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Toutes les 7 secondes

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734 854 329 : c’est le nombre de phrases commençant par un chiffre-mystère employées par les journalistes français depuis 10 ans. Doit-on en conclure que cette fleur de rhétorique est fanée jusqu’à l’os ? Plus éculée que les sabots d’un vieil homme obèse ? Ce chiffre donne-t-il raison à Isabelle Sorente lorsqu’elle estime, dans son remarquable essai Addiction générale (Lattès), que l’obsession des chiffres dans nos sociétés est une passion aussi grotesque que criminelle, une drogue dévastatrice interdisant l’accès à toute science et raison authentiques ? Rien n’est moins sûr, puisque 97,3 % des Français exigent au contraire que nos journalistes leur prodiguent 9 fois plus de chiffres dans la prochaine décennie.[access capability= »lire_inedits »]

623 : c’est le nombre d’hommes roux pratiquant le krav-maga dans les Deux-Sèvres. 28 000 : c’est le nombre de nouvelles espèces animales qui disparaissent avant même que quiconque se soit aperçu de leur apparition.
336 822 421 : c’est le nombre d’événements sublimes transfigurant des destins humains toutes les 7 secondes. 336 822 421 : c’est le nombre d’événements atroces détruisant et torturant des destinées humaines toutes les 7 secondes. 7 : c’est le nombre véritable des 3 mousquetaires, puisque Dumas écrivait à 4 mains, selon un chercheur hongrois capable, dans le privé, de jouer scientifiquement du piano à 7 mains. 333 : c’est désormais le nouveau chiffre de la Bête, contrainte de réduire son train de vie de moitié en raison de la nécessité de restrictions budgétaires fatidiques et de contraintes structurelles infernales. 2 : c’est le nombre de bras de notre manchot après la réussite de sa greffe miraculeuse. 21 : c’est l’adresse où vous pourrez trouver l’assassin.

Mais le plus révoltant, c’est qu’en 2011, c’est-à-dire tout de même 11 ans après l’an 2000, en dépit du progrès perpétuel de tout, les médias se refusent encore obstinément à communiquer les vrais chiffres sur les chiffres. Il faut saluer à cet égard l’initiative courageuse du Vrai Observatoire des Chiffres, qui a enfin osé briser ce tabou. Après 17 ans de calculs, de recoupements complexes et de travaux rigoureux sur des échantillons strictement représentatifs, le Vrai Observatoire des Chiffres a révélé ses stupéfiants résultats : 97,4 % des chiffres qui circulent dans nos sociétés sociétales sont « entièrement faux », 0,2 % sont « gravement erronés » et les 4,9 % restant sont « rigoureusement exacts » ou « diablement exacts ». L’étude de l’Observatoire précise avec panache, dans sa dernière section, que ses résultats sont également valables pour tous les chiffres délivrés par le Vrai Observatoire des Chiffres.

425 658 588 : c’est le nombre de nombres qui ont perdu leur ombre. Leur antique et charnelle ombre humaine. C’est le nombre de morts dont le nom est broyé sous les nombres. Toutes les 7 secondes.[/access]

Addiction générale

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La guerre des marchés aura bien lieu

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« La fortune ne devrait être possédée que par les gens d’esprit : autrement, elle représente un danger public… » Nietzsche

Comme c’est curieux, ce déploiement majestueux du pouvoir de la finance, tel un tyran sans visage, semblant venir de nulle part, dictant souverainement sa loi à toute chose. « L’euro, la finance mondiale, les banques » : donnez-lui le prénom que vous voudrez, quel est véritablement son nom ? La sophistication extrême de la finance l’a rendue incompréhensible pour la quasi-totalité des humains, donc profondément antidémocratique.

Les quantités ahurissantes d’argent qui alimentent la spéculation sur les dettes souveraines, d’où viennent-elles et à qui appartiennent-elles ?

Décidément, ces « marchés » insaisissables forment une bien troublante menace qu’on ne peut désigner du doigt. À force d’être anthropomorphes, ils « s’effondrent » et « rebondissent », se montrent tantôt « en forme » tantôt « démoralisés ».

Mais non, je blaguais. Ce n’est ni curieux, ni troublant, et absolument pas sophistiqué. Tout ceci est même d’une vulgarité dégoûtante. À y regarder de plus près, la crise de la dette n’est rien d’autre que la conséquence de la goinfrerie capitaliste bas de gamme.
Tant pis si à cause de cette fringale, des modèles sociaux déjà fragiles doivent y passer, des États finir rapiécés, des peuples s’abattre humiliés et des chefs de gouvernement être sommés d’obéir comme des troufions de seconde classe. Car nous en sommes là. Les Grands Dirigeants des Grande Démocraties semblent ravis de se dépouiller de tout pouvoir d’action réel.

La farandole des rois nus

L’été 2011 restera celui de la farandole des rois nus, sautillant au fouet de ces diablesses sado-masos qui les tiennent enchaînés : les agences de notation. On a les maîtresses qu’on se choisit et les pratiques qu’on assume. Mais si c’est pour s’encanailler dans pareille perversion, pourquoi dépenser tant d’énergie à séduire le peuple ? Où est le plaisir, à jouer la petite chose dominée, à quatre pattes sous la botte du Capital ? Vous connaissez la maxime : quand on a dit oui une fois…

Voilà comment nous entrons dans le nouvel âge du capitalisme, sorte d’imperium des parasites, à rapprocher du deuxième âge de l’aristocratie selon Chateaubriand : « L’aristocratie a trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges et l’âge des vanités. Sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier ».

À la faveur de la crise financière, il n’aura fallu que quelques années pour inventer le « problème de la dette », prétexte d’un coup de force politique mondial de la rente qui ne produit rien, et tient les États dans sa main. Car, contrairement à ce qu’une légende alarmiste colporte, eux ne feront pas faillite : ils cracheront toujours au bassinet !

Dans un monde a-historique, les dirigeants feront toujours des dettes, les travailleurs et les entrepreneurs turbineront jusqu’à ce que mort s’ensuive et les parasites s’engraisseront jusqu’à la fin des temps.
Mais l’histoire a toujours eu le don d’aimer les complications, c’est même sa marque de fabrique. Et parfois, le peuple énervé et la nation orgueilleuse ont le don de marcher sur les règles d’or.

Cette crise ne durera qu’un temps. Quand les États-Unis n’auront plus les moyens de s’endetter auprès de leur principal banquier, la Chine, qui, pour l’instant, préfère acheter de la dette américaine remboursée par le prolo obèse plutôt que d’augmenter les salaires de ses prolos faméliques, mais en révolte permanente, que se passera-t-il ? Ces deux puissances appelées à se disputer le leadership mondial engageront un bras de fer qui ne sera pas seulement politique : le gagnant sera le détenteur de la plus grosse armée, qu’elle soit ou non financée par des dettes.

Après tout, on peut estimer le marché rassurant tant il est devenu prévisible à long terme : il règle toujours ses conneries de la même manière. Par la force.

L’autre Saint Joseph des JMJ

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Les foules juvéniles, joyeuses et catholiquement exaltées qui ont convergé en cette mi-août vers Madrid devraient bien avoir une petite pensée pour un homme qui a indirectement contribué à leur bonheur estival. Il s’agit de Joseph Vissarionovitch Djougachvili, alias Staline, qui eut le premier l’idée de rassembler des adolescents des deux sexes et de toutes nationalités pour vivre ensemble un grand moment de communion dans une même foi, et plus si affinités.

