Accueil Site Page 2767

Contre le sectarisme secticide

S’il y a bien un sujet qui fait l’unanimité, du barbu onfrayiste à la rombière lefebvriste, c’est la dénonciation des sectes comme « mal absolu ».

Pourquoi tant d’acharnement ? Bien sûr, les sectes pompent tout le pognon de leurs “victimes” ; mais à défaut, celles-ci l’auraient de toute façon claqué dans d’autres âneries (Club Med, bars à hôtesses, dons à l’Arche de Zoé, Disneyland…)

Et puis d’ailleurs, comment définir une secte ? Le PC des années 50 était une secte ; l’Eglise des catacombes était une secte ; la franc-maçonnerie elle-même fut une secte, avant sa rotarysation.

Surtout, la condamnation du phénomène sectaire est trop consensuelle pour n’être pas suspecte. De quoi cette furie secticide est-elle le nom, comme dirait l’autre ? Ne s’agirait-il pas en fait, de la part de nos élites, d’une vague crainte de voir échapper à leur circuit économique des milliers de consommateurs potentiels (et respectables en tant que tels) ?

Sociaux-libéraux et libéraux-sociaux rivalisent d’arguments “dirimants” pour nous vanter la libre entreprise. Dans ces conditions, peut-on sérieusement s’en prendre aux sectes – qui ne font somme toute que privatiser un segment porteur : la spiritualité ? Ne les appelez plus jamais “gourous” : les patrons de sectes sont d’authentiques PDG, voire des winners-leaders dans leur branche !

Sur le plan intellectuel, que reproche-t-on donc à ces organisations, sinon de se constituer en sociétés parallèles, et par là-même de se soustraire au contrôle officiel des esprits ?

C’est pourquoi nous autres signataires de cet Appel, nous disons : notre cerveau est à nous ! Nous en revendiquons la libre disposition – c’est-à-dire, pour l’essentiel, le droit de décider librement qui nous bourrera le crâne.

Au nom de quoi devrait-on gober le baratin standard que nous servent les “autorités morales” autoproclamées de l’idéologie dominante – quand on peut avoir sa source de désinformation personnelle à travers n’importe quel mystagogue, escroc et fêlé sans doute, mais qu’au moins on a choisi ?

Une tragique comédie

24

A l’acte précédent, le Président de la République a annoncé qu’il allait confier la mémoire des 11 400 enfants Juifs déportés de France aux élèves de CM2.

Acte II, scène 1
Une salle des professeurs. Des professeurs discutent.

L’un : Que doit-on en penser ?
Tous : Grotesque ! Insoutenable ! Scandaleux !
L’un d’entre eux : Ah non, c’est un peu court, vu l’enjeu !
On pourrait dire, bien des choses en somme,
en variant le ton, par exemple, tenez :

historien : du sens, de l’analyse, et ce dès le Primaire,
ne pas encourager la course victimaire,
Mémoire n’est pas Histoire, ni l’école sanctuaire.
Hollandien : Du devoir de Mémoire jamais ne doit s’abstraire,
Et n’avoir rien à dire n’oblige pas à se taire.
Ségolénien : Je n’aurais pas fait mieux. A Vous, Michel, je peux le dire :
Je trouve cela très bien, …, euh, …, d’y réfléchir…
Je rejoins mes comités « désirs d’avenir » !
Psychologue : Angoissant traumatisme, tragédie en puissance :
Dangereux pour l’enfant l’excès de résilience…
Syndicale : Ni pour, ni contre, bien au contraire.
Sûr, il faut le faire, mais sur quels horaires ?
Ministérielle : J’apprends, du président cette nouvelle idée.
Comment ! Non réfléchie ? Elle sera appliquée !
J’impose, incontinent, à tous nos enseignants,
De faire de ce brouillon quelque chose de brillant !
Pour les aider, bien sûr, dans cette noble action
Je crée, pour la conduire, une commission.
Communautariste : Pourquoi eux, et pas nous ? Toujours les mêmes victimes ! La mémoire de nos morts n’est-elle pas légitime ?

A cet instant, il s’interrompt, car l’envie de rire lui a passé et la moutarde lui monte, si l’on ose dire, au nez. C’est maintenant un monologue, une confession publique, de saison…il entame la palinodie de l’enseignant déboussolé.

Que faut-il en penser ? Quel parti prendre ? Moi qui suis professeur d’Histoire-Géographie (pardon, PLC2, dans la superbe langue de mon ministère). Par déformation professionnelle, j’annoterais ainsi la copie présidentielle : « De bonnes intentions, mais ce n’est pas ce qu’on demande en Histoire. Il est indispensable de réfléchir avant d’écrire, et ne pas rendre un brouillon écrit à la dernière minute. Il faut analyser le sujet et élaborer un plan cohérent, et non compter sur l’indulgence de votre correcteur pour vos louables idées. 08 /20. »

Pardonnez cette facilité, mais, après tout, les ministres aussi sont notés, et l’heure est à l’inversion carnavalesque. On confie aux enfants la mémoire du pays et le chef de l’Etat envoie des SMS, visite Eurodisney… D’abord vient l’agacement pour cette réponse mal ficelée, à une question non posée (ou pas en ces termes), et prononcée au mauvais moment, au mauvais endroit.
Puis je m’interroge. (C’est souvent le cas quand je n’interroge pas mes élèves.)

Pourquoi cette appropriation, ce « parrainage » symbolique ? Encore de l’émotion au lieu de la réflexion, propice aux dérapages difficilement contrôlables. Encore de la « Mémoire vaine » ! Si c’est une « intuition » présidentielle, ne méritait-elle pas le temps d’un approfondissement ?

Puis vient le temps des questions faciles. Pourquoi cette nouvelle posture d’instituteur national, au plus bas des sondages, après celles de guide touristique à Disneyland, en Egypte ? Pourquoi au dîner annuel du Crif ? Pourquoi à Périgueux ?
Soyons plus constructif, moins caricatural… Pourquoi les élèves de CM2 ? Parce que les professeurs du secondaire se sont mal comportés pour l’hommage à Guy Môquet ? Parce que les Professeurs des écoles sont réputés plus dociles, plus contrôlés par leurs inspecteurs ? Parce que cela concordait avec l’annonce du plan pour l’école ? Parce qu’ »il faut combattre le plus tôt possible le racisme à sa source » ? Retour annoncé de l’Instit’ compassionnel, façon Gérard Klein ?

Et pourquoi confier à des enfants la mémoire d’enfants ? Ne peuvent-ils s’identifier à plus âgés qu’eux ? Leur confier celles des rescapés ou des Justes nous épargnerait peut-être les cellules de soutien psychologique annoncées. Et permettrait de présenter l’Histoire autrement que comme l’interminable suite de crimes qu’ont commis nos ancêtres, l’Histoire avec une grande hache comme l’écrivait Perec, et dont on se demande bien pourquoi il faudrait l’enseigner si elle est si suspecte et si traumatisante.
A moins que l’on veuille enfin cesser d’enseigner l’Histoire pour la remplacer définitivement par la commémoration perpétuelle des victimes de tous les temps, et la célébration, ô combien plus rassurante, de notre merveilleuse époque.

Cherche-t-on à éviter l’antisémitisme ? Ignore-t-on vraiment, en haut lieu, que la haine des Juifs, n’est plus à proprement parler alimentée par l’antisémitisme hérité du XIXe siècle, mais par l’antijudaïsme, et la haine d’Israël. Et que l’on peut faire d’excellents cours sur la Shoah, combattre le racisme et l’antisémitisme, et en toute bonne foi, et d’un même élan généreux, souhaiter la disparition de l’Etat israélien, voire de ses habitants. Certains osent l’écrire et sont invités comme intellectuels de haute renommée.

Lettre à Robbe-Grillet

13

Alain Robbe-Grillet, quand je vous ai découvert, à l’âge de quinze ans, j’avais déjà lu une infinité de romans mais ceux seulement qu’on m’avait dit de lire. Quand j’ai eu douze ans, une fille, une « grande » qui en avait treize, m’avait glissé, comme un de ces secrets érotiques que l’on chuchote dans les secondes qui suivent le moment où les parents s’absentent un court instant de la pièce : « Lis La Nausée, Vipère au poing. L’Etranger ! » Je l’avais fait, et j’avais grandi d’un seul coup : j’avais soudain accédé au monde des grandes personnes, des adultes de ma propre époque, pas celui, splendide mais suranné de Salammbô, ni celui apprivoisé, des Hommes de bonne volonté – dont j’avais pourtant dévoré les vingt-sept volumes.

Alain Robbe-Grillet, à quinze ans je suis allé voir L’année dernière à Marienbad et dans ces interminables couloirs sur les moulures desquels glissait majestueusement la caméra de Sacha Vierny, j’ai entendu votre voix et les cieux se sont entr’ouverts : Julien Green m’avait fait deviner qu’un tel monde existait peut-être et le rideau se levait triomphalement et ce monde était là, devant moi : la littérature française, telle que je l’espérais secrètement, au carré ou au cube !

J’ai alors tout lu, tout ce que vous aviez écrit : l’errance des Gommes, l’anneau de fer du Voyeur, la lumière qui perce à travers La Jalousie, le sang qui perle dans La Maison de rendez-vous. A l’athénée – comme on appelle le lycée en Belgique – mon professeur de français avait la délicatesse de me demander de dresser moi-même la liste des livres que j’emporterais quand le prix me serait décerné en fin d’année. Et je repartais avec ces volumes de Robbe-Grillet, de Claude Simon ou de Robert Pinget, à qui j’offrais l’occasion d’une brève incursion annuelle dans un univers qui ne savait sinon rien d’eux.

Vous étiez aussi pleinement de votre temps : vous avez accepté le principe de l’Académie Française – et, en effet, pourquoi pas ? – mais vous en avez rejeté le style convenu et vous êtes mort dans ses limbes. N’oublions pas non plus que durant des années très noires, vous avez signé Le Manifeste des 121 qui se termine par ces mots : « La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »

Un roman sentimental

Price: 27,00 €

17 used & new available from 3,15 €

Mémoire à l’école : les deux « non » d’Alain Finkielkraut

295

Le philosophe critique l’idée de « parrainage de la mémoire » lancée par Nicolas Sarkozy, mais le tollé contre cette idée lui semble plus inquiétant que l’idée elle-même.

Vous avez beaucoup réfléchi et écrit sur les risques de la mémoire. Vous n’êtes ni un adepte de la « religion de la Shoah », ni un défenseur du « devoir de mémoire ». On vous imagine spontanément plutôt hostile à l’initiative du président de la République. En refusant de répondre à chaud aux sollicitations, sans doute vouliez-vous vous donner le temps de réfléchir. Mais on dirait aussi que votre réserve traduit une sorte de gêne. Que vous inspire cette idée ?
La proposition de faire parrainer les enfants juifs français déportés par des élèves de CM2 est discutable. Elle n’a rien cependant d’obscène ou d’indigne. Nicolas Sarkozy observe que l’antisémitisme est une passion toujours vivante. Cette passion, il veut la tuer dans l’œuf. Et l’œuf, c’est l’enfant. Si les enfants sont avertis assez jeunes, si on leur ouvre les yeux sur les horreurs auxquelles une telle passion peut mener, on les vaccine. Contre l’ignorance, l’indifférence et le négationnisme qui s’ébroue sur Internet, le président de la République table, dès le plus jeune âge, sur la connaissance. Je ne vois rien là de scandaleux.

Peut-être, mais les bons sentiments ne font pas un bon enseignement. En général, vous n’approuvez guère la mobilisation émotionnelle.
L’opposition raison-émotion a ses limites. Le sentimentalisme est une menace pour la raison et l’insensibilité aussi. N’oublions pas Marc Bloch : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais rien à l’Histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. » Ceux qui refusent de vibrer, ceux qui lisent sans émotion. Les morts ne sont jamais indifférents. L’histoire et la mémoire doivent être, l’une et l’autre, animées par le souci de la vérité, et elles relèvent, selon des modalités certes différentes, de la connaissance sensible. J’ajoute que si cette mesure devait voir le jour, les instituteurs auraient évidemment pour charge d’intégrer dans l’histoire générale l’histoire singulière de l’enfant dont chaque élève ou chaque classe serait dépositaire. Un autre élément doit être pris en compte, c’est le souci d’arracher les disparus à l’anonymat. Ils sont morts en tant que numéros. Les nazis, comme le rappelle Aharon Appelfeld, « ne demandèrent jamais à quiconque qui il était ou ce qu’il était ». Ils gazaient directement les uns et tatouaient des chiffres sur les bras des autres. Si nous n’avons de mémoire que statistique, nous perpétuons d’une certaine manière la déshumanisation dont ils ont été victimes. C’est une bonne action de leur rendre un visage.

Va pour l’émotion, même si, entre l’émotion et le pathos, la différence est ténue. Mais certains, à commencer par Simone Veil, ont attaqué ce projet sur la base d’arguments émotionnels. On risquerait, en somme de traumatiser les enfants.
Dire que les enfants sont tellement fragiles qu’on risque de les traumatiser, c’est nous parler d’une enfance qui n’existe plus. Le jeune habitant de la vidéosphère, ce n’est pas l’enfant fragile, c’est l’enfant blasé, l’enfant que les Guignols invitent sans cesse à rire de tout et que ses écrans plongent dans l’hémoglobine. Il n’est pas trop sensible mais gavé, repu d’images violentes. Rien ne l’étonne. Sera-t-il capable de percevoir ce que la Shoah a de singulier et d’élever ce malheur au-dessus du film ininterrompu de l’actualité, du cinéma d’épouvante et des videogames ? C’est désormais la question.

Notre ami Paul Thibaud, président des Amitiés judéo-chrétiennes, est très remonté. Il souligne qu’on n’enseigne pas l’histoire comme ça. Et l’association Liberté pour l’Histoire estime, dans une pétition lancée ce samedi, que cette « injonction de mémoire substitue une démarche purement émotive à un apprentissage critique de l’histoire qui demeure le premier devoir des éducateurs ».
Peut-être. Le musée de l’Holocauste à Washington qui a bel et bien une visée pédagogique joue également sur ce registre, puisqu’à l’entrée, on vous remet la carte d’identité d’une victime. L’émotion et la pédagogie peuvent donc aller ensemble. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas qu’on mobilise les affects au détriment de l’intelligence, c’est le postulat selon lequel un enfant de 11 ans ne peut être sensible qu’à la souffrance d’un autre enfant de 11 ans. Cela voudrait-il dire qu’on a choisi de commémorer l’exécution de Guy Môquet dans les lycées et collèges parce qu’il avait 16 ans et qu’il faudrait attendre d’avoir l’âge de Pierre-Brossolette et de Jean Moulin pour prendre la mesure de leur héroïsme et de leur calvaire ? Non. L’école est un élargissement. On s’y délivre peu à peu de son temps et de son âge. Si je devais pour ma part parler de l’extermination devant des élèves, enfants ou adolescents, je commenterais l’une des innombrables photographies où l’on voit des soldats nazis entourer un vieux Juif et rire à gorge déployée pendant que l’un d’entre eux lui coupe la barbe ou les papillotes. Cette hilarité, cette brutalité, c’est la négation de l’humanité à l’œuvre. Et l’enfant, s’il y prête attention, s’identifiera au vieillard. Il comprendra de surcroît qu’il y a toutes sortes de rires et qu’il faut, pour accéder au rire de l’humour, se soustraire à l’obscénité fusionnelle du rire barbare.

