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Lacan, reviens, ils sont devenus normaux !


La mort de Jacques Lacan n’a pas soulagé ses collègues. Les débats sont toujours aussi vifs autour de cet illuminé inclassable. Des exclusions s’ensuivent ; des noms d’oiseaux circulent. Pour nous, que ces règlements de comptes entre soixante-huitards indiffèrent, pour nous qui sommes trop jeunes pour avoir connu la joie d’être excommuniés par un imbécile, pour nous qui n’avons pas connu les bourre-pifs, les scissions, les ruptures, les regrets, les rancunes, l’œuvre de Lacan apparaît pour ce qu’elle est : un chef-d’œuvre.[access capability= »lire_inedits »] On ne dira jamais combien il est agréable d’entrer dans ses livres, les mains dans les poches, presque en sifflotant. C’est l’un des rares privilèges que ma génération, condamnée à assister au triomphe pitoyable d’un humaniste comme Luc Ferry, peut apprécier sans modération. Nous pouvons lire les Séminaires comme nous lisons Le Neveu de Rameau, parce que nous n’avons pas davantage à choisir entre les lacaniens et les anti-lacaniens qu’entre les diderotiens et les anti-diderotiens.

Cette singulière insouciance est aujourd’hui confortée par quelques travaux remarquables de précision et de légèreté, comme celui de Claude Jaeglé consacré à la voix de Jacques Lacan, ou celui de Barbara Cassin qui s’attaque aux racines sophistiques de la psychanalyse. Ces auteurs ne font pas partie du sérail et ne cherchent aucunement à le rejoindre. Il est vrai que l’inconscient est une chose trop sérieuse pour le confier aux psychanalystes. Les écrivains s’en sont chargés depuis longtemps. Mais comme personne ne les écoute, il faut bien qu’un psychanalyste fasse le sale boulot auprès de ses collègues.

La puissance de Lacan tient à ce qu’il n’a jamais cédé sur le caractère fictif de la vérité. Prenez Œdipe : Lacan entendait-il faire de ce malheureux le symbole d’une névrose familiale si incontournable qu’on ne puisse plus lever le petit doigt (ou autre chose) sans qu’il en soit question ? Voulait-il expliquer la sexualité par un complexe prêt à l’emploi ? Cette prétention experte est justement ce que Lacan a voulu fuir. Œdipe est un mythe, et pour comprendre un comportement, le mythe sera toujours plus fort que la somme des informations matérielles, sociologiques, économiques disponibles. L’Œdipe n’est pas un dispositif familial que la psychanalyse entend inculquer de toute force à ses patients (comme il est d’usage de le lui reprocher), c’est une machine de guerre contre toutes les formes de positivisme. Œdipe est une fiction, mais il faut savoir que cette fiction sera toujours plus vraie qu’un individu réel − autrement dit que les individus ne sont pas déterminés par des besoins, mais par des fictions. Autant dire qu’un romancier conséquent devrait saluer Jacques Lacan comme un frère.

Cette bataille de la psychanalyse contre le savoir positif de son temps, Barbara Cassin la situe au cœur d’une guerre beaucoup plus ample qui oppose le platonisme à la sophistique. Entre Gorgias et Lacan, que d’ennemis partagés, que de points communs ! Même attention aux mots, aux signifiants, au semblant, même insistance sur le dire contre la signification ou l’orthodoxie du sens. Les gens jouissent en parole, et c’est cette jouissance-là qu’il faut comprendre, au-delà de toute référence et de toute garantie. Novalis disait déjà : « C’est au fond une drôle de chose que de parler et d’écrire ; la vraie conversation, le dialogue authentique est un pur jeu de mots. Tout bonnement ahurissante est l’erreur ridicule des gens qui se figurent parler pour les choses mêmes. Mais le propre du langage, à savoir qu’il n’est tout uniment occupé que de soi-même, tous l’ignorent. C’est pourquoi le langage est un si merveilleux mystère et si fécond : que quelqu’un parle tout simplement pour parler, c’est justement alors qu’il exprime les plus magnifiques vérités. Mais qu’il veuille au contraire parler de quelque chose de précis, voilà tout aussitôt la langue malicieuse qui lui fait dire les pires absurdités. » Voilà le terrain sur lequel nous entraîne Barbara Cassin. Parce que la bataille contre l’expertise sexuelle savante n’est toujours pas gagnée, parce que le positivisme renaît de ses cendres à chaque génération, ce livre est beaucoup plus qu’un commentaire sur l’œuvre de Lacan : c’est un traité de résistance, doublé d’une très belle et très subtile leçon d’érotisme.[/access]

*Image : Cea./lacan.com

Barbara Cassin, Jacques le Sophiste. Lacan, logos et psychanalyse, EPEL, 2012.
Claude Jaeglé, Portrait silencieux de Jacques Lacan, PUF, 2010.

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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