C’est en effet sous l’égide de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique et de l’Union internationale des étudiants, contrôlées par des staliniens bon teints qu’un premier rassemblement de ce genre fut organisé à Prague en 1947. L’édition de 1955 se déroula à Varsovie, et ses milliers de participants firent montre d’une ferveur communiste démonstrative.

Cela n’avait pas échappé à un ecclésiastique local, Karol Wojtyla, à l’époque professeur d’éthique à l’université catholique de Lublin. Lequel, s’empressa, une fois devenu pape, de recycler au profit de sa boutique spirituelle un concept tombé en déshérence après l’effondrement du communisme européen.

Idéal médiéval

Allégorie de l'amour courtois, Italie, XVe siècle

Moi, je suis désolé, mais c’est le Moyen-Âge. Et pas n’importe lequel, s’il vous plaît : celui du XVe siècle.
Ce dernier instant d’un très jeune et très ancien monde, proche de verser dans l’infecte modernité, ce dernier instant quand les femmes furent libres avant que d’être condamnées à l’incapacité juridique pour cinq très longs siècles.

Ce dernier rougeoiement de plaisir, de bonheur, un rougeoiement que l’on croyait encore être celui du matin toujours nouveau de ce qui est éternel, quand il était déjà vespéral et qu’on ne le savait pas.
Ce dernier moment de la puissance architecturale médiévale, quand le gothique se fait flamboyant et quand Brunelleschi, lançant le dôme de Santa Maria del Fiore, fait plier le monde devant son génie[1. Il n’y a plus aujourd’hui que les amis de Jacques Attali pour croire que le dôme de Florence est une œuvre de la Renaissance].
Cet ultime moment où à Fra Angelico, qui fait descendre le Ciel sur la Terre, Botticelli répond en élevant pour toujours le mandrin viril vers le firmament. Car même l’inverti le plus déterminé doit nécessairement tomber amoureux du Printemps ou de l’Anadyomène. C’est une loi.[access capability= »lire_inedits »]

Le buste juste assez galbé pour qu’on saisisse la taille sans brusquer

Cet incroyable instant où mon maître Savonarole, établissant la première démocratie après Jésus-Christ − qui était naturellement théocratique − bénissait aimablement le peintre qui venait de lui-même livrer aux flammes le plus inquiétant de son œuvre, ne nous laissant admirer, pour le restant des siècles, j’en suis certain, que le meilleur, c’est-à-dire le plus habillé.

Cet émouvant moment où les femmes de toute l’Europe qui s’épilaient le front pour étaler leur intelligence étaient toutes blondes avec les yeux sombres et en mandorle, avaient la bouche petite et fine, le nez modeste et droit, enfin la main longue et fine glissant sur un buste galbé juste assez pour qu’on saisisse leur taille sans brusquer.

Ce sublime moment où la Française de première génération Christine de Pisan tente, comme moi, de nourrir ses innombrables chiards en pondant à la chaîne des pages de poésie qui en remontrent aux savants sorbonicoles et qui ridiculisent les minables continuateurs misogynes du Roman de la Rose qui vivaient rue Saint-Jacques, même qu’ils ont encore leur plaque sur la maison, là où ça se rétrécit et que les chauffeurs de camion venus de banlieue maudissent Delanoë et ses urbanistes de n’avoir laissé qu’une file[2. Alors que c’est la faute de Philippe-Auguste].

Cette lumineuse période où les iniques évêques de Normandie qui brûlent des vierges guerrières ont le bon goût de s’appeler Cauchon, comme ça, ce serait clair pour toujours dans les livres d’histoire.

Cette magnifique époque où Jeanne était d’Arc ou Hachette

Ce vert paradis des amours enfantines où, pour se marier à 13 ans, on n’a pas besoin de l’avis des darons, ni du juge de paix ni de Monsieur le maire qui trône sous sa Marianne à gros nibards.
Cette anarchique commune libre dans un État libre, où la ménagère qui fait son marché se fournit directement chez le producteur et a sur ses étalages, jusqu’à midi, la préséance sur le revendeur qui, déjà, prépare ses marges arrière comme un vulgaire Michel-Édouard Leclerc.

Cet éon incroyable où l’on ne nie pas que les femmes soient capables de gouverner comme tout le monde − sauf en France, pays de la courtoisie et de l’égalité profondes, qui leur réserve comme toujours une autre place, supérieure, ce droit imprescriptible de sauver le royaume, à condition qu’elles soient bergères[3. De Gaulle, malgré sa Croix de Lorraine, n’était pas bergère, me souffle quelqu’un d’avisé, mais c’est sans doute l’exception qui confirme les Geneviève, Jeanne d’Arc, Bernadette Soubirous, Cendrillon et autres Marthe Robin].
Ce temps inouï où les femmes exercent habituellement tous les métiers, et pas seulement le plus vieux du monde.

Cette ère peu commune où les dames inventent des cours d’honneur pour juger les entorses à l’amour absolu.
Ce siècle enfin, supérieur, parce qu’on ajoute la dame surpuissante qui peut tuer tout le monde à l’ennuyeux jeu d’échecs.

Alors oui, moi, définitivement, c’est le XVe siècle.[/access]

La mort s’invite à la fête

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Gênes : monument dédié à la mémoire de Carlo Giuliani.

Le niveau atteint par la répression policière à Gênes déjoua les pronostics les plus pessimistes. Outre le matraquage de groupes pacifistes, l’usage disproportionné de la violence contre le cortège de la « désobéissance civile » fut reconnu par les tribunaux italiens, qui jugèrent illégale la charge à son encontre et rendirent caduques les poursuites contre plusieurs manifestants arrêtés.

Après l’attaque du cortège, se produisirent les pires affrontements du 20 juillet. Vers 17 heures, une unité de carabiniers lança une charge latérale contre le cortège dont de nombreux membres faisaient pourtant demi-tour pour regagner leur point de départ. Les gendarmes refluèrent ensuite précipitamment, poursuivis par certains manifestants qui s’en prirent à une Jeep restée en retrait.

Par la lunette arrière, un carabinier ouvrit le feu, atteignant un manifestant en pleine tête avant que la Jeep redémarre et lui roule sur le corps. La mort de Carlo Giuliani constitua l’épilogue tragique de cette journée journée devenue totalement hors normes. Dans des rues soudain méconnaissables, des véhicules blindés fonçaient sur la foule qui répliquait par des cris de colère et de douleur. Le son sourd des pierres martelant les blindages de la police et la sirène des ambulances évacuant des blessés le crâne ouvert se noyaient dans un nuage de gaz lacrymogène, donnant une étrange teinte jaunâtre au paysage urbain.

Plus tard, diverses investigations dépassèrent l’impression initiale de chaos généralisé. Une enquête judiciaire révéla notamment que plusieurs détachements avaient outrepassé les ordres qui leur étaient donnés par la radio, et pris l’initiative d’envenimer la situation sur le terrain.