Vous êtes un peu hésitant, cher Alain. Tout bien pesé, pensez vous que l’idée du président n’est pas si mauvaise que cela ?
Tout bien pesé, je pense que c’est une initiative malheureuse. Nicolas Sarkozy ne s’est accordé ni le temps de la réflexion, ni celui de la consultation. Il a pris tout le monde de court, sauf Serge Klarsfeld. Et il s’est trompé d’époque. Le temps est révolu où la mémoire de la Shoah protégeait les Juifs de l’antisémitisme. Aujourd’hui, elle les y expose. Plus on en parle et plus ça énerve. Le premier impératif philosophique, c’est : « Connais toi toi-même » ; le premier impératif politique, c’est, comme le souligne Hannah Arendt : « Connais ton ennemi. » Et l’ennemi contemporain n’est pas l’idéologie raciste mais l’idéologie victimaire. D’autres descendants de victimes réclament leur dû, d’autres communautés exigent leur part de Shoah. Le geste de Sarkozy apparaît aux Indigènes de la République, aux héritiers des esclaves, aux ex-colonisés et aux défenseurs de la cause palestinienne, comme un cadeau supplémentaire à ceux qui sont déjà les chouchous de la mémoire. « Trop, c’est trop », disent-ils de plus en plus fort.

En somme vous n’appréciez guère l’initiative du président et encore moins les critiques qui pleuvent sur elle ?
Je suis réservé, mais je ne joins pas ma voix au tollé, précisément parce que ce tollé confirme mon inquiétude. S’il n’y avait pas de conflit israélo-palestinien, peut-être une telle mesure aurait-elle été discutée calmement. Aujourd’hui, le calme n’est plus de mise, c’est la violence et c’est même la haine qui prévaut. Pourquoi les enfants juifs, entend-on, pourquoi pas les enfants noirs victimes de la traite, pourquoi pas les enfants victimes de la colonisation et, dernier exemple, extrêmement révélateur, dans Libération ce samedi, sous la plume d’un lecteur, pourquoi pas les enfants expulsés en vertu de la loi Hortefeux ? Cet argument a déjà été utilisé il y a quelques mois, au moment de la première célébration de la mémoire de Guy Môquet dans les écoles. Le président avait renoncé à se rendre au lycée Carnot car la colère montait et, sur un mur du lycée, une affiche proclamait ceci : « Hier exécuté comme résistant, aujourd’hui raflé comme immigrant. » Autrement dit, l’expulsion équivaut à la déportation et ceux-là mêmes qui s’identifient aux sans-papiers assimilent subrepticement, et peut-être à leur propre insu, l’Afrique à un gigantesque camp de concentration. Ce sont les avatars de l’anticolonialisme. A l’époque des luttes pour l’indépendance, on disait, comme Sartre : « L’Europe a mis les pattes sur les autres continents, il faut les taillader jusqu’à ce qu’elle les retire. » Aujourd’hui, « celui qui est ici est d’ici », dit Alain Badiou. Tout le monde est européen et tout ce qui n’est pas l’Europe, c’est Auschwitz.

Laissons de côté cette dernière outrance, sans pour autant éluder la question. Faut-il singulariser le sort des enfants juifs, faire d’eux les porte-parole de toutes les victimes ? En proclamant pieusement l’exceptionnalité de la Shoah, on n’a pas abouti à grand-chose. Le slogan « plus jamais ça » prétendait inscrire la Shoah dans une histoire universaliste, elle est devenue l’affaire des Juifs.
Il faut savoir si la destruction des Juifs d’Europe est un crime contre l’humanité. Oui, elle est un crime contre l’humanité du point de vue juridique. Cette catégorie a fait son entrée dans le droit après le traumatisme de cet événement mais qu’en est-il de la conscience collective ? Ce que je conclus de « la compétition victimaire », c’est que nous assistons à une fragmentation de l’humanité. Ce n’est plus l’humanité qui est victime du crime, ce sont les Juifs. L’humanité est devenue cette instance procédurale qui gère les différentes mémoires victimaires. L’erreur fatale de Nicolas Sarkozy a été d’annoncer cette mesure au dîner du CRIF, sans voir qu’il se mettait en contradiction avec lui-même. D’un côté, il affirmait : « l’antisémitisme n’est pas le problème des Juifs mais le problème de la République » ; de l’autre, il semblait, alors qu’on ne lui demandait rien, donner satisfaction à la revendication mémorielle de la communauté juive. Et maintenant, à qui le tour ?

A vrai dire, Serge Klarsfeld, dont on dit que c’est lui qui a soufflé cette idée au président de la République, encourage ce partage du gâteau mémoriel. Voilà ce qu’il a déclaré au Parisien : « Après, les enfants seront sensibilisés et pourront travailler sur la Shoah. Quitte à élargir cet effort de mémoire à d’autres questions, la colonisation par exemple. »
Serge Klarsfeld a toujours eu son propre agenda mais il est étrange de le voir, pour arriver aux fins qu’il s’est fixé, envisager sans états d’âme, la banalisation de la Shoah. Cette idée, pour autant, ne méritait pas les adjectifs dont l’a gratifiée Simone Veil : « inimaginable, insoutenable, dramatique et, surtout, injuste », a-t-elle dit. Injuste pour qui ? Pour l’islam de France que cela risque de braquer ? Cette fureur verbale est d’ores et déjà pain bénit pour les tenants du nouveau conformisme idéologique, c’est-à-dire tous ceux qui dénoncent le blocus de Gaza en oubliant les tirs de roquettes ininterrompus sur le sud d’Israël ou qui disent, avec Régis Debray, que « la Shoah ne rentre pas, hélas, dans le champ de conscience oriental, parce qu’on a la conscience de son histoire et que le nazisme est d’Occident ». Comme si l’Occident, ce n’était pas aussi depuis Hérodote et même Homère, la conscience de l’histoire des autres, et comme si le nazisme n’avait eu aucune accointance orientale.

Il y a un ou deux ans, vous avez solennellement appelé les dirigeants de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et tous les gardiens de la mémoire juive à cesser les voyages à Auschwitz. Quelle différence faites-vous entre ces voyages et l’idée de Nicolas Sarkozy ?
Si cette mémoire est tellement lourde à porter que, nous dit Simone Veil, les survivants s’efforcent de l’épargner, aujourd’hui encore, à leurs enfants et petits-enfants, pourquoi envoyer par cars entiers les élèves de collège à Auschwitz ? Ce qui vaut pour le parrainage devrait valoir pour les voyages. Les uns et les autres attisent le ressentiment et la jalousie victimaire et les historiens ont tort de croire que leur discipline pourra régler le problème : elle fait l’objet de la même surveillance et de la même animosité. Il y a une autre raison à mon scepticisme sur les vertus pédagogiques du tourisme concentrationnaire. On croit mettre les élèves en contact direct avec l’horreur, or Auschwitz, Treblinka et tous les camps sont par définition des endroits abstraits où il ne se passe rien. Apprendre quelque chose à Auschwitz demande une connaissance et une capacité de recueillement qui ne sont pas à la portée d’enfants en groupe. Auschwitz ensoleillé, c’est le soleil qu’on voit, Auschwitz l’hiver, c’est la tentation de la bataille de boules de neige. Moi-même, à Auschwitz, j’étais distrait ; je n’ai pu me recueillir et méditer vraiment qu’à Birkenau, parce qu’il y avait moins de monde et aussi sans doute parce que mon père y avait été détenu. Il est totalement illusoire de croire que le camp, c’est concret. Le concret, on le trouve dans les livres. Il est infiniment plus formateur de faire étudier aux élèves Si c’est un homme de Primo Levi ou les pages incroyables de Vassili Grossman sur l’entrée dans la chambre à gaz dans Vie et destin que de les emmener à Auschwitz. A Auschwitz, il n’y a personne. Dans les livres, il y a quelqu’un.

Cela dit, il faut aussi compter avec l’inculture des professeurs sur le sujet. Contrairement à ce que l’on croit en général, l’histoire de la Shoah est peu enseignée à l’université. Au Mémorial de la Shoah, on a déjà entendu un professeur s’étonner car il croyait que Drancy était en Allemagne.
Cette inculture tient à la fois à l’ignorance et à l’idéologie. Aussi contestables que soient l’initiative de Nicolas Sarkozy et son cavalier seul, ce que je sens percer dans les critiques les plus stridentes, c’est une lassitude, une aigreur, une exaspération, à l’égard de l’événement même de la Shoah. On reproche souvent aux Juifs de voir l’actualité à la seule aune de leurs intérêts communautaires – « c’est bon pour nous ? » Aujourd’hui, il faut oser le dire : la mémoire et l’histoire de la Shoah, ce n’est pas bon pour les Juifs.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy et Gil Mihaely.

Touche pas à mon despote

33

Où se sont retrouvés les conjurés pour organiser leur coup ? Comment s’y sont-ils pris pour rédiger ce texte qui entrera très vite dans les annales[1. Je ne suis pas très sûre de la traduction du terme Arsch en français.] ? Ont-ils envoyé un fax, un pneumatique, un SMS ou un mail à la rédaction de Marianne ? Si oui, à l’attention de qui ? Nul ne pourra jamais, sans doute, répondre à ces questions et l’on ne peut que se perdre en conjectures.

On peut opter pour un scénario romanesque où l’on verrait l’ombre des Dix-Sept se fondre discrètement, des mois durant, dans les nuits de Paris, pour converger en un lieu tenu secret où, à la lumière d’une chandelle, l’un d’entre eux ferait péniblement crisser le papier sous la plume d’oie et la dictée des autres. Ils seraient partis deux ou trois cents dans cette folle aventure. Mais, les rafles s’ajoutant aux exécutions sommaires, les arrestations alternant avec le retour de camarades torturés par la police sarkozyste, ils n’auraient plus été à la fin que dix-sept survivants. Jean-Pierre Chevènement ne laissera pas de nous étonner.

Malheureusement, je ne puis laisser mon imagination aller à de telles divagations : je n’ai pas l’esprit aussi éblouissant que celui d’un Dominique de Villepin – c’est-à-dire empreint des allants romantiques d’une grand-mère qui tricote. J’ai plutôt tendance à croire que les Dix-Sept conjurés ont décidé leur coup un soir de grande fatigue à la MJC de Nogent-sur-Marne, où ils tenaient un meeting unitaire. Sous l’emprise d’une ébriété avérée (trop de Canada Dry tue le Canada Dry), c’est François Bayrou qui, le premier, a eu l’idée : « On va lui faire une lettre méchante à Sarkozy. A lui et à sa méchante femme, hein Marielle, j’ai raison ? »

Comme il n’y avait plus de chips à manger et que le concierge de la MJC ne voulait pas tarder à mettre tout ce beau monde dehors en lançant un tonitruant : « Eh, il y en a qui ont une vie sexuelle ici », on a vu les dix-sept se rassembler comme un seul homme autour d’une table pour sonner l’hallali. Et, ah là là, quel hallali ! A provoquer des spasmes frénétiques chez un contrôleur principal des Impôts ou à vous faire bander un receveur des Postes en retraite.

Les Dix-Sept, donc, ont voté la mort du Roi. Et les Sanson, exécuteurs des hautes oeuvres de père en fils depuis 1688, s’apprêteraient à reprendre du service place de la Concorde. En attendant, on se donnera de petits rendez-vous anti-monarchistes-électifs, comme autrefois l’on se comptait fleurette entre gens de bonne compagnie dans des manifestations anti-fascistes. Rien n’arrêtera le front républicain !

C’est bien là le plus grand crime de Nicolas Sarkozy : avoir flingué Le Pen. Impardonnable, le président français a privé les Don Quichotte de la bienpensance française de leur bon gros moulin à vent. Le corps de l’hydre lepéniste à terre, c’est son assassin – l’homme qui a cassé leur joujou et leur principal passe-temps – qu’ils veulent achever. Ernst Kantorowicz (Kanto pour les intimes, c’est-à-dire pour ceux qui vont danser le jerk le samedi soir avec Claude Lévi-Strauss) n’avait même pas prévu le coup dans Les Deux Corps du Roi.

N’empêche que les Dix-Sept ont raison sur tous les plans. Ils ont d’abord raison de parler de monarchie élective : vu que papa Sarkozy n’était pas président de la République, il aurait été d’une parfaite incongruité que l’on parlât en l’espèce de monarchie héréditaire. Bien vu !

Et puis, il y a des choses qui ne trompent pas. Nicolas Sarkozy s’est enfui à Varennes (il fut heureusement arrêté – avec femme et enfant –, à hauteur de Marne-la-Vallée, par d’honnêtes journalistes qui avaient reconnu son visage gravé au revers d’une pièce d’un euro). Il a convoqué le Parlement à Versailles, puis a décidé de transporter sa cour du 8e arrondissement à Neuilly.

Pire encore, pour pousser plus loin la ressemblance avec ces rois qui ont fait la France, il a épousé une Italienne comme Henri II et Henri IV.

Ce n’est pas convenable : un président de la République doit être discret. Il lui est beaucoup plus loisible d’attraper le mal napolitain en sortant nuitamment par la grille du Coq plutôt que de s’afficher au grand jour avec une chanteuse. Une chanteuse, vous vous rendez compte ? Chez les Villepin, ça ne fait que quelques années qu’on accepte d’inhumer ces gens-là en terre chrétienne[2. Il a failli déshériter sa fille qui a eu l’outrecuidance de devenir top model.].

Ajoutez à cela qu’un des fils Sarkozy s’appelle Louis, comme cela s’est pratiqué au moins dix-huit fois chez les Capet et les Bourbons : le doute n’est plus permis. La France est une monarchie élective, alors que certains l’auraient préférée royale.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

George Steiner : Pouchkine, Harry Potter et Moi

6

Il écrit et enseigne en quatre langues. Fou de son métier de professeur, amoureux érudit des grandes œuvres littéraires qui ont fabriqué l’humanité, nostalgique mais jamais amer, George Steiner ébauche, sous la forme de courts essais, quelques-uns des livres qu’il n’a pas écrits.

L’idée d’un livre des livres que vous n’avez pas écrits – et que, ce faisant, vous écrivez- est assez mélancolique. Vous avez des regrets, professeur Steiner ?
Certainement. Tout d’abord, tout ce que j’ai fait aurait pu être meilleur. Et maintenant que ma vie touche nécessairement à sa fin, je sais que ces livres que j’ai toujours voulu faire mais toujours ajournés, je ne les écrirai jamais.

Vous êtes un penseur et un professeur mondialement connu. Mais pour vous, il y a les génies et les autres.
La plus grande critique, la meilleure érudition, le commentaire le plus précis et le plus souverain contiennent toujours un élément parasitaire. Dans mon petit théâtre personnel qui, je l’espère, n’est pas trop triste, je me vois comme un postino, un facteur. C’est une allusion à Pouchkine qui disait : « Merci à mes traducteurs, éditeurs, commentateurs. Vous portez mes lettres, mais c’est moi qui les ai écrites. » Effectivement, c’est un privilège immense de porter les lettres. Il faut trouver la bonne boite, le bon moment. Je crois profondément à la transmission culturelle, je suis fou du métier de professeur. Mais il ne faut jamais se raconter d’histoire. Chaque matin, je me rappelle que Monsieur Pouchkine a écrit les lettres.

Dans les Règles pour le Parc humain, Peter Sloterdijk diagnostiquait la fin de l’humanisme lettré Et s’il n’y avait plus de lettres ? Et s’il n’y avait plus personne pour les lire ?
C’est une question angoissante. J’ai eu beaucoup de chance. J’ai enseigné en Amérique, en Angleterre, en France, dans beaucoup d’autres pays, et j’ai toujours trouvé des gens qui voulaient lire les lettres. Cela pourrait être de plus en plus problématique. Comme le suggère une expression française lourde de sens, il se pourrait qu’il y ait de plus en plus de lettres mortes. Déjà, avec le hurlement sauvage et sadique de l’argent du capitalisme tardif, il est de plus en plus difficile de poster les lettres, de trouver des timbres. Je pense à l’éclipse des petites maisons d’édition, des magazines littéraires et philosophiques, au misérable état matériel de nos enseignants. Et pourtant, je suis optimiste. Je crois à la catastrophe économique et sociale, et je crois qu’elle entraînera un retour de l’humain. C’est dans les abris, sous le blitz à Londres, qu’a repris la lecture massive des classiques. Les grandes valeurs tiennent notre conscience en vie. Le kitsch ne peut pas les remplacer. Dans des temps très difficiles, nous pourrions revenir aux grandes œuvres. Jamais les salles de concert et les musées n’ont été aussi fréquentés. Ne soyons pas trop pessimistes.

