur, on n’exprime pas suffisamment sa gratitude, elle est trop généreuse, toujours perdante dans les échanges, une bonne poire, etc. Le problème, c’est que cet élitisme moral peut vite devenir un outil de manipulation : on accuse les autres de diverses turpitudes pour mieux leur imposer n’importe quoi. Sur un plan collectif, l’élitisme moral peut aussi permettre de présenter son clan sous un jour entièrement favorable, tout en braquant tous les projecteurs sur la dépravation supposée d’un clan adverse.

Ultime ingrédient de la TVI : le manque d’empathie. Tout en exigeant de tout le monde une compassion absolue pour ses moindres bobos, on ne daigne se mettre dans la peau de personne. Un « tout m’est dû » qui se transforme en « j’ai tous les droits », y compris et surtout de me comporter comme le dernier des psychopathes. Il en va là de la composante la plus toxique de ce « nouveau » type de personnalité, en réalité au moins aussi vieille que le tyran décrite par Platon dans La République : un « infortuné, incapable de se conduire lui-même » tout en ne pouvant s’empêcher de vouloir régenter la vie des autres.

Référence : tinyurl.com/Calimeropolis

La République

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Février 2021 – Causeur #87

Article extrait du Magazine Causeur




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Peggy Sastre est une journaliste scientifique, essayiste, traductrice et blogueuse française. Dernière publication, "La Haine orpheline" (Anne Carrière, 2020)

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