Plusieurs hypothèses ont circulé quant aux causes de l’acharnement des forces de l’ordre sur les manifestants. Certains soulignèrent l’atmosphère de surtension qui ne fut pas pour rien dans le tabassage d’innocents. D’autres ont noté que des brutalités de cette ampleur n’auraient pu se produire si les carabiniers et la police n’avaient pas reçu de leur hiérarchie l’assurance d’une impunité totale en cas de bavures. Nombreux furent ceux qui, tel le maire de Gênes, regrettèrent l’absence de responsabilité du vice-président du conseil Gianfranco Fini, auquel aucun compte ne fut demandé bien qu’il se trouvât dans l’enceinte de la préfecture de police au moment du drame.

Exténués, le soir du 20 juillet, nous avions regagné le stade Carlini avec mon ami Stefano, pour un rassemblement des Tute Bianche. Dans ce lieu symbolique, d’où était parti le cortège de la désobéissance civile le matin même, l’ambiance se lestait d’inquiétude et de gravité, aidée par la lumière glauque des projecteurs du stade.

Soudain, Stefano se figea : sur un pan de mur, un graffiti fraichement bombé était dédié à « Carlo Giuliani, assassinato dai carabinieri » (Carlo Giulani, tué par les carabiniers). Stefano apprit ainsi la nouvelle de la mort de celui qui était l’un de ses anciens camarades de classe, un ami qu’il fréquentait dans les rues de la vieille ville de Gênes. Pour ma part, je n’avais croisé Carlo qu’à une ou deux reprises, gardant notamment le souvenir d’avoir partagé ensemble una canna dans « l’auletta », cette partie de l’université de Gênes autogérée par les étudiants.

Depuis, par le jeu des multiples rediffusions, nous avons dû voir Carlo tomber sous le feu des carabiniers au moins une centaine de fois : étrange sensation procurée par une époque sous haute perfusion médiatique. Les événements du G8 se sont ainsi prêtés à de nombreux débats à partir des images disponibles. Cependant qu’au fil des ans s’estompa la sensation de fièvre, d’excitation, de révolte ou d’angoisse partagée par tous les Génois du jour.

Le lendemain de la mort de Carlo Giulani, samedi 21 juillet, la tension ne retomba pas. Alors que près de 200 000 personnes défilaient comme prévu, un groupe détaché du cortège, assimilé plus ou moins au Black Bloc, saccagea les succursales d’entreprises du front de mer. Dans un premier temps, les cordons de policiers qui leur faisaient face ne réagirent pas. Puis, après un long moment, la maréchaussée lança ses gaz lacrymogènes et fit ainsi refluer le groupe isolé vers la manifestation, dès lors brisée en deux. S’ensuivirent des matraquages de manifestants choisis au hasard, y compris à l’autre bout de la ville, loin des heurts initiaux.

Le soir, la police mena une descente dans l’école que la mairie avait mis à la disposition des altermondialistes qui l’avaient transformé en dortoir. La plupart des personnes arrêtées pendant leur sommeil s’en sortirent avec de graves blessures, certaines se retrouvèrent même dans le coma, tandis que le motif invoqué par les forces anti émeute –la présence d’armes – ne survécut pas à un examen rigoureux des faits. A la suite des mauvais traitements et des humiliations infligés aux individus interpellés, plus d’une quarantaine de policiers et médecins furent condamnés à payer de lourds dommages civils lors d’un jugement confirmé en appel en 2010. Cela n’empêcha pas les responsables mis en cause de bénéficier de promotions déguisées au sein de leurs corps de métier, à l’instar du chef de la police Gianni De Gennaro, qui, malgré sa condamnation pour incitation au faux témoignage, dirige aujourd’hui les services de renseignements. Cette évolution de carrière baroque illustre une certaine tradition de l’opacité qui subsiste au cœur même de l’Etat italien. De quoi faire dire à Amnesty International, que le G8 de Gênes justifia « la plus grave suspension des droits démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde guerre mondiale » !

Quelques semaines plus tard, Time magazine désigna Giulani personnalité de l’année 2001. Evidemment, il ne s’agissait plus du ragazzo de Gênes, mais du maire à poigne de New York, Rudolf Giuliani. Entre temps, un événement d’une tout autre ampleur s’était déroulé sur le sol américain, un certain jour de septembre, sous les yeux de la planète entière médusée. Au cours des années qui suivirent, ce drame concentra l’attention médiatique sur la lutte anti-terroriste, offrant un effet d’aubaine à tout ce que la planète compte de forces et de régimes autoritaires.

Ce n’est qu’au début de la décennie 2010 que les révoltes du sud de la Méditerranée amenèrent à parler d’autre chose. Il fallut sans doute un courage encore plus grand qu’aux altermondialistes à tous ces gens qui se mirent en mouvement dans les rues de Tunisie ou d’Egypte. Eux furent abattus par dizaines, manifestants mais aussi simples témoins, comme mon pote le photographe de presse Lucas Mebrouk Dolega, tué par un policier en décembre à Tunis.

A tous ceux qui perçoivent le monde derrière leurs miradors ou leurs persiennes, ces morts viennent rappeler que la roue de l’histoire ne cesse jamais de tourner, mise en branle par de jeunes gens qui le paient trop souvent au prix de leur vie.

Fin

Julien, rends tout de suite la carte de Bernard…

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Ce qui est rassurant, c’est qu’on se sent vraiment bien protégé à l’issue du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Par exemple, ce fut une excellente idée de fusionner en une seule police politique, la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), deux services précédemment distincts. Il y avait les RG qui comptabilisait les ennemis de l’intérieur (syndicalistes, manifestants, militants bayrouistes) et donnaient des sondages électoraux beaucoup plus fiables que ceux des instituts soi-disant spécialisés, qui coutent des fortunes et disent n’importe quoi, demandez à Nicolas Hulot.

Et puis il y avait la DST, célèbre pour la polyvalence de ses agents pouvant se transformer en plombiers afin de poser des micros dans les journaux satiriques en laissant autant de traces derrière eux que des castors juniors drogués qui auraient oublié leur manuel.

Heureusement, la DCRI arriva en 2008 et sa direction fut confiée à un vrai géant, Bernard Squarcini, le J. Edgar Hoover français. Il s’illustra notamment dans l’inénarrable « opération Taïga » qui permit d’arrêter les dangereux subversifs de Tarnac, de célèbres terroristes parapsychologues qui stoppaient des TGV par la seule force de la pensée.

On comprend que face à de tels défis, Bernard Squarcini ait parfois besoin de prendre des vacances. Pour être le digne successeur de Hubert Bonisseur de la Bath ou du Gorille, on n’en est pas moins homme. Et c’est sans doute le stress de ce soldat de l’ombre, qui combat chaque jour la subversion, qui lui a fait égarer sa carte professionnelle au moment même où il allait prendre un repos bien mérité dans sa Corse natale.

Si quelqu’un retrouve la carte de monsieur Squarcini, qu’il la rapporte au plus vite à son propriétaire. Non seulement, il risque une sanction disciplinaire pour l’avoir perdue mais en plus elle lui servait de marque-page pour sa quinzième relecture de L’Insurrection qui vient à la recherche de preuves qui, elles, ne viennent toujours pas.

La tondeuse, je la lui laisse !

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Il n’est pas dans mes habitudes de parler de ma vie de couple (!) mais la déesse qui commande aux jours et aux nuits de Causeur a émis le souhait que nous causions des rapports entre les hommes et les femmes pour égayer vos transhumances estivales.