Les signes contraires ne manquent pas. L’inculture est assumée, voire revendiquée, y compris dans les couches les plus élevées de la société. La télévision et la Toile saturent l’existence.
C’est très inquiétant particulièrement en France où la vie de l’esprit a toujours été très politique, très publique, très exemplaire. Cela dit, ces technologies qui miment la tradition classique pourraient aussi être de très grands outils de dissémination pédagogique. Par le on line, n’importe quelle petite école peut accéder aux plus grandes œuvres. Cela explique que j’ai vu arriver d’Inde des élèves époustouflants d’intelligence, d’enthousiasme, de puissance créatrice. J’observe chez beaucoup de jeunes un certain dégoût face à l’omnipotence du marché.

L’un de vos essais est consacré au savant anglais Needham: un homme de la Renaissance au XXe siècle, un homme-encyclopédie. Quel est le sens d’un tel savoir aujourd’hui ? Sommes-nous passés de l’âge de Needham à celui de Wikipédia ?
Je crois toujours profondément à la parole grecque classique qui nous dit que la Mémoire est la mère de toutes les Muses. Ce qu’on ne peut pas apprendre par cœur, on ne le connaîtra jamais profondément, on ne l’aimera jamais assez. Le rôle de la mémoire est immense, comme celui du silence. Mais le silence est de plus en plus cher. Cela dit, des élèves qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée y entrent par l’écran, peuvent poser des questions à quelqu’un de hautement qualifié, s’arrêter devant un tableau. Ce que nous ne savons pas, c’est si ces enfants iront ensuite dans un vrai musée. Le cas Harry Potter est aussi de toute première importance. Le style, la grammaire sont difficiles et l’enfant du Kamtchatka ou du Tibet fait la queue toute la nuit pour la sortie d’un nouveau volume. Malheureusement, nous n’avons pas le Max Weber ou le Tocqueville qui pourrait nous dire si, après avoir lu et relu Harry Potter, cet enfant va se plonger dans l’Ile au Trésor et Gulliver. Nous n’en savons rien.

Vous avez lu Harry Potter ?
J’ai mis le nez dans le premier tome. Ce n’est pas pour moi, de même que Tolkien n’est pas pour moi. Mais grâce à son érudition, le mythe arthurien est un imago universel.

Vous en appelez à une éducation fondée sur quatre piliers : la musique, les mathématiques, les sciences de la vie et l’architecture. Ces nouvelles humanités sont-elles appelées à détrôner les anciennes ?
Il n’y a pas une seule clé. Mais de nos jours, les plus doués, les plus obsédés par l’absolu sont les mathématiciens. Ce sont les princes de l’esprit. Au quattrocento, j’aurais aimé prendre un café avec les peintres. De nos jours, c’est une immense chance de pouvoir fréquenter les grands scientifiques. Peut-être ne connaîtrons nous plus, en Occident, les miracles que nous appelons Dante ou Shakespeare ou Racine : on comprend mal la possibilité du crépuscule, mais elle existe. Aucune culture n’a un pacte d’éternité avec le destin. Mais le fait d’avancer est interne à l’entreprise scientifique. C’est parmi les scientifiques que j’ai connu des bouffées folles de confiance et d’espoir après les grandes catastrophes.

Vous observez en tout cas que les Juifs ont, eux, un pacte de survie. Mais vous pensez que la normalité étatique ne leur vaut rien. Pour vous, être juif, c’est être en exil. Pourtant, vous paraissez plus empathique à l’égard d’Israël que par le passé.
L’homme ne va pas survivre s’il n’apprend pas à être l’invité de l’Être selon la magnifique formule de Heidegger. Nous sommes jetés dans la vie, dit-il. Je peux vraiment me tromper mais peut-être que le destin de la diaspora, du juif en dehors d’Israël, c’est de pratiquer l’art difficile de vivre comme un invité parmi ses hôtes. Et le devoir de l’invité est de laisser la maison de l’hôte un peu plus belle, un peu plus riche, un peu plus humaine qu’il ne l’a trouvée. C’est cela la mission difficile, précaire, utopique du juif de la diaspora. Je ne crois pas que le miracle de 4000 ans de survie puisse se terminer avec une petite nation armée jusqu’aux dents derrière des murs et des barbelés. Mais je devrais dire cela en Israël avec mes enfants. Vivre sous la menace des attentats-suicides n’a rien à voir avec le fait d’exposer des arguments philosophiques dans le luxe d’une maison en Angleterre.

Vous avez souvent dit que seule une élite pouvait accéder à la grande culture. Elle est donc incompatible avec la démocratie ?
Je le crois, hélas. Spinoza a dit : ce qui est excellent doit être très difficile. La lecture d’une page de Descartes, de Kant ou de Bergson demande solitude, silence, concentration extrême, renoncement à soi. Tout cela n’est pas à la portée de tous. Jusqu’à maintenant, aucune formule de scolarité de masse n’a réussi à garantir la transmission des savoirs. Pour moi, qui suis un anarchiste platonicien, notre devoir est d’identifier ce qui dans un enfant peut et veut se réveiller et d’aplanir tous les obstacles financiers, sociaux qui peuvent l’en empêcher. Un grand système éducatif donne leur chance aux doués. Or nous ne savons que niveler. Oui, il y a un don et amoindrir ce don commet un blasphème – et j’emploie à dessein un vocabulaire religieux.

La France a connu des périodes où la culture était une religion. Que vous inspire le triomphe du show business dans l’espace public ?
Je dois au lycée français tout ce que je suis devenu. Je me souviens d’une rentrée des classes à Janson de Sailly. Le professeur est entré dans la classe et il nous a dit : « Messieurs, c’est vous ou moi. » Voilà toute ma pédagogie : c’est effectivement vous ou moi. Cela suppose certaines disciplines sociales immensément éloignées de l’atmosphère actuelle. Les deux produits qui engendrent la plus grande circulation d’argent du monde sont la pornographie et la drogue. Des centaines de milliards par jour. Merci ! Si c’est ça l’ultime garantie de liberté démocratique, c’est très cher payé.

« Les spectacles et la rhétorique politiques, écrivez-vous, s’apparentent à un camp de nudistes. » L’art de la solitude, le droit à l’intime, ont-ils une vague chance de survie ?
Tout ne peut pas être dit, tout ne doit pas être dit. Le voyeurisme total qui est l’engin même des médias est très grave. En Angleterre, quelqu’un qui a une vie familiale à protéger ne peut plus entrer en politique. Les paparazzis, au sens le plus large, rendent presque impossible la vie privée. Et une démocratie sans vie privée est aussi une contradiction. Ces jours-ci, les « unes » des magazines à Paris, animés par une seule obsession, sont une insulte au lecteur.

Oui, mais le lecteur apprécie…
Un enfant apprécie les truffes au chocolat. Et on ne le lui permet pas d’en manger toute la journée.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Les livres que je n'ai pas écrits

Price: 20,20 €

23 used & new available from 1,84 €

SMS – SS !

Près d’une semaine qu’on ne parle que de ça. Le prétendu texto présidentiel. Il faut dire que le SMS, comme moyen de communication, ça va comme un gant à Nicolas Sarkozy qui trouve bien naturel de pianoter sur son portable en public, serait-il au Vatican. Enfin, ce n’est pas le sujet. Voilà une semaine, donc, que le supposé message publié sur le site du Nouvel Observateur alimente les conversations de bureau et répand la zizanie dans les rédactions. Est-ce un ragot, est-ce une info ? Sarko est-il fou ? Jaloux ? Peut-il déclencher la frappe nucléaire en tapotant sur son Nokia ? Cécilia ? Carla ?

Revanche de la démocratie, chacun, puissant ou misérable, anonyme ou célèbre, a pu y aller de ses certitudes de comptoir et de sa psychanalyse de bazar sur la supposée résilience dont aurait été frappé Nicolas Sarkozy avec la réconfortante conviction de s’intéresser à l’avenir du pays. Au passage, même en supposant que le texto maudit soit authentique, peut-être 60 millions de psychologues ont-ils commis un contresens majeur. Peut-être ont-ils entendu une supplique là où il fallait lire une menace : « Si tu reviens m‘enquiquiner, j’annule tous nos accords. » Ou alors, il s’agissait d’un tout bête arrangement de week-end ou de vacances comme en ont tous les parents divorcés : « Si tu reviens maintenant, j’annule la deuxième semaine de location à Palavas les Flots. » Va savoir.

Peu importe. Au bout de quelques jours, nous avions épuisé les charmes du SMS. Ces quelques mots avaient livré tous leurs secrets et permis à chacun de se forger une opinion parfaitement fondée sur la relation entre le chef de l’Etat et son ex-épouse. Le vrai débat pouvait avoir lieu. Fallait-il publier ? Oublier ? Les journalistes sont-ils des salauds ? Des héros ? Sommes-nous allés trop loin ? Avons-nous perdu notre âme ? On a bien cru, l’espace d’un instant, que la corporation allait se livrer, pour de bon, à un vaste examen de conscience. Qu’on se rassure. Comme disait l’autre, je suis dans le ruisseau, c’est la faute à Sarko. D’abord, c’est lui qui nous a refilé la came. Oui, celle que nous vous revendions à bon prix, chers lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Ce glamour à deux balles que nous méprisons tous et qui, mystérieusement, fait de bonnes ventes, cette exhibition bling-bling si peu conforme au bon goût dont nous nous targuons tous, c’est le président qui nous y a rendus accros. Oui, c’est lui qui a commencé. Nous pas responsables. Bon, d’accord, nous avons été faibles, un peu minables. Mais nous avons des circonstances atténuantes. Tout est de sa faute. Le dealer, c’est lui.

Il faut dire qu’il a aggravé son cas, le président. Perte de sang-froid caractérisée. Nous, on le comprend, même si, comme l’a finement remarqué Philippe Val, le patron de Charlie Hebdo (dont il faut saluer l’excellente « une ») il aurait peut-être été plus adapté de mettre son poing dans la figure du journaliste concerné, genre ni vu-ni connu, une explication « entre hommes ». Mais attaquer un journaliste au pénal, vous n’y songez pas. On sent le parfum de la dictature. De quoi donner une attaque à Robert Ménard, le patron de Reporters Sans Frontières. Certes, nul ne pense que le journaliste du Nouvel Observateur va croupir en prison. Le plus probable est que cette procédure bancale n’ira pas à son terme. Mais, puisque, sur le papier, la possibilité d’une peine d’emprisonnement existe, profitons-en. Octroyons-nous, une fois encore, le grand frisson de la Résistance. No pasaran. Halte à la poutinisation ! (Il est clair que, dans la conjoncture politique actuelle, la mise au pas des médias est à l’ordre du jour).

Dans ces conditions, Carla Bruni a des excuses. D’abord, l’entretien qu’elle a accordé à L’Express est de bonne tenue, avec des mots grecs, de la hauteur de vue et de la modestie ainsi qu’il sied à une « première dame » – appliquée à la nouvelle élue (du cœur du président, pas des Français), cette expression désuète est un brin cocasse, non ? Passons. Venons-en à la gaffe, cette comparaison absurde, cette reductio ad hitlerum aurait pu dire notre belle helléniste. (Oui, oui, on sait, c’est du latin, mais agape, c’est du grec… et belle latiniste aurait été moins amusant). « A travers son site Internet, déclare Mme Nicolas Sarkozy, Le Nouvel Observateur a fait son entrée dans la presse people. Si ce genre de sites avait existé pendant la guerre, qu’en aurait-il été des dénonciations de juifs ? » La gaffe. Un peu plus et elle manifestait en scandant : SMS-SS ! En plus, balancer ça dans les dents du Nouvel Obs, fallait oser. Et pourtant, répétons-le, elle a des excuses. Après tout, il y a à peine trois mois, mademoiselle Bruni était au Zénith avec toute l’intelligentsia « antifasciste » pour protester contre l’amendement scélérat. Et on l’imagine volontiers défilant, non seulement pour Armani ou Prada, mais aussi contre les expulsions de sans-papiers que nombre de ses copains qualifient subtilement de déportations. Bref, elle s’est contentée de servir aux journalistes la référence qu’ils balancent régulièrement dans les gencives de ceux qui leur déplaisent, le genre « ça nous rappelle les heures les plus sombres de notre histoire ». Normal : culturellement, elle vient de leur monde. Elle fréquente peut-être la droite bling-bling, elle n’en est pas moins une enfant chérie de la gauche bobo.

Surtout, elle a présenté ses excuses. Futée, la première dame : au lieu de s’entêter, d’expliquer qu’elle a eu raison d’avoir tort, que c’est le Nouvel Obs qui a commencé, elle comprend qu’elle a dit une ânerie. Et hop, ni une, ni deux, elle demande pardon. L’incident est clos. Chapeau bas. Présenter ses excuses quand on a fait ou dit une connerie, fallait y penser. Certains journalistes feraient peut-être mieux d’en faire autant.

De la vertu aux temps de la cupidité

6

Si on en croit Montesquieu, la démocratie est un système harmonieux qui ne peut que fonctionner. Son seul défaut est de supposer des dirigeants vertueux. Le capitalisme actuel souffre du même handicap : avec des acteurs vertueux, on peut tout imaginer, même que la main invisible soit l’instrument de l’intérêt général. Mais le désintéressement est déjà un exploit pour un élu. Dans la vie économique, il relève de la sainteté. Comme l’a observé Jean-Claude Michéa (L’Empire du moindre mal, Flammarion), Adam Smith serait horrifié à la vue de ceux qui se prétendent ses disciples.

L’affaire du « trader fou » montre qu’on est loin du compte. Ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement un employé déchaîné et un mécanisme de contrôle défaillant, mais un système qui s’est éloigné de ses missions initiales. Les marchés financiers ont vocation à permettre l’allocation la plus efficace de ressources et le financement des entreprises. Aujourd’hui, ils s’autonomisent pour poursuivre un objectif qui leur est propre. C’est la queue qui agite le chien.

A l’aune de tels enjeux, le débat sur le scandale de la Société Générale est singulièrement réducteur. Le rapport de Bercy s’est prudemment concentré sur les aspects techniques de l’affaire – sous-encadrement des traders, suivi insuffisant de leurs activités et gestion de la crise par la direction de la Socgén. Autant de défaillances des procédures et du management qui, certes, ont leur importance, mais permettent d’éviter la question fondamentale : comment éviter la dérive des marchés financiers ? Autrement dit, comment faire en sorte que le chien soit maître de sa queue ?

L’économie mondiale peut être comparée à un réseau routier qui doit, en une décennie, accueillir de plus en plus de véhicules de plus en plus rapides et puissants. Du coup, toute perturbation devient un embouteillage monstre et l’accident le plus anodin cause des dégâts considérables. La propagation de la crise du crédit immobilier aux Etats-Unis illustre bien ce phénomène.

Il est donc légitime que les pertes essuyées par la Générale suscitent des interrogations sur l’état des autoroutes de la finance mondialisée.

Il ne s’agit pourtant pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, aussi trouble soit-elle aujourd’hui. Ni l’opacité croissante des opérations et produits financiers, ni le ressentiment toujours plus virulent à l’égard de « la banque » et des « marchés financiers » ne justifient un procès à charge. En économie comme en politique, le rejet des médiations est une illusion. Nous avons besoin des élus pour exercer le pouvoir en notre nom, tout comme nous avons besoin des banques, des marchés financiers et des professionnels qui y officient, pour gérer nos capitaux et nos risques.

