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Le Burkini et la justice, la journée des dupes?


Le Burkini et la justice, la journée des dupes?
Sipa. Numéro de reportage : AP21942980_000005.
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Sipa. Numéro de reportage : AP21942980_000005.

Quoi qu’il advienne, le burkini aura montré les limites du droit et l’impasse dans laquelle s’enferme une société qui demande au juge de résoudre à sa place les problèmes qu’elle se montre incapable d’affronter. L’affaire laissera des séquelles profondes bien au-delà du débat, en soi plutôt ridicule, sur la tenue des femmes sur la plage, car il a déjà fait une victime collatérale inattendue dans le droit français et pas la moindre : la notion d’« ordre public ».

L’ordre public, vaste prétexte

Dans toute société organisée, il est nécessaire de fixer les limites à ne pas franchir et de se donner les moyens de les faire respecter. La charge en revient, au nom de l’ordre public, au gouvernement, aux préfets et aux maires, en vertu des pouvoirs de police dont ils disposent respectivement. Mais l’ordre public est une notion fourre-tout qui, en démocratie, devait recevoir une définition puisque c’est en son nom que le pouvoir de police peut interdire ou restreindre l’exercice des libertés publiques. Cette définition avait été donnée il y a longtemps, dans un arrêt Benjamin du Conseil d’État de 1933 (la date fait réfléchir), qui avait fixé un principe demeuré longtemps immuable : la seule menace de trouble qui justifie l’utilisation du pouvoir de police pour interdire l’exercice d’une liberté est celle dont le degré de gravité serait tel que l’autorité investie de ce pouvoir n’aurait pu maintenir l’ordre sans émettre son interdiction.

En d’autres termes, l’ordre public ne pouvait être invoqué pour interdire l’exercice d’une liberté qu’à deux séries de conditions, les unes de fond, les autres de circonstances. D’abord, il n’existait qu’un critère, et un seul : sans risque avéré de débordement et de violences, pas d’interdiction préalable. On pouvait sanctionner après coup un abus dans l’exercice d’une liberté publique, mais pas l’interdire préventivement. La seconde série de conditions était dans l’ampleur du trouble en question : il devait être grave, manifeste et imminent, et seule l’interdiction devait pouvoir l’empêcher ou le contenir.

Extrêmement libérale, cette jurisprudence n’a pas résisté, en 1995, au lancer de nains, attraction alors en vogue dans les boîtes de nuit, qui consistait à projeter un nain, évidemment volontaire, le plus loin possible sur des matelas… Voulant faire cesser cette pratique dégradante, le Conseil d’État n’avait eu d’autre choix que de renverser sa jurisprudence : «  même en l’absence de circonstances locales particulières et alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition, contre rémunération », il convenait pour le maire d’interdire l’utilisation d’une personne handicapée comme projectile humain, au nom de la dignité de la personne humaine. Plus besoin d’invoquer une menace de trouble, il suffisait de constater l’atteinte à une valeur humaine essentielle, dont la liste ne demandait qu’à s’élargir.

Dieudonné : la censure au nom des droits de l’homme

C’est donc ce qu’a fait le Conseil d’État en 2013, pour valider l’interdiction de spectacles de Dieudonné en raison du « risque sérieux que soient (…) portées des atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine » et, par ce moyen, « prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ». En clair, le Conseil d’État rétablissait la censure, au nom des droits de l’homme : il suffisait désormais qu’il existe un simple risque d’atteintes aux valeurs et principes de la République et juste une éventualité que soient commises des infractions (incitation à la haine raciale par exemple), pour justifier une interdiction (en l’espèce un spectacle).

La doctrine paraissait donc désormais fixée, jusqu’à la récente ordonnance du juge des référés du Conseil d’État qui, le 26 août dernier, a une nouvelle fois changé d’avis : « les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu’impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage. Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations et les restrictions qu’il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public. »

Ce nouveau revirement fait naître un abîme de perplexité. De trois choses l’une en effet : soit le juge administratif a entendu revenir à sa première jurisprudence et il devra supporter dorénavant que n’importe qui dise ou fasse n’importe quoi, du moment qu’il le fait sans risque de violences. Soit il ne s’agit que d’une décision de circonstance, et il reviendra, dès la prochaine occasion, à sa jurisprudence Dieudonné : il lui faudra encore une fois se déjuger – ce ne sera pas la première –, mais il se retrouvera surtout au cœur de toutes les polémiques qu’il a précisément voulu contourner. Au moindre soupçon de dérapage, le juge administratif sera requis pour censurer, a priori bien entendu, toute expression et toute manifestation d’une idée ou d’une attitude ayant le malheur de déplaire, tantôt aux uns, tantôt aux autres.

Mais la pire serait encore la suivante : que le Conseil d’État décide d’appliquer tantôt sa jurisprudence Dieudonné, tantôt sa jurisprudence burkini. S’instituant de sa propre autorité comme le gardien du politiquement correct, il pourrait à loisir interdire toute liberté d’expression contre ceux qui offenserait, de l’intérieur, les valeurs de la République, tolérant en revanche, par une pirouette juridique, ceux qui, de l’extérieur, ne les reconnaissent même pas.

Il n’y a que deux manières de sortir du piège que le Conseil d’État s’est tendu à lui-même. La première est de faire confiance aux capacités imaginatives des Sages du Palais-Royal pour trouver une quatrième interprétation de la notion d’ordre public. Ce sera peut-être, après tout, la bonne. La plus judicieuse serait toutefois que le législateur sorte de son silence et dise une bonne fois pour toutes ce que les valeurs de la République sont prêtes à accepter pour le plus grand bien de la majorité. On attendra sans impatience, l’éternité est faite pour cela…



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