Le clito ayant déjà beaucoup servi et mes distingués collègues en ayant fait le tour, si je puis dire, je suis allée consulter l’interminable liste des revendications féministes pour y puiser l’inspiration. Il y a certainement beaucoup de choses à dire, de la burqa au « plafond de verre », et il est probablement incivique de s’en foutre. Ne souhaitant pas être clouée au pilori des bourgeoises inciviques non conscientisées, et ayant un peu de temps entre le repassage et le viol conjugal, j’ai pêché dans le vivier de mes sœurs concernées et militantes un domaine où je pense pouvoir livrer une expertise : celui de la répartition des tâches ménagères. On m’objectera avec raison que les tournantes, la polygamie, le viol, les femmes battues, l’excision ou le non-paiement des pensions alimentaires, c’est autrement plus grave, mais je remarque que la répartition des tâches ménagères tient le haut du panier (de la ménagère) dans la litanie féministe.[access capability= »lire_inedits »]

Va donc pour les tâches ménagères !

Oserai-je avouer que j’adore cuisiner ? Que cela ne m’est jamais apparu comme une « tâche » mais plutôt comme un bonheur quotidien délicieusement parfumé ? Qu’il faudrait m’attacher pour que je renonce aux fourneaux ?

Il semblerait qu’il faille s’abstenir de le clamer : une tâche est une tâche, on ne vous demande pas d’aimer, mais de subir et de vous plaindre.

Et d’exiger la RÉPARTITION !!!!

Et c’est là que ça m’angoisse un peu…

Jouer du sécateur ? Et mes jolis ongles manucurés ?

Bon, je ne suis pas complètement nouille et je pense qu’en cas de pénurie prolongée de mâles, je devrais être capable de grimper sur une échelle pour changer les ampoules 40 watts petits soquets.

Au jardin, ça risque de se compliquer. Je suis parfaitement apte à tondre la pelouse, surtout à l’ombre ; c’est pour faire démarrer cette satanée tondeuse que ça va être plus sportif. Je suis pas Rambo, moi ! Pire, il va falloir que je joue du sécateur pour tailler les buis ! Douée comme je suis, à tous les coups, je vais y laisser mes jolis ongles manucurés.

Mais je sens, je sais que, là où tout va virer au cauchemar, c’est quand il faudra s’occuper de la bagnole. Je ne sais pas comment on ouvre le capot et même si je le savais, je ne vois pas très bien à quoi ça m’avancerait. J’ai vu le moteur de ma voiture un jour, par hasard : c’est très laid, c’est tout noir, ça ne sent pas bon et ça ne ressemble à rien de connu. La seule chose que je sais sur la question, pour l’avoir lue dans un Gil Jourdan, c’est qu’il ne faut pas balancer des clés dans un moteur, sinon ça coupe tout. J’ajouterais que, si on balance les clés sur le moteur, ce qui est déjà une drôle d’idée, il faut éviter ensuite de refermer le capot, sinon, on ne peut plus rentrer chez soi, mais cela nous éloigne du féminisme. Donc, en cas de panne de bagnole, désolée Mesdames, moi j’appelle Mon Chéri. Ou un dépanneur. Ou j’enfile ma mini-jupe et je hèle le premier venu. C’est moche, ça blesse la sororité outragée, tout ce que vous voulez, mais je ne vais pas me les geler pendant deux plombes penchée sur ce maudit moteur !

Là où ça va être chaud aussi, c’est quand il faudra programmer ce maudit lecteur/enregistreur intégré. Je ne sais pas qui a inventé ce machin qui permet tout et qu’il faut tutoyer gentiment pour qu’il daigne s’allumer, mais une chose est certaine : il a rendu inoubliable Pierre Sabbagh et « Au théâtre ce soir » où l’on n’avait qu’à s’asseoir et appuyer sur le gros bouton.

Toujours dans le cadre d’une répartition harmonieuse des tâches ménagères, il va falloir que je range la cave pendant que l’homme de ma vie joue au Scrabble avec les mômes. C’est contrariant : je n’aime ni la poussière, ni les araignées, ni la manutention lourde. Je préfère le Scrabble.

Après cela, tandis que Mon Chéri marinera dans son bain verveine/curcuma, je sortirai les poubelles.

J’espère qu’après tout ça, au moins, on baise ?[/access]

L’euro, drogue dure du Portugal

Crédits photo : O.F.E. Lisbonne, appel à la grève générale.

Lorsque l’on débarque à Porto, deuxième ville du Portugal, c’est dans un aéroport flambant neuf, et visiblement surdimensionné au regard d’un trafic touristique plutôt maigre, même au cœur du mois d’août. Le métro qui conduit au cœur de la ville est rutilant, pourvu d’un système de billetterie ultra moderne. A côté, Roissy ressemble à un terminal du tiers-monde, et la RATP semble restée scotchée au usages du XXème siècle. Les autoroutes disposent, elles, d’un système de péage automatique : un portique flashe les voitures, et l’utilisateur reçoit ses factures à domicile, le touriste pouvant, lui, régler sa dette autoroutière chez n’importe quel commerçant disposant d’un terminal de paiement, et il y en a beaucoup.

Pourtant, dès que l’on quitte ces lieux qui doivent leur existence à l’injection massive de fonds structurels de l’Union européenne pour les régions déshéritées, on s’aperçoit vite que ces infrastructures luxueuses ne reflètent en rien la réalité économique du pays. Porto, en dehors de ses prestigieuses caves des maisons Sandeman, Cruz ou Ferreira est une ville lépreuse, avec ses quartiers historiques laissés à l’abandon et aux dealers. La campagne alentour n’est pas plus attirante, si l’on excepte quelques « quintas », fermes traditionnelles transformées en maisons d’hôtes.

Lisbonne peut encore faire illusion : l’exposition universelle de 1998 a transformé une capitale vieillotte en métropole post moderne. La plupart de visiteurs étrangers, d’affaires ou de tourisme, limitent leur séjour lusitanien à Lisbonne où aux plages ensoleillées de l’Algarve, et reviennent avec l’impression que le Portugal s’en tire plutôt bien dans ce monde de brutes. Comme la population locale est plutôt accueillante, passablement francophone, et ne cherche pas à arnaquer systématiquement l’étranger de passage, ce pays jouit d’une bonne réputation chez les Français. Ceux-ci sont à peu près les seuls à se rendre dans le nord du pays, les provinces de Minho ou de Tras-os-Montes, pour rendre visite à l’ancienne femme de ménage ou nounou de leurs enfants, rentrée au pays avec son mari maçon après des décennies de bons et loyaux services aux familles et à l’économie françaises.

Leurs demeures se repèrent vite dans les villages au milieu des maïs : elles affichent souvent des couleurs flashy et sont pourvues de signes extérieurs d’opulence, tourelles tarabiscotées, portails d’entrée ouvragés, arbres exotiques et statues néo-antiques dans le jardin.

Mais on peut faire des dizaines de kilomètres à travers ces régions sans rencontrer la moindre usine autre que celles transformant le maïs en nourriture pour le bétail. Celle-ci est destinée à des vaches de race Prime Holstein qui ne voient jamais la couleur d’un pré, et remplisse avec ardeur les quotas de lait accordés aux éleveurs par la déesse PAC, nouvelle Cérès dont la résidence n’est pas sur le mont Olympe, mais dans la morne plaine bruxelloise.