Il faut aussi rappeler que beaucoup de ces « produits dérivés » constituent d’abord et surtout une police d’assurance permettant aux acteurs économiques d’atténuer les effets néfastes des fluctuations du prix des matières premières, des taux de change et des taux d’intérêt. Le fabricant qui achète ses matières premières en dollars, vend ses produits en euros et finance sa trésorerie avec un crédit bancaire, ne tiendrait pas longtemps sans y avoir recours. Seulement, contrairement à leur vocation initiale, ces instruments financiers sont devenus à leur tour des actifs financiers qui suscitent la convoitise des spéculateurs. Le bouclier est devenu une épée.

Dans ces conditions, l’heure n’est pas à la croisade idéologique. Or, pour certains, la loi du marché revêt un caractère sacré, comme s’il s’agissait d’une loi de la nature ou de l’aboutissement inéluctable de l’histoire humaine. « Tout le problème, pour le pouvoir, est de ne pas glisser de l’autorégulation du système par ses acteurs, les mieux à même de le réparer, à sa régulation par en haut, au risque d’en casser les ressorts », écrit Alain-Gérard Slama (Le Figaro, 1er février). En clair, tout acteur est légitime à intervenir, à l’exception des détenteurs de la puissance publique. Sauf que le libéralisme, dans sa forme actuelle comme dans celles qui l’ont précédées, est un phénomène historique, une option parmi d’autres. Le fait qu’on n’ait pas trouvé mieux ne prouve en rien qu’on ne trouvera jamais mieux.

L’économie, comme la politique, est une affaire d’hommes [1. Que les féministes ne m’arrachent pas les yeux, je veux évidemment parler d’êtres humains en général.]. Aucun système économique, aussi sophistiqué ou intelligent soit-il, ne sera jamais meilleur que ceux qui le font fonctionner. Il est inquiétant que « l’éthique du capitalisme » ait cédé la place à des comportements indélicats quand ils ne sont pas carrément mafieux. Et, plus inquiétant encore que certains délinquants (à la différence des patrons-voyous) soient considérés comme des héros. Nick Leeson, le trader responsable de la faillite de la Barings en 1995, est un conférencier très demandé. Sans vertu, même le meilleur des mondes s’écroulera. Cela n’incite guère à l’optimisme.

S’ennuyer à la folie

32

Imaginez l’une de ces situations dont la vie sociale est malheureusement prodigue – vous essayez de lire un livre que toute la critique a salué comme un chef d’œuvre. Vous auriez plutôt envie de vous joindre au concert de louanges, si seulement vous n’étiez pas aussi horriblement frappé par l’ennui. Votre esprit commence à douter, votre vue se trouble ; soudain, vous vous sentez terriblement fatigué. Vous vous ennuyez grave.

Maintenant, réfléchissez. Peut-être que l’ennui n’est pas aussi nocif qu’il le paraît à première vue. Certes, il ne constitue pas une critique consciente, mais ses effets peuvent être aussi dévastateurs que ceux d’une rébellion frontale. Parents, professeurs, prédicateurs, personnalités officielles et apparatchiks du Parti peuvent faire de nous un public captif. Ils nous ordonnent de rester assis et de bien nous tenir. Nous y voilà. Nous écoutons. La Bible ? Ennuyeuse. Le Talmud ? Ennuyeux. Ennuyeux, le saint Coran ? Ennuyeux. Le Capital ? Ennuyeuuux. Inutile de nous sanctionner. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous ennuyer.

Peut-être. Mais peut-être la décevante innocuité de l’ennui est-elle sa plus grande force. L’ennui est une arme de résistance culturelle particulièrement efficace. C’est l’une des rares qui ne conduise pas à l’écrasement des faibles mais pousse les forts à changer leur comportement. Tout plutôt que des baillements et des yeux hagards. Ainsi l’Eglise médiévale autorisait-elle ses prédicateurs à pimenter leurs édifiants (mais hélas ennuyeux) messages par d’amusantes anecdotes, pleines d’horreur et de gore. Ils adoucissaient l’amertume du dogme par le sucre de la romance et du mélodrame. Ils offraient à leurs ouailles terrassées par l’ennui des contes fort divertissants sur la vie aventureuse des saints – souvent des personnages du folklore vaguement christianisés – et autres pêcheurs repentis. Et ça marchait. Les histoires de saints étaient immensément populaires. Mais comme je l’ai montré dans Histoires de Saints (Gallimard), il y avait un prix à payer. Ces histoires délivraient des messages brouillés. En fait, elles ont été la base d’une théologie alternative, souvent en bisbille avec la religion officielle. L’intérêt des consommateurs avait bien été éveillé mais pas forcément dans le sens voulu. Le remède est parfois pire que la maladie.

L’ennui peut être une force de subversion mais aussi l’essence même du conformisme. Il est tout autant le petit iconoclaste qui se cache en nous que l’agent des puissances dominantes qui s’y cache pareillement. Aussi, contrairement à ce que nous croyons spontanément, l’ennui peut-il être artificiellement provoqué. On peut apprendre à s’ennuyer – ennui des vieux habits, des vieilles choses ou des idées dangereuses. Le citoyen de la galaxie post-Gutenberg apprend à s’ennuyer. Soigneusement formaté pour que sa capacité d’attention soit à durée limitée, il en a vite assez.

Si vous avez grandi avec la télévision commerciale – l’agent de conditionnement le plus important dans le monde post-Gutenberg –, vous êtes habitué aux gratifications immédiates, le plus souvent émotionnelles. Vous avez besoin de divertissement permanent. Vous êtes un consommateur.

Cela ne signifie nullement que, par le passé, l’idée que la plupart des gens se faisaient de l’amusement était la lecture de La recherche du temps perdu, ni que, de nos jours, plus personne ne lit d’austères travaux universitaires peu susceptibles de déclencher des fous rires. Il y a toujours eu des individus patients et d’autres impatients, des amoureux des nouvelles et des inconditionnels des grandes sagas épiques. Mais notre culture est de plus en plus celle de l’impatience. Accros au divertissement, nous avons besoin de doses fréquentes pour rester « high ». Nous nous ennuyons plus vite.

L’ennui n’affecte pas seulement la façon dont nous consommons le divertissement. IL affecte notre façon de consommer tout et n’importe quoi. Plus significativement encore, peut-être, il affecte le mécanisme qui pourrait changer les choses – la politique. Dès lors qu’elle a quelque chose à voir avec la rationalité des décisions, la démocratie suppose la connaissance. Or, notre culture du zapping tient pour ennuyeuse les connaissances politiquement significatives. Pour prendre des décisions politiques rationnelles, il faut connaître des choses qui ne sont ni amusantes ni émouvantes. Il faut écouter de longs exposés théoriques et pratiques et en tirer des conclusions. Dans le passé, des assemblées populaires pouvaient écouter et discuter de très longs débats. Les gens « simples » lisaient souvent les pamphlets politiques assez compliqués. Ce n’est plus le cas. C’est trop ennuyeux.

Les nouveaux politiciens sont bien conscients de ces phénomènes. L’ennui est bon pour la mauvaise politique. Le public veut du nouveau toutes les 5 à 6 minutes. En coulisses, les choses sérieuses continuent. La poignée de gens qui contrôlent le marché, soupèsent, évaluent, débattent et décident. Devant les caméras, les politiciens font le show. Cette schizophrénie politique peut sembler très pratique, dès lors qu’elle dégage les décideurs de toute responsabilité. Tout ce dont ils ont besoin, c’est une batterie de slogans et un répertoire d’émouvantes anecdotes personnelles. Si, par-dessus le marché, ils portent beau (et de nos jours, c’est souvent le cas), tout va bien. Le spectacle doit continuer. Et le spectacle continue.

Un bon spectacle fait rarement une bonne politique. Le média n’est plus le tambour de ville ; il éduque, conditionne, façonne notre monde mental et répond aux attentes qu’il a lui-même créées. Or, tout en participant activement au jeu, il prétend obstinément être un simple observateur. Il récuse toute tentative pour le réguler comme une menace contre la liberté d’expression. Seulement, une société dans laquelle les discours sont creux et les citoyens ignorants n’est pas vraiment démocratique. La démocratie exige un certain respect pour les choses « ennuyeuses » – il faut s’intéresser aux processus et accepter de ne pas se ruer trop vite sur le mot de la fin. Elle demande que l’on repense sérieusement les conséquences du commerce du temps de cerveau disponible. Méfiez-vous de l’ennui. Il peut vous rendre fou.

Péchés capitaux

Price: 20,02 €

26 used & new available from 1,85 €

Take a walk on the Wilde side !

119

Cher (e)s ami(e)s, sauf votre respect, m’est avis que vous êtes, depuis quelques années, sur une mauvaise pente : celle de l’institutionnalisation bourgeoise. Après avoir acquis de haute lutte le droit à la différence, vous exigez désormais le droit à la ressemblance… Et ressemblance à quoi, je vous le donne en mille ? Au couple hétéro dans ce qu’il a de moins fantaisiste, c’est-à-dire le moins gay qui soit : le conformisme bourgeois louis-philippard. Fabrice Emaër doit se retourner dans sa tombe – sans parler d’Oscar Wilde…

Le mariage – civil et religieux – connaît depuis vingt ans la crise que l’on sait. En région parisienne, un couple hétéro sur deux est appelé à divorcer dans les meilleurs délais (2-3 ans maxi). De Saint-Germain-des-Prés à la Bastille, la famille monoparentale, ou redécomposée, ringardise chaque jour un peu plus le vieux modèle du papa, de la maman et des nains-habillés-pareil.

Et c’est le moment que choisissent les associations LGBT pour revendiquer le droit au mariage de (grand) papa ! Pas question pour elles d’aménager le PACS dans ses modalités patrimoniales et successorales, comme le réclament les homomodérés (si je peux me permettre ce néologisme). Non, Monsieur LG et Madame BT veulent à toute force passer devant Monsieur ou Madame le Maire, se mettre la bague au doigt, s’embrasser sous les applaudissements émus et devant la caméra DVix embuée, prendre du riz plein la gueule, klaxonner dans des limousines à tulle blanc, signer un contrat de mariage, s’imposer des belles-mères et se jurer fidélité… On croit rêver !

Il y a là, risquons le mot, une inversion de la « gay attitude » apparue à Paris dans les années 70/80, toute de fun et de provocation ironiques face à la dictature de la normalité. En une vingtaine d’années d’années, cette contre-culture gay a essaimé dans toute la France, libérant enfin des centaines de milliers de « tarlouzes » de Lons-le-Saulnier, contraintes depuis des siècles au placard…

Dès lors les intellectuels organiques de la gayitude, privés de leur principale revendication, n’ont eu d’autre choix pour préserver leur magistère que d’exiger le contraire ! Fini l’hédonisme désinvolte et libertaire ; place à la revendication « mimétique » (encore René Girard !). A partir de dorénavant, qu’on se le dise, les homos veulent être des hétéros comme les autres ! Il est « décontrastant », comme disait Garcimore, de voir des gens aussi ontologiquement insoumis que les gays basculer soudain, sous prétexte de militantisme, dans une quête absurde et furieuse de « normalisation ».

On peut être « gay-friendly », ou gay tout court, sans tomber dans ce panneau géant : vouloir « se marier et avoir beaucoup d’enfants », rien que pour faire chier Christine Boutin ! De mon temps, ça s’appelait : vouloir à la fois le beurre, l’argent du beurre, les faveurs de la crémière et le sourire du crémier (ou le contraire).

Le PACS pour lequel ils se sont tant battus apparaît aujourd’hui aux fondamentalistes gays comme un vulgaire aspartame, comparé au sucre délicieux du mariage tradi. Cette soif de ressemblance me paraît infiniment étrange.

L’ »orientation sexuelle », comme on dit en p.c., ne se résume pas à la sélection de partenaires en fonction de leurs attributs physiques. L’homosexualité, pour prendre un exemple au hasard, est aussi une autre vision du monde et de soi-même : un point-de-vue, un belvédère ! Peut-on admirer simultanément la vallée des deux côtés de la montagne ?

L’aspiration à l’adoption d’enfants relève de la même revendication monthy-pythonesque d’hétérosexualisation de l’homosexualité. A t-on pris garde au fait que ce casting (2 papas, ou 2 mamans, ou 2 sans-opinion) met à mal non seulement le brushing de Boutin, mais le complexe d’Œdipe, fondement de l’analyse freudienne : quel père tuer, même symboliquement – et pour épouser quelle mère ?

Et puis il y a l’hypersexualité gay qui, sans me vanter, est attestée par toutes les statistiques (sortez les vôtres, bandes de glands !) Est-elle bien compatible avec la pa (ma) ternité ? Paul et Jean-Paul auront-ils encore le temps de courir les saunas et les backrooms quand il leur faudra langer, changer, faire manger puis éduquer leur bébé-éprouvette ou leur petit Viet’ ? Imagine-t-on Freddie Mercury en train de pouponner ?

Il n’est pas jusqu’à l’ordination sacerdotale qui ne soit aujourd’hui revendiquée comme un droit par les homosexuels – après les femmes et en attendant l’intergroupe. Voir le hourvari provoqué par Benoît XVI rappelant le refus permanent et universel de l’Eglise d’ordonner ès qualités des prêtres homosexuels. Mais qui est contraint d’être catholique ?

Eh bien quand le psy-catho Tony Anatrella, qui n’a pas un métier facile, explique ce refus, il invoque trois raisons dont on peut penser ce qu’on veut, sauf qu’elles sont purement sexuelles : « l’immaturité, le narcissisme, le refus de l’autorité ». Beaucoup d’hétéros pourraient se reconnaître dans ce portrait-robot ! Mais depuis quand, tabernacle, tout le monde aurait-il vocation au sacerdoce ?

Autre écueil sur lequel sont en train de se fracasser certains de nos zamiguets : l’esprit de sérieux – c’est-à-dire, pour faire court, le contraire du sérieux. Il est symbolisé par la syndicalisation de la communauté gay, avec son redoutable cortège de doléances et de lamentations tous azimuts.

D’une manière significative, l’ex-Gay Pride a été rebaptisée « Marche des Fiertés Lesbienne, Gay, Bi et Trans » (j’espère qu’ils n’ont oublié personne, cette fois !) Il s’agit désormais d’une sorte de défilé du 1er mai, avec son rituel de banderoles contestataires, de slogans virulents et même parfois d’outings sauvages qui ressemblent à des scalps.

Au moins les vrais défilés syndicaux sont-ils parfois égayés, si j’ose dire, par des incidents de fin de cortège et des charges de CRS… Rien de tel dans les manifs d’homos conscients-et-organisés. A croire qu’ils seraient négligés même par les « autonomes » et autres casseurs… N’est-ce pas à désespérer ?

Je me souviens des premières Gay Prides, au début des années 80. Il y avait dans ces « happenings » cent fois moins de monde, cent fois plus de droits à revendiquer et mille fois plus de gaieté ! On baignait dans une atmosphère ludique et spontanée qui, semble-t-il, a fini étouffée par la cégétisation des militants gays.

Pourquoi ne pas retrouver cet esprit-là, capable de séduire, au-delà des ghettos, tous ceux qui préfèrent l’école buissonnière aux cours magistraux ? A quand un programme commun des rebelles qui souhaitent le rester ? Là en tout cas, « j’en serais », comme on disait du temps de Fernandel.

P.S. : Merci à tous ceux qui ont lu mon papier sur René Girard et en ont profité pour s’empailler sur Causeur. Le niveau des échanges m’a paru agréablement élevé.
Mais on ne se refait pas : plutôt que de commenter vos commentaires, ça m’a encouragé à vous prendre par un autre bout… J’en attends au moins autant de cris, et de chuchotements.