L’abandon de la polyculture vivrière traditionnelle de ces régions bien arrosées pour la monoculture du maïs a eu pour conséquence un déséquilibre accru de la balance commerciale du Portugal, aujourd’hui importateur net de denrées alimentaires.
Avant d’entrer dans l’Union européenne et d’adhérer à la zone euro, le Portugal, à peine sorti de la nuit salazarienne, bénéficiait de la compétitivité de son économie, due à des salaires inférieurs à ceux des pays du nord de l’Europe. L’industrie du cuir, notamment, lui permettait de satisfaire les besoins en chaussures de basse et moyenne gamme de notre continent. On délocalisait au Portugal des usines automobiles (Peugeot-Citroën) pour se rapprocher du marché ibérique qui rattrapait son retard d’équipement des ménages dans ce domaine.

Et puis, en 2002, l’euro a chassé l’escudo, et c’est ainsi qu’un pays de travailleurs zélés, économes de leurs deniers, se méfiant du crédit comme de la peste s’est peu à peu mué en un repaire de flambeurs invétérés, L’Etat n’étant pas le dernier à faire chauffer la carte bleue.
L’euro, pour le Portugal, c’était l’argent pas cher et le crédit à gogo. Alors que la production stagnait (bien avant la crise financière de 2008), la dépense publique s’envolait. La faible compétitivité de l’économie, plombée par l’euro fort, décourageait les investissements étrangers et détruisait inexorablement le tissu industriel portugais. De pays d’émigration, le Portugal est devenu un pays d’immigration, notamment de travailleurs venus d’Ukraine qui fournissent une main d’œuvre bon marché dans l’économie informelle.

Les Portugais, eux, restent au pays, même si les salaires restent bas en comparaison de ceux pratiqués en France ou au Luxembourg, leur destination préférée. Ils font comme l’Etat, ils s’endettent et construisent leur maison ou leur appartement sans avoir à subir les désagréments de l’exil.
L’euro était devenu une drogue dure qui avait pour conséquence de vous éloigner des dures réalités de l’économie réelle en vous emmenant dans les contrées imaginaires de l’argent facile.

Géographiquement périphérique, le Portugal ne bénéficie pas comme les pays d’Europe centrale de la proximité de puissances industrielles qui trouvent là des sous-traitants compétents et motivés. La Slovaquie ou l’Estonie peuvent se permettre l’euro, car leur économie est en symbiose avec l’Autriche, pour la première, la Finlande pour la seconde. D’autres, comme la République tchèque ou la Pologne se trouvent fort bien d’avoir conservé leur monnaie nationale qui leur permet d’ajuster finement son taux par rapport à l’euro pour rester compétitifs.

Les plus optimistes des Portugais se voient sortis d’affaire dans trois ans, après une sévère cure de désintoxication de l’addiction à la dépense publique et privée. C’est tout le bien qu’on leur souhaite, car ce peuple, à la différence d’un autre qui se reconnaîtra, n’a pas fait de l’arnaque généralisée un sport national.

Les macros sont à l’eau

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S’il est un argument éditorial qui m’a convaincu de travailler pour Causeur, c’est bien le principe qui consiste à envoyer des brèves pendant les vacances. J’ai ainsi pu apprendre où Jérôme Leroy passait les siennes, et la lecture de ses articles n’en a été que meilleure. J’ajoute que son traitement de l’actualité ne m’a pas paru moins incisif ni moins professionnel, ce qui constitue une piste de réflexion intéressante sur la pertinence de nos conditions de travail habituelles.

Pour ma part, c’est allongé sur le sable chaud d’une plage proche de Caracas que je réagirai à la nouvelle du moment : Nicolas Sarkozy n’a pas réussi à faire que ceux qui travaillent plus gagnent plus. L’échec de cette mesure-phare est d’autant plus dramatique qu’elle devait donner raison à la France qui se lève tôt. Premier constat : se lever tôt n’aura pas suffi pour donner raison à la Droite.

Précisons que son échec ne donnera pas davantage raison à la Gauche. Je ne doute pas que ses leaders vont se jeter sur cette nouvelle comme la misère sur monde. La vérité est que l’insuccès de ce choix de société, comme on dit, n’a rien à voir avec Nicolas Sarkozy, pas même avec son idéologie.

Il résulte de notre croyance absurde en la rationalité des politiques publiques. Une politique publique présuppose trois choses: l’existence d’un problème reconnu de tous (par exemple, le chômage), la décision d’y mettre fin par l’homme élu (ici, le Président de la République) et la mise en oeuvre d’une série de mesures (dites concrètes). Je sais bien que ce schéma résume à lui seul l’idée que nous nous faisons de la politique, mais cela n’en fait pas une idée moins fantasque, au contraire. C’est ce qui ressort d’un article remarquable écrit par deux politologues américains, Bachrach et Baratz.

Non seulement la décision d’agir est la résultante de micro-décisions qui n’ont rien à voir avec le problème initial, mais elle est surtout la résultante de micro-non-décisions beaucoup plus lourdes de conséquences. L’article s’intitule « Decisions and Non-Decisions: an Analytical Framework ». Le lecteur de bonne volonté le trouvera sans mal en consultant l’American Political Science Review, vol. 57.

La déconstruction de l’hypothèse rationaliste des politiques publiques ne constitue peut-être pas une lecture de vacances idéale, elle vous affranchira pourtant des mythes les plus tenaces de la vie politique occidentale. Dépêchez-vous de l’étudier si vous disposez d’une semaine devant vous, car à la rentrée, il sera déjà trop tard.

Tunis-Damas : dernier train pour la modernité

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"Nous ne sommes pas la Tunisie", "Nous ne sommes ni la Tunisie ni l'Egypte", "Nous ne sommes ni la Tunisie ni l'Egypte ni la Lybie", "Nous ne sommes ni la Tunisie ni l'Egypte ni la Lybie ni le Yémen"

Dans sa fresque romanesque La Grande Intrigue, François Taillandier fait écrire à l’un de ses personnages : « Il est désormais impossible d’imaginer un pays développant une identité politique, historique ou culturelle séparée. Ceux qui y parviennent encore ne le font qu’au prix d’une dictature incompatible avec le modèle démocratique pacifié appuyé sur la puissance militaire. Ils auront complètement disparu d’ici deux générations ».

Sa prophétie n’aura pas attendu deux générations pour s’accomplir. Depuis janvier dernier, elle prend corps sous nos yeux de téléspectateurs drogués au pot-belge du « direct-live ».

Outre la Tunisie et l’Egypte vouées au tourisme de masse, la force centrifuge du printemps arabe s’est abattue sur la Syrie, que l’on croyait pourtant recluse à l’arrière-cour de l’Histoire. Ben Ali, Moubarak, Saleh, Kadhafi, Assad : ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés par le cataclysme de la rue arabe, ce mythe négatif devenu une légende progressiste par la force rédemptrice des sacrosaints droits de l’homme.

Il est acquis- car écrit, répété et sanctifié – que le citoyen arabe a lui aussi droit à la liberté, aux élections (formellement) libres, aux débats télévisés contradictoires et aux discussions virtuelles qui n’en finissent plus. Les ultimes cavalcades autoritaires des quelques contre-réformistes de passage ici n’inverseront pas la dynamique irrésistible à l’œuvre de Rabat à Sanaa : la dignité ne passe plus par ces grands ensembles collectifs qu’étaient les peuples, les cultures et les nations. En ce début de millénaire, le présent perpétuel appartient à l’individu qui ne transige pas avec ses droits subjectifs. Aucun tribun ou officier multimédaillé ne pourra plus subsumer l’homme, fût-il arabe, sous le mythe de la communauté.

Que cela plaise ou non, l’âge des Césars est révolu. Ses éventuels survivants apparaîtront comme les répliques anachroniques- et donc grotesques- des tyrans d’autrefois, si pathétiques de leur morgue surannée.

Comble des paradoxes, le regain de religiosité des sociétés arabo-musulmanes s’émancipe de plus en plus des grands cadres sociaux pour recréer un grand récit surplombant. Certes, l’anomie n’a toujours pas encore droit de cité en terre arabe, l’athéisme non plus, tant s’en faut. A mesure que ces sociétés se réislamisent, elles cèdent à la vogue du subjectivisme partout triomphant. Jusque dans le plus pur traditionalisme coranique, plus question de se laisser imposer ses pratiques d’en haut. L’islamité se vit sur le mode ultra-individualiste du bricolage identitaire : « être musulman comme je l’entends ». A l’Etat, il est désormais interdit d’interdire. Quel renversement de la verticalité des autocraties arabes, laïcisantes ou non, qui toutes paraissent être tombées il y a un siècle ! Après cette révolution copernicienne, l’individu réalise le rêve d’Iznogoud : le calife à la place du calife, c’est lui !

A mesure que les institutions traditionnelles s’érodent, la pression sociale se réduit à l’addition grégaire des volontés individuelles. Impensables jusqu’à ces derniers mois, l’abrogation de l’interdiction du voile dans les universités tunisiennes et la fin de l’allégeance obligatoire au leader-démiurge illustrent le règne de l’individu-croyant qui gère son univers rituel comme un portefeuille d’actions.

A l’écoute des dernières bourrasques arabes, le verdict de Taillandier prend une tonalité particulière. La mort du Père symbolique qu’étaient l’Etat, le Souverain et sa loy inaltérable, est maintenant actée. Dans ce monde arabe qui ne fait plus exception, la modernité finissante aura donc sécrété ses propres poisons. Juste revanche de l’histoire, la souveraineté exclusive de l’Etat sur ses sujets se sera retournée contre les détenteurs (provisoires) de l’appareil de commandement politique. D’agrégat d’atomes humains noyés dans un tout organique, la nation aura muté en communauté d’individus aux revendications individuelles incessantes, à l’image de ces foules de Tunisiens manifestant devant la Kasbah à la moindre contrariété.

Vraisemblablement, on ne tuera plus jamais des milliers d’innocents au nom de la raison d’Etat comme le fit l’armée syrienne en 1982 à Hama. A l’ère des F-16 et du state building made in Fukuyama, on préfère la croisade humaniste et ses gains démocratiques glanés en dépit des inévitables et feuilletonesques dommages collatéraux.

De tout cela, il n’y a pas lieu de juger. Contentons-nous d’accueillir le réel- ou ce qu’il en reste- en passagers impassibles de l’entropie contemporaine.

La grande intrigue, III : Il n'y a personne dans les tombes

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Toutes les 7 secondes

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734 854 329 : c’est le nombre de phrases commençant par un chiffre-mystère employées par les journalistes français depuis 10 ans. Doit-on en conclure que cette fleur de rhétorique est fanée jusqu’à l’os ? Plus éculée que les sabots d’un vieil homme obèse ? Ce chiffre donne-t-il raison à Isabelle Sorente lorsqu’elle estime, dans son remarquable essai Addiction générale (Lattès), que l’obsession des chiffres dans nos sociétés est une passion aussi grotesque que criminelle, une drogue dévastatrice interdisant l’accès à toute science et raison authentiques ? Rien n’est moins sûr, puisque 97,3 % des Français exigent au contraire que nos journalistes leur prodiguent 9 fois plus de chiffres dans la prochaine décennie.[access capability= »lire_inedits »]

623 : c’est le nombre d’hommes roux pratiquant le krav-maga dans les Deux-Sèvres. 28 000 : c’est le nombre de nouvelles espèces animales qui disparaissent avant même que quiconque se soit aperçu de leur apparition.
336 822 421 : c’est le nombre d’événements sublimes transfigurant des destins humains toutes les 7 secondes. 336 822 421 : c’est le nombre d’événements atroces détruisant et torturant des destinées humaines toutes les 7 secondes. 7 : c’est le nombre véritable des 3 mousquetaires, puisque Dumas écrivait à 4 mains, selon un chercheur hongrois capable, dans le privé, de jouer scientifiquement du piano à 7 mains. 333 : c’est désormais le nouveau chiffre de la Bête, contrainte de réduire son train de vie de moitié en raison de la nécessité de restrictions budgétaires fatidiques et de contraintes structurelles infernales. 2 : c’est le nombre de bras de notre manchot après la réussite de sa greffe miraculeuse. 21 : c’est l’adresse où vous pourrez trouver l’assassin.

Mais le plus révoltant, c’est qu’en 2011, c’est-à-dire tout de même 11 ans après l’an 2000, en dépit du progrès perpétuel de tout, les médias se refusent encore obstinément à communiquer les vrais chiffres sur les chiffres. Il faut saluer à cet égard l’initiative courageuse du Vrai Observatoire des Chiffres, qui a enfin osé briser ce tabou. Après 17 ans de calculs, de recoupements complexes et de travaux rigoureux sur des échantillons strictement représentatifs, le Vrai Observatoire des Chiffres a révélé ses stupéfiants résultats : 97,4 % des chiffres qui circulent dans nos sociétés sociétales sont « entièrement faux », 0,2 % sont « gravement erronés » et les 4,9 % restant sont « rigoureusement exacts » ou « diablement exacts ». L’étude de l’Observatoire précise avec panache, dans sa dernière section, que ses résultats sont également valables pour tous les chiffres délivrés par le Vrai Observatoire des Chiffres.

425 658 588 : c’est le nombre de nombres qui ont perdu leur ombre. Leur antique et charnelle ombre humaine. C’est le nombre de morts dont le nom est broyé sous les nombres. Toutes les 7 secondes.[/access]

Addiction générale

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La guerre des marchés aura bien lieu

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« La fortune ne devrait être possédée que par les gens d’esprit : autrement, elle représente un danger public… » Nietzsche

Comme c’est curieux, ce déploiement majestueux du pouvoir de la finance, tel un tyran sans visage, semblant venir de nulle part, dictant souverainement sa loi à toute chose. « L’euro, la finance mondiale, les banques » : donnez-lui le prénom que vous voudrez, quel est véritablement son nom ? La sophistication extrême de la finance l’a rendue incompréhensible pour la quasi-totalité des humains, donc profondément antidémocratique.

Les quantités ahurissantes d’argent qui alimentent la spéculation sur les dettes souveraines, d’où viennent-elles et à qui appartiennent-elles ?

Décidément, ces « marchés » insaisissables forment une bien troublante menace qu’on ne peut désigner du doigt. À force d’être anthropomorphes, ils « s’effondrent » et « rebondissent », se montrent tantôt « en forme » tantôt « démoralisés ».