Contre le sectarisme secticide

38

S’il y a bien un sujet qui fait l’unanimité, du barbu onfrayiste à la rombière lefebvriste, c’est la dénonciation des sectes comme « mal absolu ».

Pourquoi tant d’acharnement ? Bien sûr, les sectes pompent tout le pognon de leurs “victimes” ; mais à défaut, celles-ci l’auraient de toute façon claqué dans d’autres âneries (Club Med, bars à hôtesses, dons à l’Arche de Zoé, Disneyland…)

Et puis d’ailleurs, comment définir une secte ? Le PC des années 50 était une secte ; l’Eglise des catacombes était une secte ; la franc-maçonnerie elle-même fut une secte, avant sa rotarysation.

Surtout, la condamnation du phénomène sectaire est trop consensuelle pour n’être pas suspecte. De quoi cette furie secticide est-elle le nom, comme dirait l’autre ? Ne s’agirait-il pas en fait, de la part de nos élites, d’une vague crainte de voir échapper à leur circuit économique des milliers de consommateurs potentiels (et respectables en tant que tels) ?

Sociaux-libéraux et libéraux-sociaux rivalisent d’arguments “dirimants” pour nous vanter la libre entreprise. Dans ces conditions, peut-on sérieusement s’en prendre aux sectes – qui ne font somme toute que privatiser un segment porteur : la spiritualité ? Ne les appelez plus jamais “gourous” : les patrons de sectes sont d’authentiques PDG, voire des winners-leaders dans leur branche !

Sur le plan intellectuel, que reproche-t-on donc à ces organisations, sinon de se constituer en sociétés parallèles, et par là-même de se soustraire au contrôle officiel des esprits ?

C’est pourquoi nous autres signataires de cet Appel, nous disons : notre cerveau est à nous ! Nous en revendiquons la libre disposition – c’est-à-dire, pour l’essentiel, le droit de décider librement qui nous bourrera le crâne.

Au nom de quoi devrait-on gober le baratin standard que nous servent les “autorités morales” autoproclamées de l’idéologie dominante – quand on peut avoir sa source de désinformation personnelle à travers n’importe quel mystagogue, escroc et fêlé sans doute, mais qu’au moins on a choisi ?

Une tragique comédie

24

A l’acte précédent, le Président de la République a annoncé qu’il allait confier la mémoire des 11 400 enfants Juifs déportés de France aux élèves de CM2.

Acte II, scène 1
Une salle des professeurs. Des professeurs discutent.

L’un : Que doit-on en penser ?
Tous : Grotesque ! Insoutenable ! Scandaleux !
L’un d’entre eux : Ah non, c’est un peu court, vu l’enjeu !
On pourrait dire, bien des choses en somme,
en variant le ton, par exemple, tenez :

historien : du sens, de l’analyse, et ce dès le Primaire,
ne pas encourager la course victimaire,
Mémoire n’est pas Histoire, ni l’école sanctuaire.
Hollandien : Du devoir de Mémoire jamais ne doit s’abstraire,
Et n’avoir rien à dire n’oblige pas à se taire.
Ségolénien : Je n’aurais pas fait mieux. A Vous, Michel, je peux le dire :
Je trouve cela très bien, …, euh, …, d’y réfléchir…
Je rejoins mes comités « désirs d’avenir » !
Psychologue : Angoissant traumatisme, tragédie en puissance :
Dangereux pour l’enfant l’excès de résilience…
Syndicale : Ni pour, ni contre, bien au contraire.
Sûr, il faut le faire, mais sur quels horaires ?
Ministérielle : J’apprends, du président cette nouvelle idée.
Comment ! Non réfléchie ? Elle sera appliquée !
J’impose, incontinent, à tous nos enseignants,
De faire de ce brouillon quelque chose de brillant !
Pour les aider, bien sûr, dans cette noble action
Je crée, pour la conduire, une commission.
Communautariste : Pourquoi eux, et pas nous ? Toujours les mêmes victimes ! La mémoire de nos morts n’est-elle pas légitime ?

A cet instant, il s’interrompt, car l’envie de rire lui a passé et la moutarde lui monte, si l’on ose dire, au nez. C’est maintenant un monologue, une confession publique, de saison…il entame la palinodie de l’enseignant déboussolé.

Que faut-il en penser ? Quel parti prendre ? Moi qui suis professeur d’Histoire-Géographie (pardon, PLC2, dans la superbe langue de mon ministère). Par déformation professionnelle, j’annoterais ainsi la copie présidentielle : « De bonnes intentions, mais ce n’est pas ce qu’on demande en Histoire. Il est indispensable de réfléchir avant d’écrire, et ne pas rendre un brouillon écrit à la dernière minute. Il faut analyser le sujet et élaborer un plan cohérent, et non compter sur l’indulgence de votre correcteur pour vos louables idées. 08 /20. »

Pardonnez cette facilité, mais, après tout, les ministres aussi sont notés, et l’heure est à l’inversion carnavalesque. On confie aux enfants la mémoire du pays et le chef de l’Etat envoie des SMS, visite Eurodisney… D’abord vient l’agacement pour cette réponse mal ficelée, à une question non posée (ou pas en ces termes), et prononcée au mauvais moment, au mauvais endroit.
Puis je m’interroge. (C’est souvent le cas quand je n’interroge pas mes élèves.)

Pourquoi cette appropriation, ce « parrainage » symbolique ? Encore de l’émotion au lieu de la réflexion, propice aux dérapages difficilement contrôlables. Encore de la « Mémoire vaine » ! Si c’est une « intuition » présidentielle, ne méritait-elle pas le temps d’un approfondissement ?

Puis vient le temps des questions faciles. Pourquoi cette nouvelle posture d’instituteur national, au plus bas des sondages, après celles de guide touristique à Disneyland, en Egypte ? Pourquoi au dîner annuel du Crif ? Pourquoi à Périgueux ?
Soyons plus constructif, moins caricatural… Pourquoi les élèves de CM2 ? Parce que les professeurs du secondaire se sont mal comportés pour l’hommage à Guy Môquet ? Parce que les Professeurs des écoles sont réputés plus dociles, plus contrôlés par leurs inspecteurs ? Parce que cela concordait avec l’annonce du plan pour l’école ? Parce qu’ »il faut combattre le plus tôt possible le racisme à sa source » ? Retour annoncé de l’Instit’ compassionnel, façon Gérard Klein ?

Et pourquoi confier à des enfants la mémoire d’enfants ? Ne peuvent-ils s’identifier à plus âgés qu’eux ? Leur confier celles des rescapés ou des Justes nous épargnerait peut-être les cellules de soutien psychologique annoncées. Et permettrait de présenter l’Histoire autrement que comme l’interminable suite de crimes qu’ont commis nos ancêtres, l’Histoire avec une grande hache comme l’écrivait Perec, et dont on se demande bien pourquoi il faudrait l’enseigner si elle est si suspecte et si traumatisante.
A moins que l’on veuille enfin cesser d’enseigner l’Histoire pour la remplacer définitivement par la commémoration perpétuelle des victimes de tous les temps, et la célébration, ô combien plus rassurante, de notre merveilleuse époque.

Cherche-t-on à éviter l’antisémitisme ? Ignore-t-on vraiment, en haut lieu, que la haine des Juifs, n’est plus à proprement parler alimentée par l’antisémitisme hérité du XIXe siècle, mais par l’antijudaïsme, et la haine d’Israël. Et que l’on peut faire d’excellents cours sur la Shoah, combattre le racisme et l’antisémitisme, et en toute bonne foi, et d’un même élan généreux, souhaiter la disparition de l’Etat israélien, voire de ses habitants. Certains osent l’écrire et sont invités comme intellectuels de haute renommée.

Lettre à Robbe-Grillet

13

Alain Robbe-Grillet, quand je vous ai découvert, à l’âge de quinze ans, j’avais déjà lu une infinité de romans mais ceux seulement qu’on m’avait dit de lire. Quand j’ai eu douze ans, une fille, une « grande » qui en avait treize, m’avait glissé, comme un de ces secrets érotiques que l’on chuchote dans les secondes qui suivent le moment où les parents s’absentent un court instant de la pièce : « Lis La Nausée, Vipère au poing. L’Etranger ! » Je l’avais fait, et j’avais grandi d’un seul coup : j’avais soudain accédé au monde des grandes personnes, des adultes de ma propre époque, pas celui, splendide mais suranné de Salammbô, ni celui apprivoisé, des Hommes de bonne volonté – dont j’avais pourtant dévoré les vingt-sept volumes.

Alain Robbe-Grillet, à quinze ans je suis allé voir L’année dernière à Marienbad et dans ces interminables couloirs sur les moulures desquels glissait majestueusement la caméra de Sacha Vierny, j’ai entendu votre voix et les cieux se sont entr’ouverts : Julien Green m’avait fait deviner qu’un tel monde existait peut-être et le rideau se levait triomphalement et ce monde était là, devant moi : la littérature française, telle que je l’espérais secrètement, au carré ou au cube !

J’ai alors tout lu, tout ce que vous aviez écrit : l’errance des Gommes, l’anneau de fer du Voyeur, la lumière qui perce à travers La Jalousie, le sang qui perle dans La Maison de rendez-vous. A l’athénée – comme on appelle le lycée en Belgique – mon professeur de français avait la délicatesse de me demander de dresser moi-même la liste des livres que j’emporterais quand le prix me serait décerné en fin d’année. Et je repartais avec ces volumes de Robbe-Grillet, de Claude Simon ou de Robert Pinget, à qui j’offrais l’occasion d’une brève incursion annuelle dans un univers qui ne savait sinon rien d’eux.

Vous étiez aussi pleinement de votre temps : vous avez accepté le principe de l’Académie Française – et, en effet, pourquoi pas ? – mais vous en avez rejeté le style convenu et vous êtes mort dans ses limbes. N’oublions pas non plus que durant des années très noires, vous avez signé Le Manifeste des 121 qui se termine par ces mots : « La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »

Un roman sentimental

Price: 27,00 €

17 used & new available from 3,15 €

Mémoire à l’école : les deux « non » d’Alain Finkielkraut

295

Le philosophe critique l’idée de « parrainage de la mémoire » lancée par Nicolas Sarkozy, mais le tollé contre cette idée lui semble plus inquiétant que l’idée elle-même.

Vous avez beaucoup réfléchi et écrit sur les risques de la mémoire. Vous n’êtes ni un adepte de la « religion de la Shoah », ni un défenseur du « devoir de mémoire ». On vous imagine spontanément plutôt hostile à l’initiative du président de la République. En refusant de répondre à chaud aux sollicitations, sans doute vouliez-vous vous donner le temps de réfléchir. Mais on dirait aussi que votre réserve traduit une sorte de gêne. Que vous inspire cette idée ?
La proposition de faire parrainer les enfants juifs français déportés par des élèves de CM2 est discutable. Elle n’a rien cependant d’obscène ou d’indigne. Nicolas Sarkozy observe que l’antisémitisme est une passion toujours vivante. Cette passion, il veut la tuer dans l’œuf. Et l’œuf, c’est l’enfant. Si les enfants sont avertis assez jeunes, si on leur ouvre les yeux sur les horreurs auxquelles une telle passion peut mener, on les vaccine. Contre l’ignorance, l’indifférence et le négationnisme qui s’ébroue sur Internet, le président de la République table, dès le plus jeune âge, sur la connaissance. Je ne vois rien là de scandaleux.

Peut-être, mais les bons sentiments ne font pas un bon enseignement. En général, vous n’approuvez guère la mobilisation émotionnelle.
L’opposition raison-émotion a ses limites. Le sentimentalisme est une menace pour la raison et l’insensibilité aussi. N’oublions pas Marc Bloch : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais rien à l’Histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. » Ceux qui refusent de vibrer, ceux qui lisent sans émotion. Les morts ne sont jamais indifférents. L’histoire et la mémoire doivent être, l’une et l’autre, animées par le souci de la vérité, et elles relèvent, selon des modalités certes différentes, de la connaissance sensible. J’ajoute que si cette mesure devait voir le jour, les instituteurs auraient évidemment pour charge d’intégrer dans l’histoire générale l’histoire singulière de l’enfant dont chaque élève ou chaque classe serait dépositaire. Un autre élément doit être pris en compte, c’est le souci d’arracher les disparus à l’anonymat. Ils sont morts en tant que numéros. Les nazis, comme le rappelle Aharon Appelfeld, « ne demandèrent jamais à quiconque qui il était ou ce qu’il était ». Ils gazaient directement les uns et tatouaient des chiffres sur les bras des autres. Si nous n’avons de mémoire que statistique, nous perpétuons d’une certaine manière la déshumanisation dont ils ont été victimes. C’est une bonne action de leur rendre un visage.

Va pour l’émotion, même si, entre l’émotion et le pathos, la différence est ténue. Mais certains, à commencer par Simone Veil, ont attaqué ce projet sur la base d’arguments émotionnels. On risquerait, en somme de traumatiser les enfants.
Dire que les enfants sont tellement fragiles qu’on risque de les traumatiser, c’est nous parler d’une enfance qui n’existe plus. Le jeune habitant de la vidéosphère, ce n’est pas l’enfant fragile, c’est l’enfant blasé, l’enfant que les Guignols invitent sans cesse à rire de tout et que ses écrans plongent dans l’hémoglobine. Il n’est pas trop sensible mais gavé, repu d’images violentes. Rien ne l’étonne. Sera-t-il capable de percevoir ce que la Shoah a de singulier et d’élever ce malheur au-dessus du film ininterrompu de l’actualité, du cinéma d’épouvante et des videogames ? C’est désormais la question.

Notre ami Paul Thibaud, président des Amitiés judéo-chrétiennes, est très remonté. Il souligne qu’on n’enseigne pas l’histoire comme ça. Et l’association Liberté pour l’Histoire estime, dans une pétition lancée ce samedi, que cette « injonction de mémoire substitue une démarche purement émotive à un apprentissage critique de l’histoire qui demeure le premier devoir des éducateurs ».
Peut-être. Le musée de l’Holocauste à Washington qui a bel et bien une visée pédagogique joue également sur ce registre, puisqu’à l’entrée, on vous remet la carte d’identité d’une victime. L’émotion et la pédagogie peuvent donc aller ensemble. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas qu’on mobilise les affects au détriment de l’intelligence, c’est le postulat selon lequel un enfant de 11 ans ne peut être sensible qu’à la souffrance d’un autre enfant de 11 ans. Cela voudrait-il dire qu’on a choisi de commémorer l’exécution de Guy Môquet dans les lycées et collèges parce qu’il avait 16 ans et qu’il faudrait attendre d’avoir l’âge de Pierre-Brossolette et de Jean Moulin pour prendre la mesure de leur héroïsme et de leur calvaire ? Non. L’école est un élargissement. On s’y délivre peu à peu de son temps et de son âge. Si je devais pour ma part parler de l’extermination devant des élèves, enfants ou adolescents, je commenterais l’une des innombrables photographies où l’on voit des soldats nazis entourer un vieux Juif et rire à gorge déployée pendant que l’un d’entre eux lui coupe la barbe ou les papillotes. Cette hilarité, cette brutalité, c’est la négation de l’humanité à l’œuvre. Et l’enfant, s’il y prête attention, s’identifiera au vieillard. Il comprendra de surcroît qu’il y a toutes sortes de rires et qu’il faut, pour accéder au rire de l’humour, se soustraire à l’obscénité fusionnelle du rire barbare.