Mais non, je blaguais. Ce n’est ni curieux, ni troublant, et absolument pas sophistiqué. Tout ceci est même d’une vulgarité dégoûtante. À y regarder de plus près, la crise de la dette n’est rien d’autre que la conséquence de la goinfrerie capitaliste bas de gamme.
Tant pis si à cause de cette fringale, des modèles sociaux déjà fragiles doivent y passer, des États finir rapiécés, des peuples s’abattre humiliés et des chefs de gouvernement être sommés d’obéir comme des troufions de seconde classe. Car nous en sommes là. Les Grands Dirigeants des Grande Démocraties semblent ravis de se dépouiller de tout pouvoir d’action réel.

La farandole des rois nus

L’été 2011 restera celui de la farandole des rois nus, sautillant au fouet de ces diablesses sado-masos qui les tiennent enchaînés : les agences de notation. On a les maîtresses qu’on se choisit et les pratiques qu’on assume. Mais si c’est pour s’encanailler dans pareille perversion, pourquoi dépenser tant d’énergie à séduire le peuple ? Où est le plaisir, à jouer la petite chose dominée, à quatre pattes sous la botte du Capital ? Vous connaissez la maxime : quand on a dit oui une fois…

Voilà comment nous entrons dans le nouvel âge du capitalisme, sorte d’imperium des parasites, à rapprocher du deuxième âge de l’aristocratie selon Chateaubriand : « L’aristocratie a trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges et l’âge des vanités. Sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier ».

À la faveur de la crise financière, il n’aura fallu que quelques années pour inventer le « problème de la dette », prétexte d’un coup de force politique mondial de la rente qui ne produit rien, et tient les États dans sa main. Car, contrairement à ce qu’une légende alarmiste colporte, eux ne feront pas faillite : ils cracheront toujours au bassinet !

Dans un monde a-historique, les dirigeants feront toujours des dettes, les travailleurs et les entrepreneurs turbineront jusqu’à ce que mort s’ensuive et les parasites s’engraisseront jusqu’à la fin des temps.
Mais l’histoire a toujours eu le don d’aimer les complications, c’est même sa marque de fabrique. Et parfois, le peuple énervé et la nation orgueilleuse ont le don de marcher sur les règles d’or.

Cette crise ne durera qu’un temps. Quand les États-Unis n’auront plus les moyens de s’endetter auprès de leur principal banquier, la Chine, qui, pour l’instant, préfère acheter de la dette américaine remboursée par le prolo obèse plutôt que d’augmenter les salaires de ses prolos faméliques, mais en révolte permanente, que se passera-t-il ? Ces deux puissances appelées à se disputer le leadership mondial engageront un bras de fer qui ne sera pas seulement politique : le gagnant sera le détenteur de la plus grosse armée, qu’elle soit ou non financée par des dettes.

Après tout, on peut estimer le marché rassurant tant il est devenu prévisible à long terme : il règle toujours ses conneries de la même manière. Par la force.

L’autre Saint Joseph des JMJ

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Les foules juvéniles, joyeuses et catholiquement exaltées qui ont convergé en cette mi-août vers Madrid devraient bien avoir une petite pensée pour un homme qui a indirectement contribué à leur bonheur estival. Il s’agit de Joseph Vissarionovitch Djougachvili, alias Staline, qui eut le premier l’idée de rassembler des adolescents des deux sexes et de toutes nationalités pour vivre ensemble un grand moment de communion dans une même foi, et plus si affinités.

C’est en effet sous l’égide de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique et de l’Union internationale des étudiants, contrôlées par des staliniens bon teints qu’un premier rassemblement de ce genre fut organisé à Prague en 1947. L’édition de 1955 se déroula à Varsovie, et ses milliers de participants firent montre d’une ferveur communiste démonstrative.

Cela n’avait pas échappé à un ecclésiastique local, Karol Wojtyla, à l’époque professeur d’éthique à l’université catholique de Lublin. Lequel, s’empressa, une fois devenu pape, de recycler au profit de sa boutique spirituelle un concept tombé en déshérence après l’effondrement du communisme européen.

Idéal médiéval

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Allégorie de l'amour courtois, Italie, XVe siècle

Moi, je suis désolé, mais c’est le Moyen-Âge. Et pas n’importe lequel, s’il vous plaît : celui du XVe siècle.
Ce dernier instant d’un très jeune et très ancien monde, proche de verser dans l’infecte modernité, ce dernier instant quand les femmes furent libres avant que d’être condamnées à l’incapacité juridique pour cinq très longs siècles.

Ce dernier rougeoiement de plaisir, de bonheur, un rougeoiement que l’on croyait encore être celui du matin toujours nouveau de ce qui est éternel, quand il était déjà vespéral et qu’on ne le savait pas.
Ce dernier moment de la puissance architecturale médiévale, quand le gothique se fait flamboyant et quand Brunelleschi, lançant le dôme de Santa Maria del Fiore, fait plier le monde devant son génie[1. Il n’y a plus aujourd’hui que les amis de Jacques Attali pour croire que le dôme de Florence est une œuvre de la Renaissance].
Cet ultime moment où à Fra Angelico, qui fait descendre le Ciel sur la Terre, Botticelli répond en élevant pour toujours le mandrin viril vers le firmament. Car même l’inverti le plus déterminé doit nécessairement tomber amoureux du Printemps ou de l’Anadyomène. C’est une loi.[access capability= »lire_inedits »]

Le buste juste assez galbé pour qu’on saisisse la taille sans brusquer

Cet incroyable instant où mon maître Savonarole, établissant la première démocratie après Jésus-Christ − qui était naturellement théocratique − bénissait aimablement le peintre qui venait de lui-même livrer aux flammes le plus inquiétant de son œuvre, ne nous laissant admirer, pour le restant des siècles, j’en suis certain, que le meilleur, c’est-à-dire le plus habillé.

Cet émouvant moment où les femmes de toute l’Europe qui s’épilaient le front pour étaler leur intelligence étaient toutes blondes avec les yeux sombres et en mandorle, avaient la bouche petite et fine, le nez modeste et droit, enfin la main longue et fine glissant sur un buste galbé juste assez pour qu’on saisisse leur taille sans brusquer.

Ce sublime moment où la Française de première génération Christine de Pisan tente, comme moi, de nourrir ses innombrables chiards en pondant à la chaîne des pages de poésie qui en remontrent aux savants sorbonicoles et qui ridiculisent les minables continuateurs misogynes du Roman de la Rose qui vivaient rue Saint-Jacques, même qu’ils ont encore leur plaque sur la maison, là où ça se rétrécit et que les chauffeurs de camion venus de banlieue maudissent Delanoë et ses urbanistes de n’avoir laissé qu’une file[2. Alors que c’est la faute de Philippe-Auguste].

Cette lumineuse période où les iniques évêques de Normandie qui brûlent des vierges guerrières ont le bon goût de s’appeler Cauchon, comme ça, ce serait clair pour toujours dans les livres d’histoire.

Cette magnifique époque où Jeanne était d’Arc ou Hachette

Ce vert paradis des amours enfantines où, pour se marier à 13 ans, on n’a pas besoin de l’avis des darons, ni du juge de paix ni de Monsieur le maire qui trône sous sa Marianne à gros nibards.
Cette anarchique commune libre dans un État libre, où la ménagère qui fait son marché se fournit directement chez le producteur et a sur ses étalages, jusqu’à midi, la préséance sur le revendeur qui, déjà, prépare ses marges arrière comme un vulgaire Michel-Édouard Leclerc.