Vous êtes un peu hésitant, cher Alain. Tout bien pesé, pensez vous que l’idée du président n’est pas si mauvaise que cela ?
Tout bien pesé, je pense que c’est une initiative malheureuse. Nicolas Sarkozy ne s’est accordé ni le temps de la réflexion, ni celui de la consultation. Il a pris tout le monde de court, sauf Serge Klarsfeld. Et il s’est trompé d’époque. Le temps est révolu où la mémoire de la Shoah protégeait les Juifs de l’antisémitisme. Aujourd’hui, elle les y expose. Plus on en parle et plus ça énerve. Le premier impératif philosophique, c’est : « Connais toi toi-même » ; le premier impératif politique, c’est, comme le souligne Hannah Arendt : « Connais ton ennemi. » Et l’ennemi contemporain n’est pas l’idéologie raciste mais l’idéologie victimaire. D’autres descendants de victimes réclament leur dû, d’autres communautés exigent leur part de Shoah. Le geste de Sarkozy apparaît aux Indigènes de la République, aux héritiers des esclaves, aux ex-colonisés et aux défenseurs de la cause palestinienne, comme un cadeau supplémentaire à ceux qui sont déjà les chouchous de la mémoire. « Trop, c’est trop », disent-ils de plus en plus fort.

En somme vous n’appréciez guère l’initiative du président et encore moins les critiques qui pleuvent sur elle ?
Je suis réservé, mais je ne joins pas ma voix au tollé, précisément parce que ce tollé confirme mon inquiétude. S’il n’y avait pas de conflit israélo-palestinien, peut-être une telle mesure aurait-elle été discutée calmement. Aujourd’hui, le calme n’est plus de mise, c’est la violence et c’est même la haine qui prévaut. Pourquoi les enfants juifs, entend-on, pourquoi pas les enfants noirs victimes de la traite, pourquoi pas les enfants victimes de la colonisation et, dernier exemple, extrêmement révélateur, dans Libération ce samedi, sous la plume d’un lecteur, pourquoi pas les enfants expulsés en vertu de la loi Hortefeux ? Cet argument a déjà été utilisé il y a quelques mois, au moment de la première célébration de la mémoire de Guy Môquet dans les écoles. Le président avait renoncé à se rendre au lycée Carnot car la colère montait et, sur un mur du lycée, une affiche proclamait ceci : « Hier exécuté comme résistant, aujourd’hui raflé comme immigrant. » Autrement dit, l’expulsion équivaut à la déportation et ceux-là mêmes qui s’identifient aux sans-papiers assimilent subrepticement, et peut-être à leur propre insu, l’Afrique à un gigantesque camp de concentration. Ce sont les avatars de l’anticolonialisme. A l’époque des luttes pour l’indépendance, on disait, comme Sartre : « L’Europe a mis les pattes sur les autres continents, il faut les taillader jusqu’à ce qu’elle les retire. » Aujourd’hui, « celui qui est ici est d’ici », dit Alain Badiou. Tout le monde est européen et tout ce qui n’est pas l’Europe, c’est Auschwitz.

Laissons de côté cette dernière outrance, sans pour autant éluder la question. Faut-il singulariser le sort des enfants juifs, faire d’eux les porte-parole de toutes les victimes ? En proclamant pieusement l’exceptionnalité de la Shoah, on n’a pas abouti à grand-chose. Le slogan « plus jamais ça » prétendait inscrire la Shoah dans une histoire universaliste, elle est devenue l’affaire des Juifs.
Il faut savoir si la destruction des Juifs d’Europe est un crime contre l’humanité. Oui, elle est un crime contre l’humanité du point de vue juridique. Cette catégorie a fait son entrée dans le droit après le traumatisme de cet événement mais qu’en est-il de la conscience collective ? Ce que je conclus de « la compétition victimaire », c’est que nous assistons à une fragmentation de l’humanité. Ce n’est plus l’humanité qui est victime du crime, ce sont les Juifs. L’humanité est devenue cette instance procédurale qui gère les différentes mémoires victimaires. L’erreur fatale de Nicolas Sarkozy a été d’annoncer cette mesure au dîner du CRIF, sans voir qu’il se mettait en contradiction avec lui-même. D’un côté, il affirmait : « l’antisémitisme n’est pas le problème des Juifs mais le problème de la République » ; de l’autre, il semblait, alors qu’on ne lui demandait rien, donner satisfaction à la revendication mémorielle de la communauté juive. Et maintenant, à qui le tour ?

A vrai dire, Serge Klarsfeld, dont on dit que c’est lui qui a soufflé cette idée au président de la République, encourage ce partage du gâteau mémoriel. Voilà ce qu’il a déclaré au Parisien : « Après, les enfants seront sensibilisés et pourront travailler sur la Shoah. Quitte à élargir cet effort de mémoire à d’autres questions, la colonisation par exemple. »
Serge Klarsfeld a toujours eu son propre agenda mais il est étrange de le voir, pour arriver aux fins qu’il s’est fixé, envisager sans états d’âme, la banalisation de la Shoah. Cette idée, pour autant, ne méritait pas les adjectifs dont l’a gratifiée Simone Veil : « inimaginable, insoutenable, dramatique et, surtout, injuste », a-t-elle dit. Injuste pour qui ? Pour l’islam de France que cela risque de braquer ? Cette fureur verbale est d’ores et déjà pain bénit pour les tenants du nouveau conformisme idéologique, c’est-à-dire tous ceux qui dénoncent le blocus de Gaza en oubliant les tirs de roquettes ininterrompus sur le sud d’Israël ou qui disent, avec Régis Debray, que « la Shoah ne rentre pas, hélas, dans le champ de conscience oriental, parce qu’on a la conscience de son histoire et que le nazisme est d’Occident ». Comme si l’Occident, ce n’était pas aussi depuis Hérodote et même Homère, la conscience de l’histoire des autres, et comme si le nazisme n’avait eu aucune accointance orientale.

Il y a un ou deux ans, vous avez solennellement appelé les dirigeants de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et tous les gardiens de la mémoire juive à cesser les voyages à Auschwitz. Quelle différence faites-vous entre ces voyages et l’idée de Nicolas Sarkozy ?
Si cette mémoire est tellement lourde à porter que, nous dit Simone Veil, les survivants s’efforcent de l’épargner, aujourd’hui encore, à leurs enfants et petits-enfants, pourquoi envoyer par cars entiers les élèves de collège à Auschwitz ? Ce qui vaut pour le parrainage devrait valoir pour les voyages. Les uns et les autres attisent le ressentiment et la jalousie victimaire et les historiens ont tort de croire que leur discipline pourra régler le problème : elle fait l’objet de la même surveillance et de la même animosité. Il y a une autre raison à mon scepticisme sur les vertus pédagogiques du tourisme concentrationnaire. On croit mettre les élèves en contact direct avec l’horreur, or Auschwitz, Treblinka et tous les camps sont par définition des endroits abstraits où il ne se passe rien. Apprendre quelque chose à Auschwitz demande une connaissance et une capacité de recueillement qui ne sont pas à la portée d’enfants en groupe. Auschwitz ensoleillé, c’est le soleil qu’on voit, Auschwitz l’hiver, c’est la tentation de la bataille de boules de neige. Moi-même, à Auschwitz, j’étais distrait ; je n’ai pu me recueillir et méditer vraiment qu’à Birkenau, parce qu’il y avait moins de monde et aussi sans doute parce que mon père y avait été détenu. Il est totalement illusoire de croire que le camp, c’est concret. Le concret, on le trouve dans les livres. Il est infiniment plus formateur de faire étudier aux élèves Si c’est un homme de Primo Levi ou les pages incroyables de Vassili Grossman sur l’entrée dans la chambre à gaz dans Vie et destin que de les emmener à Auschwitz. A Auschwitz, il n’y a personne. Dans les livres, il y a quelqu’un.

Cela dit, il faut aussi compter avec l’inculture des professeurs sur le sujet. Contrairement à ce que l’on croit en général, l’histoire de la Shoah est peu enseignée à l’université. Au Mémorial de la Shoah, on a déjà entendu un professeur s’étonner car il croyait que Drancy était en Allemagne.
Cette inculture tient à la fois à l’ignorance et à l’idéologie. Aussi contestables que soient l’initiative de Nicolas Sarkozy et son cavalier seul, ce que je sens percer dans les critiques les plus stridentes, c’est une lassitude, une aigreur, une exaspération, à l’égard de l’événement même de la Shoah. On reproche souvent aux Juifs de voir l’actualité à la seule aune de leurs intérêts communautaires – « c’est bon pour nous ? » Aujourd’hui, il faut oser le dire : la mémoire et l’histoire de la Shoah, ce n’est pas bon pour les Juifs.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy et Gil Mihaely.

Touche pas à mon despote

33

Où se sont retrouvés les conjurés pour organiser leur coup ? Comment s’y sont-ils pris pour rédiger ce texte qui entrera très vite dans les annales[1. Je ne suis pas très sûre de la traduction du terme Arsch en français.] ? Ont-ils envoyé un fax, un pneumatique, un SMS ou un mail à la rédaction de Marianne ? Si oui, à l’attention de qui ? Nul ne pourra jamais, sans doute, répondre à ces questions et l’on ne peut que se perdre en conjectures.

On peut opter pour un scénario romanesque où l’on verrait l’ombre des Dix-Sept se fondre discrètement, des mois durant, dans les nuits de Paris, pour converger en un lieu tenu secret où, à la lumière d’une chandelle, l’un d’entre eux ferait péniblement crisser le papier sous la plume d’oie et la dictée des autres. Ils seraient partis deux ou trois cents dans cette folle aventure. Mais, les rafles s’ajoutant aux exécutions sommaires, les arrestations alternant avec le retour de camarades torturés par la police sarkozyste, ils n’auraient plus été à la fin que dix-sept survivants. Jean-Pierre Chevènement ne laissera pas de nous étonner.

Malheureusement, je ne puis laisser mon imagination aller à de telles divagations : je n’ai pas l’esprit aussi éblouissant que celui d’un Dominique de Villepin – c’est-à-dire empreint des allants romantiques d’une grand-mère qui tricote. J’ai plutôt tendance à croire que les Dix-Sept conjurés ont décidé leur coup un soir de grande fatigue à la MJC de Nogent-sur-Marne, où ils tenaient un meeting unitaire. Sous l’emprise d’une ébriété avérée (trop de Canada Dry tue le Canada Dry), c’est François Bayrou qui, le premier, a eu l’idée : « On va lui faire une lettre méchante à Sarkozy. A lui et à sa méchante femme, hein Marielle, j’ai raison ? »

Comme il n’y avait plus de chips à manger et que le concierge de la MJC ne voulait pas tarder à mettre tout ce beau monde dehors en lançant un tonitruant : « Eh, il y en a qui ont une vie sexuelle ici », on a vu les dix-sept se rassembler comme un seul homme autour d’une table pour sonner l’hallali. Et, ah là là, quel hallali ! A provoquer des spasmes frénétiques chez un contrôleur principal des Impôts ou à vous faire bander un receveur des Postes en retraite.

Les Dix-Sept, donc, ont voté la mort du Roi. Et les Sanson, exécuteurs des hautes oeuvres de père en fils depuis 1688, s’apprêteraient à reprendre du service place de la Concorde. En attendant, on se donnera de petits rendez-vous anti-monarchistes-électifs, comme autrefois l’on se comptait fleurette entre gens de bonne compagnie dans des manifestations anti-fascistes. Rien n’arrêtera le front républicain !

C’est bien là le plus grand crime de Nicolas Sarkozy : avoir flingué Le Pen. Impardonnable, le président français a privé les Don Quichotte de la bienpensance française de leur bon gros moulin à vent. Le corps de l’hydre lepéniste à terre, c’est son assassin – l’homme qui a cassé leur joujou et leur principal passe-temps – qu’ils veulent achever. Ernst Kantorowicz (Kanto pour les intimes, c’est-à-dire pour ceux qui vont danser le jerk le samedi soir avec Claude Lévi-Strauss) n’avait même pas prévu le coup dans Les Deux Corps du Roi.

N’empêche que les Dix-Sept ont raison sur tous les plans. Ils ont d’abord raison de parler de monarchie élective : vu que papa Sarkozy n’était pas président de la République, il aurait été d’une parfaite incongruité que l’on parlât en l’espèce de monarchie héréditaire. Bien vu !

Et puis, il y a des choses qui ne trompent pas. Nicolas Sarkozy s’est enfui à Varennes (il fut heureusement arrêté – avec femme et enfant –, à hauteur de Marne-la-Vallée, par d’honnêtes journalistes qui avaient reconnu son visage gravé au revers d’une pièce d’un euro). Il a convoqué le Parlement à Versailles, puis a décidé de transporter sa cour du 8e arrondissement à Neuilly.

Pire encore, pour pousser plus loin la ressemblance avec ces rois qui ont fait la France, il a épousé une Italienne comme Henri II et Henri IV.

Ce n’est pas convenable : un président de la République doit être discret. Il lui est beaucoup plus loisible d’attraper le mal napolitain en sortant nuitamment par la grille du Coq plutôt que de s’afficher au grand jour avec une chanteuse. Une chanteuse, vous vous rendez compte ? Chez les Villepin, ça ne fait que quelques années qu’on accepte d’inhumer ces gens-là en terre chrétienne[2. Il a failli déshériter sa fille qui a eu l’outrecuidance de devenir top model.].

Ajoutez à cela qu’un des fils Sarkozy s’appelle Louis, comme cela s’est pratiqué au moins dix-huit fois chez les Capet et les Bourbons : le doute n’est plus permis. La France est une monarchie élective, alors que certains l’auraient préférée royale.

Traduit de l’allemand par l’auteur.

George Steiner : Pouchkine, Harry Potter et Moi

6

Il écrit et enseigne en quatre langues. Fou de son métier de professeur, amoureux érudit des grandes œuvres littéraires qui ont fabriqué l’humanité, nostalgique mais jamais amer, George Steiner ébauche, sous la forme de courts essais, quelques-uns des livres qu’il n’a pas écrits.

L’idée d’un livre des livres que vous n’avez pas écrits – et que, ce faisant, vous écrivez- est assez mélancolique. Vous avez des regrets, professeur Steiner ?
Certainement. Tout d’abord, tout ce que j’ai fait aurait pu être meilleur. Et maintenant que ma vie touche nécessairement à sa fin, je sais que ces livres que j’ai toujours voulu faire mais toujours ajournés, je ne les écrirai jamais.

Vous êtes un penseur et un professeur mondialement connu. Mais pour vous, il y a les génies et les autres.
La plus grande critique, la meilleure érudition, le commentaire le plus précis et le plus souverain contiennent toujours un élément parasitaire. Dans mon petit théâtre personnel qui, je l’espère, n’est pas trop triste, je me vois comme un postino, un facteur. C’est une allusion à Pouchkine qui disait : « Merci à mes traducteurs, éditeurs, commentateurs. Vous portez mes lettres, mais c’est moi qui les ai écrites. » Effectivement, c’est un privilège immense de porter les lettres. Il faut trouver la bonne boite, le bon moment. Je crois profondément à la transmission culturelle, je suis fou du métier de professeur. Mais il ne faut jamais se raconter d’histoire. Chaque matin, je me rappelle que Monsieur Pouchkine a écrit les lettres.

Dans les Règles pour le Parc humain, Peter Sloterdijk diagnostiquait la fin de l’humanisme lettré Et s’il n’y avait plus de lettres ? Et s’il n’y avait plus personne pour les lire ?
C’est une question angoissante. J’ai eu beaucoup de chance. J’ai enseigné en Amérique, en Angleterre, en France, dans beaucoup d’autres pays, et j’ai toujours trouvé des gens qui voulaient lire les lettres. Cela pourrait être de plus en plus problématique. Comme le suggère une expression française lourde de sens, il se pourrait qu’il y ait de plus en plus de lettres mortes. Déjà, avec le hurlement sauvage et sadique de l’argent du capitalisme tardif, il est de plus en plus difficile de poster les lettres, de trouver des timbres. Je pense à l’éclipse des petites maisons d’édition, des magazines littéraires et philosophiques, au misérable état matériel de nos enseignants. Et pourtant, je suis optimiste. Je crois à la catastrophe économique et sociale, et je crois qu’elle entraînera un retour de l’humain. C’est dans les abris, sous le blitz à Londres, qu’a repris la lecture massive des classiques. Les grandes valeurs tiennent notre conscience en vie. Le kitsch ne peut pas les remplacer. Dans des temps très difficiles, nous pourrions revenir aux grandes œuvres. Jamais les salles de concert et les musées n’ont été aussi fréquentés. Ne soyons pas trop pessimistes.

Les signes contraires ne manquent pas. L’inculture est assumée, voire revendiquée, y compris dans les couches les plus élevées de la société. La télévision et la Toile saturent l’existence.
C’est très inquiétant particulièrement en France où la vie de l’esprit a toujours été très politique, très publique, très exemplaire. Cela dit, ces technologies qui miment la tradition classique pourraient aussi être de très grands outils de dissémination pédagogique. Par le on line, n’importe quelle petite école peut accéder aux plus grandes œuvres. Cela explique que j’ai vu arriver d’Inde des élèves époustouflants d’intelligence, d’enthousiasme, de puissance créatrice. J’observe chez beaucoup de jeunes un certain dégoût face à l’omnipotence du marché.

L’un de vos essais est consacré au savant anglais Needham: un homme de la Renaissance au XXe siècle, un homme-encyclopédie. Quel est le sens d’un tel savoir aujourd’hui ? Sommes-nous passés de l’âge de Needham à celui de Wikipédia ?
Je crois toujours profondément à la parole grecque classique qui nous dit que la Mémoire est la mère de toutes les Muses. Ce qu’on ne peut pas apprendre par cœur, on ne le connaîtra jamais profondément, on ne l’aimera jamais assez. Le rôle de la mémoire est immense, comme celui du silence. Mais le silence est de plus en plus cher. Cela dit, des élèves qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée y entrent par l’écran, peuvent poser des questions à quelqu’un de hautement qualifié, s’arrêter devant un tableau. Ce que nous ne savons pas, c’est si ces enfants iront ensuite dans un vrai musée. Le cas Harry Potter est aussi de toute première importance. Le style, la grammaire sont difficiles et l’enfant du Kamtchatka ou du Tibet fait la queue toute la nuit pour la sortie d’un nouveau volume. Malheureusement, nous n’avons pas le Max Weber ou le Tocqueville qui pourrait nous dire si, après avoir lu et relu Harry Potter, cet enfant va se plonger dans l’Ile au Trésor et Gulliver. Nous n’en savons rien.

Vous avez lu Harry Potter ?
J’ai mis le nez dans le premier tome. Ce n’est pas pour moi, de même que Tolkien n’est pas pour moi. Mais grâce à son érudition, le mythe arthurien est un imago universel.

Vous en appelez à une éducation fondée sur quatre piliers : la musique, les mathématiques, les sciences de la vie et l’architecture. Ces nouvelles humanités sont-elles appelées à détrôner les anciennes ?
Il n’y a pas une seule clé. Mais de nos jours, les plus doués, les plus obsédés par l’absolu sont les mathématiciens. Ce sont les princes de l’esprit. Au quattrocento, j’aurais aimé prendre un café avec les peintres. De nos jours, c’est une immense chance de pouvoir fréquenter les grands scientifiques. Peut-être ne connaîtrons nous plus, en Occident, les miracles que nous appelons Dante ou Shakespeare ou Racine : on comprend mal la possibilité du crépuscule, mais elle existe. Aucune culture n’a un pacte d’éternité avec le destin. Mais le fait d’avancer est interne à l’entreprise scientifique. C’est parmi les scientifiques que j’ai connu des bouffées folles de confiance et d’espoir après les grandes catastrophes.

Vous observez en tout cas que les Juifs ont, eux, un pacte de survie. Mais vous pensez que la normalité étatique ne leur vaut rien. Pour vous, être juif, c’est être en exil. Pourtant, vous paraissez plus empathique à l’égard d’Israël que par le passé.
L’homme ne va pas survivre s’il n’apprend pas à être l’invité de l’Être selon la magnifique formule de Heidegger. Nous sommes jetés dans la vie, dit-il. Je peux vraiment me tromper mais peut-être que le destin de la diaspora, du juif en dehors d’Israël, c’est de pratiquer l’art difficile de vivre comme un invité parmi ses hôtes. Et le devoir de l’invité est de laisser la maison de l’hôte un peu plus belle, un peu plus riche, un peu plus humaine qu’il ne l’a trouvée. C’est cela la mission difficile, précaire, utopique du juif de la diaspora. Je ne crois pas que le miracle de 4000 ans de survie puisse se terminer avec une petite nation armée jusqu’aux dents derrière des murs et des barbelés. Mais je devrais dire cela en Israël avec mes enfants. Vivre sous la menace des attentats-suicides n’a rien à voir avec le fait d’exposer des arguments philosophiques dans le luxe d’une maison en Angleterre.

Vous avez souvent dit que seule une élite pouvait accéder à la grande culture. Elle est donc incompatible avec la démocratie ?
Je le crois, hélas. Spinoza a dit : ce qui est excellent doit être très difficile. La lecture d’une page de Descartes, de Kant ou de Bergson demande solitude, silence, concentration extrême, renoncement à soi. Tout cela n’est pas à la portée de tous. Jusqu’à maintenant, aucune formule de scolarité de masse n’a réussi à garantir la transmission des savoirs. Pour moi, qui suis un anarchiste platonicien, notre devoir est d’identifier ce qui dans un enfant peut et veut se réveiller et d’aplanir tous les obstacles financiers, sociaux qui peuvent l’en empêcher. Un grand système éducatif donne leur chance aux doués. Or nous ne savons que niveler. Oui, il y a un don et amoindrir ce don commet un blasphème – et j’emploie à dessein un vocabulaire religieux.

La France a connu des périodes où la culture était une religion. Que vous inspire le triomphe du show business dans l’espace public ?
Je dois au lycée français tout ce que je suis devenu. Je me souviens d’une rentrée des classes à Janson de Sailly. Le professeur est entré dans la classe et il nous a dit : « Messieurs, c’est vous ou moi. » Voilà toute ma pédagogie : c’est effectivement vous ou moi. Cela suppose certaines disciplines sociales immensément éloignées de l’atmosphère actuelle. Les deux produits qui engendrent la plus grande circulation d’argent du monde sont la pornographie et la drogue. Des centaines de milliards par jour. Merci ! Si c’est ça l’ultime garantie de liberté démocratique, c’est très cher payé.

« Les spectacles et la rhétorique politiques, écrivez-vous, s’apparentent à un camp de nudistes. » L’art de la solitude, le droit à l’intime, ont-ils une vague chance de survie ?
Tout ne peut pas être dit, tout ne doit pas être dit. Le voyeurisme total qui est l’engin même des médias est très grave. En Angleterre, quelqu’un qui a une vie familiale à protéger ne peut plus entrer en politique. Les paparazzis, au sens le plus large, rendent presque impossible la vie privée. Et une démocratie sans vie privée est aussi une contradiction. Ces jours-ci, les « unes » des magazines à Paris, animés par une seule obsession, sont une insulte au lecteur.

Oui, mais le lecteur apprécie…
Un enfant apprécie les truffes au chocolat. Et on ne le lui permet pas d’en manger toute la journée.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Les livres que je n'ai pas écrits

Price: 20,20 €

23 used & new available from 1,84 €

SMS – SS !

0

Près d’une semaine qu’on ne parle que de ça. Le prétendu texto présidentiel. Il faut dire que le SMS, comme moyen de communication, ça va comme un gant à Nicolas Sarkozy qui trouve bien naturel de pianoter sur son portable en public, serait-il au Vatican. Enfin, ce n’est pas le sujet. Voilà une semaine, donc, que le supposé message publié sur le site du Nouvel Observateur alimente les conversations de bureau et répand la zizanie dans les rédactions. Est-ce un ragot, est-ce une info ? Sarko est-il fou ? Jaloux ? Peut-il déclencher la frappe nucléaire en tapotant sur son Nokia ? Cécilia ? Carla ?

Revanche de la démocratie, chacun, puissant ou misérable, anonyme ou célèbre, a pu y aller de ses certitudes de comptoir et de sa psychanalyse de bazar sur la supposée résilience dont aurait été frappé Nicolas Sarkozy avec la réconfortante conviction de s’intéresser à l’avenir du pays. Au passage, même en supposant que le texto maudit soit authentique, peut-être 60 millions de psychologues ont-ils commis un contresens majeur. Peut-être ont-ils entendu une supplique là où il fallait lire une menace : « Si tu reviens m‘enquiquiner, j’annule tous nos accords. » Ou alors, il s’agissait d’un tout bête arrangement de week-end ou de vacances comme en ont tous les parents divorcés : « Si tu reviens maintenant, j’annule la deuxième semaine de location à Palavas les Flots. » Va savoir.

Peu importe. Au bout de quelques jours, nous avions épuisé les charmes du SMS. Ces quelques mots avaient livré tous leurs secrets et permis à chacun de se forger une opinion parfaitement fondée sur la relation entre le chef de l’Etat et son ex-épouse. Le vrai débat pouvait avoir lieu. Fallait-il publier ? Oublier ? Les journalistes sont-ils des salauds ? Des héros ? Sommes-nous allés trop loin ? Avons-nous perdu notre âme ? On a bien cru, l’espace d’un instant, que la corporation allait se livrer, pour de bon, à un vaste examen de conscience. Qu’on se rassure. Comme disait l’autre, je suis dans le ruisseau, c’est la faute à Sarko. D’abord, c’est lui qui nous a refilé la came. Oui, celle que nous vous revendions à bon prix, chers lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Ce glamour à deux balles que nous méprisons tous et qui, mystérieusement, fait de bonnes ventes, cette exhibition bling-bling si peu conforme au bon goût dont nous nous targuons tous, c’est le président qui nous y a rendus accros. Oui, c’est lui qui a commencé. Nous pas responsables. Bon, d’accord, nous avons été faibles, un peu minables. Mais nous avons des circonstances atténuantes. Tout est de sa faute. Le dealer, c’est lui.

Il faut dire qu’il a aggravé son cas, le président. Perte de sang-froid caractérisée. Nous, on le comprend, même si, comme l’a finement remarqué Philippe Val, le patron de Charlie Hebdo (dont il faut saluer l’excellente « une ») il aurait peut-être été plus adapté de mettre son poing dans la figure du journaliste concerné, genre ni vu-ni connu, une explication « entre hommes ». Mais attaquer un journaliste au pénal, vous n’y songez pas. On sent le parfum de la dictature. De quoi donner une attaque à Robert Ménard, le patron de Reporters Sans Frontières. Certes, nul ne pense que le journaliste du Nouvel Observateur va croupir en prison. Le plus probable est que cette procédure bancale n’ira pas à son terme. Mais, puisque, sur le papier, la possibilité d’une peine d’emprisonnement existe, profitons-en. Octroyons-nous, une fois encore, le grand frisson de la Résistance. No pasaran. Halte à la poutinisation ! (Il est clair que, dans la conjoncture politique actuelle, la mise au pas des médias est à l’ordre du jour).

Dans ces conditions, Carla Bruni a des excuses. D’abord, l’entretien qu’elle a accordé à L’Express est de bonne tenue, avec des mots grecs, de la hauteur de vue et de la modestie ainsi qu’il sied à une « première dame » – appliquée à la nouvelle élue (du cœur du président, pas des Français), cette expression désuète est un brin cocasse, non ? Passons. Venons-en à la gaffe, cette comparaison absurde, cette reductio ad hitlerum aurait pu dire notre belle helléniste. (Oui, oui, on sait, c’est du latin, mais agape, c’est du grec… et belle latiniste aurait été moins amusant). « A travers son site Internet, déclare Mme Nicolas Sarkozy, Le Nouvel Observateur a fait son entrée dans la presse people. Si ce genre de sites avait existé pendant la guerre, qu’en aurait-il été des dénonciations de juifs ? » La gaffe. Un peu plus et elle manifestait en scandant : SMS-SS ! En plus, balancer ça dans les dents du Nouvel Obs, fallait oser. Et pourtant, répétons-le, elle a des excuses. Après tout, il y a à peine trois mois, mademoiselle Bruni était au Zénith avec toute l’intelligentsia « antifasciste » pour protester contre l’amendement scélérat. Et on l’imagine volontiers défilant, non seulement pour Armani ou Prada, mais aussi contre les expulsions de sans-papiers que nombre de ses copains qualifient subtilement de déportations. Bref, elle s’est contentée de servir aux journalistes la référence qu’ils balancent régulièrement dans les gencives de ceux qui leur déplaisent, le genre « ça nous rappelle les heures les plus sombres de notre histoire ». Normal : culturellement, elle vient de leur monde. Elle fréquente peut-être la droite bling-bling, elle n’en est pas moins une enfant chérie de la gauche bobo.

Surtout, elle a présenté ses excuses. Futée, la première dame : au lieu de s’entêter, d’expliquer qu’elle a eu raison d’avoir tort, que c’est le Nouvel Obs qui a commencé, elle comprend qu’elle a dit une ânerie. Et hop, ni une, ni deux, elle demande pardon. L’incident est clos. Chapeau bas. Présenter ses excuses quand on a fait ou dit une connerie, fallait y penser. Certains journalistes feraient peut-être mieux d’en faire autant.

De la vertu aux temps de la cupidité

6

Si on en croit Montesquieu, la démocratie est un système harmonieux qui ne peut que fonctionner. Son seul défaut est de supposer des dirigeants vertueux. Le capitalisme actuel souffre du même handicap : avec des acteurs vertueux, on peut tout imaginer, même que la main invisible soit l’instrument de l’intérêt général. Mais le désintéressement est déjà un exploit pour un élu. Dans la vie économique, il relève de la sainteté. Comme l’a observé Jean-Claude Michéa (L’Empire du moindre mal, Flammarion), Adam Smith serait horrifié à la vue de ceux qui se prétendent ses disciples.

L’affaire du « trader fou » montre qu’on est loin du compte. Ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement un employé déchaîné et un mécanisme de contrôle défaillant, mais un système qui s’est éloigné de ses missions initiales. Les marchés financiers ont vocation à permettre l’allocation la plus efficace de ressources et le financement des entreprises. Aujourd’hui, ils s’autonomisent pour poursuivre un objectif qui leur est propre. C’est la queue qui agite le chien.

A l’aune de tels enjeux, le débat sur le scandale de la Société Générale est singulièrement réducteur. Le rapport de Bercy s’est prudemment concentré sur les aspects techniques de l’affaire – sous-encadrement des traders, suivi insuffisant de leurs activités et gestion de la crise par la direction de la Socgén. Autant de défaillances des procédures et du management qui, certes, ont leur importance, mais permettent d’éviter la question fondamentale : comment éviter la dérive des marchés financiers ? Autrement dit, comment faire en sorte que le chien soit maître de sa queue ?

L’économie mondiale peut être comparée à un réseau routier qui doit, en une décennie, accueillir de plus en plus de véhicules de plus en plus rapides et puissants. Du coup, toute perturbation devient un embouteillage monstre et l’accident le plus anodin cause des dégâts considérables. La propagation de la crise du crédit immobilier aux Etats-Unis illustre bien ce phénomène.

Il est donc légitime que les pertes essuyées par la Générale suscitent des interrogations sur l’état des autoroutes de la finance mondialisée.

Il ne s’agit pourtant pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, aussi trouble soit-elle aujourd’hui. Ni l’opacité croissante des opérations et produits financiers, ni le ressentiment toujours plus virulent à l’égard de « la banque » et des « marchés financiers » ne justifient un procès à charge. En économie comme en politique, le rejet des médiations est une illusion. Nous avons besoin des élus pour exercer le pouvoir en notre nom, tout comme nous avons besoin des banques, des marchés financiers et des professionnels qui y officient, pour gérer nos capitaux et nos risques.

Il faut aussi rappeler que beaucoup de ces « produits dérivés » constituent d’abord et surtout une police d’assurance permettant aux acteurs économiques d’atténuer les effets néfastes des fluctuations du prix des matières premières, des taux de change et des taux d’intérêt. Le fabricant qui achète ses matières premières en dollars, vend ses produits en euros et finance sa trésorerie avec un crédit bancaire, ne tiendrait pas longtemps sans y avoir recours. Seulement, contrairement à leur vocation initiale, ces instruments financiers sont devenus à leur tour des actifs financiers qui suscitent la convoitise des spéculateurs. Le bouclier est devenu une épée.

Dans ces conditions, l’heure n’est pas à la croisade idéologique. Or, pour certains, la loi du marché revêt un caractère sacré, comme s’il s’agissait d’une loi de la nature ou de l’aboutissement inéluctable de l’histoire humaine. « Tout le problème, pour le pouvoir, est de ne pas glisser de l’autorégulation du système par ses acteurs, les mieux à même de le réparer, à sa régulation par en haut, au risque d’en casser les ressorts », écrit Alain-Gérard Slama (Le Figaro, 1er février). En clair, tout acteur est légitime à intervenir, à l’exception des détenteurs de la puissance publique. Sauf que le libéralisme, dans sa forme actuelle comme dans celles qui l’ont précédées, est un phénomène historique, une option parmi d’autres. Le fait qu’on n’ait pas trouvé mieux ne prouve en rien qu’on ne trouvera jamais mieux.

L’économie, comme la politique, est une affaire d’hommes [1. Que les féministes ne m’arrachent pas les yeux, je veux évidemment parler d’êtres humains en général.]. Aucun système économique, aussi sophistiqué ou intelligent soit-il, ne sera jamais meilleur que ceux qui le font fonctionner. Il est inquiétant que « l’éthique du capitalisme » ait cédé la place à des comportements indélicats quand ils ne sont pas carrément mafieux. Et, plus inquiétant encore que certains délinquants (à la différence des patrons-voyous) soient considérés comme des héros. Nick Leeson, le trader responsable de la faillite de la Barings en 1995, est un conférencier très demandé. Sans vertu, même le meilleur des mondes s’écroulera. Cela n’incite guère à l’optimisme.

S’ennuyer à la folie

32

Imaginez l’une de ces situations dont la vie sociale est malheureusement prodigue – vous essayez de lire un livre que toute la critique a salué comme un chef d’œuvre. Vous auriez plutôt envie de vous joindre au concert de louanges, si seulement vous n’étiez pas aussi horriblement frappé par l’ennui. Votre esprit commence à douter, votre vue se trouble ; soudain, vous vous sentez terriblement fatigué. Vous vous ennuyez grave.

Maintenant, réfléchissez. Peut-être que l’ennui n’est pas aussi nocif qu’il le paraît à première vue. Certes, il ne constitue pas une critique consciente, mais ses effets peuvent être aussi dévastateurs que ceux d’une rébellion frontale. Parents, professeurs, prédicateurs, personnalités officielles et apparatchiks du Parti peuvent faire de nous un public captif. Ils nous ordonnent de rester assis et de bien nous tenir. Nous y voilà. Nous écoutons. La Bible ? Ennuyeuse. Le Talmud ? Ennuyeux. Ennuyeux, le saint Coran ? Ennuyeux. Le Capital ? Ennuyeuuux. Inutile de nous sanctionner. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous ennuyer.

Peut-être. Mais peut-être la décevante innocuité de l’ennui est-elle sa plus grande force. L’ennui est une arme de résistance culturelle particulièrement efficace. C’est l’une des rares qui ne conduise pas à l’écrasement des faibles mais pousse les forts à changer leur comportement. Tout plutôt que des baillements et des yeux hagards. Ainsi l’Eglise médiévale autorisait-elle ses prédicateurs à pimenter leurs édifiants (mais hélas ennuyeux) messages par d’amusantes anecdotes, pleines d’horreur et de gore. Ils adoucissaient l’amertume du dogme par le sucre de la romance et du mélodrame. Ils offraient à leurs ouailles terrassées par l’ennui des contes fort divertissants sur la vie aventureuse des saints – souvent des personnages du folklore vaguement christianisés – et autres pêcheurs repentis. Et ça marchait. Les histoires de saints étaient immensément populaires. Mais comme je l’ai montré dans Histoires de Saints (Gallimard), il y avait un prix à payer. Ces histoires délivraient des messages brouillés. En fait, elles ont été la base d’une théologie alternative, souvent en bisbille avec la religion officielle. L’intérêt des consommateurs avait bien été éveillé mais pas forcément dans le sens voulu. Le remède est parfois pire que la maladie.

L’ennui peut être une force de subversion mais aussi l’essence même du conformisme. Il est tout autant le petit iconoclaste qui se cache en nous que l’agent des puissances dominantes qui s’y cache pareillement. Aussi, contrairement à ce que nous croyons spontanément, l’ennui peut-il être artificiellement provoqué. On peut apprendre à s’ennuyer – ennui des vieux habits, des vieilles choses ou des idées dangereuses. Le citoyen de la galaxie post-Gutenberg apprend à s’ennuyer. Soigneusement formaté pour que sa capacité d’attention soit à durée limitée, il en a vite assez.

Si vous avez grandi avec la télévision commerciale – l’agent de conditionnement le plus important dans le monde post-Gutenberg –, vous êtes habitué aux gratifications immédiates, le plus souvent émotionnelles. Vous avez besoin de divertissement permanent. Vous êtes un consommateur.

Cela ne signifie nullement que, par le passé, l’idée que la plupart des gens se faisaient de l’amusement était la lecture de La recherche du temps perdu, ni que, de nos jours, plus personne ne lit d’austères travaux universitaires peu susceptibles de déclencher des fous rires. Il y a toujours eu des individus patients et d’autres impatients, des amoureux des nouvelles et des inconditionnels des grandes sagas épiques. Mais notre culture est de plus en plus celle de l’impatience. Accros au divertissement, nous avons besoin de doses fréquentes pour rester « high ». Nous nous ennuyons plus vite.

L’ennui n’affecte pas seulement la façon dont nous consommons le divertissement. IL affecte notre façon de consommer tout et n’importe quoi. Plus significativement encore, peut-être, il affecte le mécanisme qui pourrait changer les choses – la politique. Dès lors qu’elle a quelque chose à voir avec la rationalité des décisions, la démocratie suppose la connaissance. Or, notre culture du zapping tient pour ennuyeuse les connaissances politiquement significatives. Pour prendre des décisions politiques rationnelles, il faut connaître des choses qui ne sont ni amusantes ni émouvantes. Il faut écouter de longs exposés théoriques et pratiques et en tirer des conclusions. Dans le passé, des assemblées populaires pouvaient écouter et discuter de très longs débats. Les gens « simples » lisaient souvent les pamphlets politiques assez compliqués. Ce n’est plus le cas. C’est trop ennuyeux.

Les nouveaux politiciens sont bien conscients de ces phénomènes. L’ennui est bon pour la mauvaise politique. Le public veut du nouveau toutes les 5 à 6 minutes. En coulisses, les choses sérieuses continuent. La poignée de gens qui contrôlent le marché, soupèsent, évaluent, débattent et décident. Devant les caméras, les politiciens font le show. Cette schizophrénie politique peut sembler très pratique, dès lors qu’elle dégage les décideurs de toute responsabilité. Tout ce dont ils ont besoin, c’est une batterie de slogans et un répertoire d’émouvantes anecdotes personnelles. Si, par-dessus le marché, ils portent beau (et de nos jours, c’est souvent le cas), tout va bien. Le spectacle doit continuer. Et le spectacle continue.

Un bon spectacle fait rarement une bonne politique. Le média n’est plus le tambour de ville ; il éduque, conditionne, façonne notre monde mental et répond aux attentes qu’il a lui-même créées. Or, tout en participant activement au jeu, il prétend obstinément être un simple observateur. Il récuse toute tentative pour le réguler comme une menace contre la liberté d’expression. Seulement, une société dans laquelle les discours sont creux et les citoyens ignorants n’est pas vraiment démocratique. La démocratie exige un certain respect pour les choses « ennuyeuses » – il faut s’intéresser aux processus et accepter de ne pas se ruer trop vite sur le mot de la fin. Elle demande que l’on repense sérieusement les conséquences du commerce du temps de cerveau disponible. Méfiez-vous de l’ennui. Il peut vous rendre fou.

Péchés capitaux

Price: 20,02 €

26 used & new available from 1,85 €

Take a walk on the Wilde side !

119

Cher (e)s ami(e)s, sauf votre respect, m’est avis que vous êtes, depuis quelques années, sur une mauvaise pente : celle de l’institutionnalisation bourgeoise. Après avoir acquis de haute lutte le droit à la différence, vous exigez désormais le droit à la ressemblance… Et ressemblance à quoi, je vous le donne en mille ? Au couple hétéro dans ce qu’il a de moins fantaisiste, c’est-à-dire le moins gay qui soit : le conformisme bourgeois louis-philippard. Fabrice Emaër doit se retourner dans sa tombe – sans parler d’Oscar Wilde…

Le mariage – civil et religieux – connaît depuis vingt ans la crise que l’on sait. En région parisienne, un couple hétéro sur deux est appelé à divorcer dans les meilleurs délais (2-3 ans maxi). De Saint-Germain-des-Prés à la Bastille, la famille monoparentale, ou redécomposée, ringardise chaque jour un peu plus le vieux modèle du papa, de la maman et des nains-habillés-pareil.

Et c’est le moment que choisissent les associations LGBT pour revendiquer le droit au mariage de (grand) papa ! Pas question pour elles d’aménager le PACS dans ses modalités patrimoniales et successorales, comme le réclament les homomodérés (si je peux me permettre ce néologisme). Non, Monsieur LG et Madame BT veulent à toute force passer devant Monsieur ou Madame le Maire, se mettre la bague au doigt, s’embrasser sous les applaudissements émus et devant la caméra DVix embuée, prendre du riz plein la gueule, klaxonner dans des limousines à tulle blanc, signer un contrat de mariage, s’imposer des belles-mères et se jurer fidélité… On croit rêver !

Il y a là, risquons le mot, une inversion de la « gay attitude » apparue à Paris dans les années 70/80, toute de fun et de provocation ironiques face à la dictature de la normalité. En une vingtaine d’années d’années, cette contre-culture gay a essaimé dans toute la France, libérant enfin des centaines de milliers de « tarlouzes » de Lons-le-Saulnier, contraintes depuis des siècles au placard…

Dès lors les intellectuels organiques de la gayitude, privés de leur principale revendication, n’ont eu d’autre choix pour préserver leur magistère que d’exiger le contraire ! Fini l’hédonisme désinvolte et libertaire ; place à la revendication « mimétique » (encore René Girard !). A partir de dorénavant, qu’on se le dise, les homos veulent être des hétéros comme les autres ! Il est « décontrastant », comme disait Garcimore, de voir des gens aussi ontologiquement insoumis que les gays basculer soudain, sous prétexte de militantisme, dans une quête absurde et furieuse de « normalisation ».

On peut être « gay-friendly », ou gay tout court, sans tomber dans ce panneau géant : vouloir « se marier et avoir beaucoup d’enfants », rien que pour faire chier Christine Boutin ! De mon temps, ça s’appelait : vouloir à la fois le beurre, l’argent du beurre, les faveurs de la crémière et le sourire du crémier (ou le contraire).

Le PACS pour lequel ils se sont tant battus apparaît aujourd’hui aux fondamentalistes gays comme un vulgaire aspartame, comparé au sucre délicieux du mariage tradi. Cette soif de ressemblance me paraît infiniment étrange.

L’ »orientation sexuelle », comme on dit en p.c., ne se résume pas à la sélection de partenaires en fonction de leurs attributs physiques. L’homosexualité, pour prendre un exemple au hasard, est aussi une autre vision du monde et de soi-même : un point-de-vue, un belvédère ! Peut-on admirer simultanément la vallée des deux côtés de la montagne ?

L’aspiration à l’adoption d’enfants relève de la même revendication monthy-pythonesque d’hétérosexualisation de l’homosexualité. A t-on pris garde au fait que ce casting (2 papas, ou 2 mamans, ou 2 sans-opinion) met à mal non seulement le brushing de Boutin, mais le complexe d’Œdipe, fondement de l’analyse freudienne : quel père tuer, même symboliquement – et pour épouser quelle mère ?

Et puis il y a l’hypersexualité gay qui, sans me vanter, est attestée par toutes les statistiques (sortez les vôtres, bandes de glands !) Est-elle bien compatible avec la pa (ma) ternité ? Paul et Jean-Paul auront-ils encore le temps de courir les saunas et les backrooms quand il leur faudra langer, changer, faire manger puis éduquer leur bébé-éprouvette ou leur petit Viet’ ? Imagine-t-on Freddie Mercury en train de pouponner ?

Il n’est pas jusqu’à l’ordination sacerdotale qui ne soit aujourd’hui revendiquée comme un droit par les homosexuels – après les femmes et en attendant l’intergroupe. Voir le hourvari provoqué par Benoît XVI rappelant le refus permanent et universel de l’Eglise d’ordonner ès qualités des prêtres homosexuels. Mais qui est contraint d’être catholique ?

Eh bien quand le psy-catho Tony Anatrella, qui n’a pas un métier facile, explique ce refus, il invoque trois raisons dont on peut penser ce qu’on veut, sauf qu’elles sont purement sexuelles : « l’immaturité, le narcissisme, le refus de l’autorité ». Beaucoup d’hétéros pourraient se reconnaître dans ce portrait-robot ! Mais depuis quand, tabernacle, tout le monde aurait-il vocation au sacerdoce ?

Autre écueil sur lequel sont en train de se fracasser certains de nos zamiguets : l’esprit de sérieux – c’est-à-dire, pour faire court, le contraire du sérieux. Il est symbolisé par la syndicalisation de la communauté gay, avec son redoutable cortège de doléances et de lamentations tous azimuts.

D’une manière significative, l’ex-Gay Pride a été rebaptisée « Marche des Fiertés Lesbienne, Gay, Bi et Trans » (j’espère qu’ils n’ont oublié personne, cette fois !) Il s’agit désormais d’une sorte de défilé du 1er mai, avec son rituel de banderoles contestataires, de slogans virulents et même parfois d’outings sauvages qui ressemblent à des scalps.

Au moins les vrais défilés syndicaux sont-ils parfois égayés, si j’ose dire, par des incidents de fin de cortège et des charges de CRS… Rien de tel dans les manifs d’homos conscients-et-organisés. A croire qu’ils seraient négligés même par les « autonomes » et autres casseurs… N’est-ce pas à désespérer ?

Je me souviens des premières Gay Prides, au début des années 80. Il y avait dans ces « happenings » cent fois moins de monde, cent fois plus de droits à revendiquer et mille fois plus de gaieté ! On baignait dans une atmosphère ludique et spontanée qui, semble-t-il, a fini étouffée par la cégétisation des militants gays.

Pourquoi ne pas retrouver cet esprit-là, capable de séduire, au-delà des ghettos, tous ceux qui préfèrent l’école buissonnière aux cours magistraux ? A quand un programme commun des rebelles qui souhaitent le rester ? Là en tout cas, « j’en serais », comme on disait du temps de Fernandel.

P.S. : Merci à tous ceux qui ont lu mon papier sur René Girard et en ont profité pour s’empailler sur Causeur. Le niveau des échanges m’a paru agréablement élevé.
Mais on ne se refait pas : plutôt que de commenter vos commentaires, ça m’a encouragé à vous prendre par un autre bout… J’en attends au moins autant de cris, et de chuchotements.