Cet éon incroyable où l’on ne nie pas que les femmes soient capables de gouverner comme tout le monde − sauf en France, pays de la courtoisie et de l’égalité profondes, qui leur réserve comme toujours une autre place, supérieure, ce droit imprescriptible de sauver le royaume, à condition qu’elles soient bergères[3. De Gaulle, malgré sa Croix de Lorraine, n’était pas bergère, me souffle quelqu’un d’avisé, mais c’est sans doute l’exception qui confirme les Geneviève, Jeanne d’Arc, Bernadette Soubirous, Cendrillon et autres Marthe Robin].
Ce temps inouï où les femmes exercent habituellement tous les métiers, et pas seulement le plus vieux du monde.

Cette ère peu commune où les dames inventent des cours d’honneur pour juger les entorses à l’amour absolu.
Ce siècle enfin, supérieur, parce qu’on ajoute la dame surpuissante qui peut tuer tout le monde à l’ennuyeux jeu d’échecs.

Alors oui, moi, définitivement, c’est le XVe siècle.[/access]

La mort s’invite à la fête

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Gênes : monument dédié à la mémoire de Carlo Giuliani.

Le niveau atteint par la répression policière à Gênes déjoua les pronostics les plus pessimistes. Outre le matraquage de groupes pacifistes, l’usage disproportionné de la violence contre le cortège de la « désobéissance civile » fut reconnu par les tribunaux italiens, qui jugèrent illégale la charge à son encontre et rendirent caduques les poursuites contre plusieurs manifestants arrêtés.

Après l’attaque du cortège, se produisirent les pires affrontements du 20 juillet. Vers 17 heures, une unité de carabiniers lança une charge latérale contre le cortège dont de nombreux membres faisaient pourtant demi-tour pour regagner leur point de départ. Les gendarmes refluèrent ensuite précipitamment, poursuivis par certains manifestants qui s’en prirent à une Jeep restée en retrait.

Par la lunette arrière, un carabinier ouvrit le feu, atteignant un manifestant en pleine tête avant que la Jeep redémarre et lui roule sur le corps. La mort de Carlo Giuliani constitua l’épilogue tragique de cette journée journée devenue totalement hors normes. Dans des rues soudain méconnaissables, des véhicules blindés fonçaient sur la foule qui répliquait par des cris de colère et de douleur. Le son sourd des pierres martelant les blindages de la police et la sirène des ambulances évacuant des blessés le crâne ouvert se noyaient dans un nuage de gaz lacrymogène, donnant une étrange teinte jaunâtre au paysage urbain.

Plus tard, diverses investigations dépassèrent l’impression initiale de chaos généralisé. Une enquête judiciaire révéla notamment que plusieurs détachements avaient outrepassé les ordres qui leur étaient donnés par la radio, et pris l’initiative d’envenimer la situation sur le terrain.

Plusieurs hypothèses ont circulé quant aux causes de l’acharnement des forces de l’ordre sur les manifestants. Certains soulignèrent l’atmosphère de surtension qui ne fut pas pour rien dans le tabassage d’innocents. D’autres ont noté que des brutalités de cette ampleur n’auraient pu se produire si les carabiniers et la police n’avaient pas reçu de leur hiérarchie l’assurance d’une impunité totale en cas de bavures. Nombreux furent ceux qui, tel le maire de Gênes, regrettèrent l’absence de responsabilité du vice-président du conseil Gianfranco Fini, auquel aucun compte ne fut demandé bien qu’il se trouvât dans l’enceinte de la préfecture de police au moment du drame.

Exténués, le soir du 20 juillet, nous avions regagné le stade Carlini avec mon ami Stefano, pour un rassemblement des Tute Bianche. Dans ce lieu symbolique, d’où était parti le cortège de la désobéissance civile le matin même, l’ambiance se lestait d’inquiétude et de gravité, aidée par la lumière glauque des projecteurs du stade.

Soudain, Stefano se figea : sur un pan de mur, un graffiti fraichement bombé était dédié à « Carlo Giuliani, assassinato dai carabinieri » (Carlo Giulani, tué par les carabiniers). Stefano apprit ainsi la nouvelle de la mort de celui qui était l’un de ses anciens camarades de classe, un ami qu’il fréquentait dans les rues de la vieille ville de Gênes. Pour ma part, je n’avais croisé Carlo qu’à une ou deux reprises, gardant notamment le souvenir d’avoir partagé ensemble una canna dans « l’auletta », cette partie de l’université de Gênes autogérée par les étudiants.

Depuis, par le jeu des multiples rediffusions, nous avons dû voir Carlo tomber sous le feu des carabiniers au moins une centaine de fois : étrange sensation procurée par une époque sous haute perfusion médiatique. Les événements du G8 se sont ainsi prêtés à de nombreux débats à partir des images disponibles. Cependant qu’au fil des ans s’estompa la sensation de fièvre, d’excitation, de révolte ou d’angoisse partagée par tous les Génois du jour.

Le lendemain de la mort de Carlo Giulani, samedi 21 juillet, la tension ne retomba pas. Alors que près de 200 000 personnes défilaient comme prévu, un groupe détaché du cortège, assimilé plus ou moins au Black Bloc, saccagea les succursales d’entreprises du front de mer. Dans un premier temps, les cordons de policiers qui leur faisaient face ne réagirent pas. Puis, après un long moment, la maréchaussée lança ses gaz lacrymogènes et fit ainsi refluer le groupe isolé vers la manifestation, dès lors brisée en deux. S’ensuivirent des matraquages de manifestants choisis au hasard, y compris à l’autre bout de la ville, loin des heurts initiaux.

Le soir, la police mena une descente dans l’école que la mairie avait mis à la disposition des altermondialistes qui l’avaient transformé en dortoir. La plupart des personnes arrêtées pendant leur sommeil s’en sortirent avec de graves blessures, certaines se retrouvèrent même dans le coma, tandis que le motif invoqué par les forces anti émeute –la présence d’armes – ne survécut pas à un examen rigoureux des faits. A la suite des mauvais traitements et des humiliations infligés aux individus interpellés, plus d’une quarantaine de policiers et médecins furent condamnés à payer de lourds dommages civils lors d’un jugement confirmé en appel en 2010. Cela n’empêcha pas les responsables mis en cause de bénéficier de promotions déguisées au sein de leurs corps de métier, à l’instar du chef de la police Gianni De Gennaro, qui, malgré sa condamnation pour incitation au faux témoignage, dirige aujourd’hui les services de renseignements. Cette évolution de carrière baroque illustre une certaine tradition de l’opacité qui subsiste au cœur même de l’Etat italien. De quoi faire dire à Amnesty International, que le G8 de Gênes justifia « la plus grave suspension des droits démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde guerre mondiale » !

Quelques semaines plus tard, Time magazine désigna Giulani personnalité de l’année 2001. Evidemment, il ne s’agissait plus du ragazzo de Gênes, mais du maire à poigne de New York, Rudolf Giuliani. Entre temps, un événement d’une tout autre ampleur s’était déroulé sur le sol américain, un certain jour de septembre, sous les yeux de la planète entière médusée. Au cours des années qui suivirent, ce drame concentra l’attention médiatique sur la lutte anti-terroriste, offrant un effet d’aubaine à tout ce que la planète compte de forces et de régimes autoritaires.

Ce n’est qu’au début de la décennie 2010 que les révoltes du sud de la Méditerranée amenèrent à parler d’autre chose. Il fallut sans doute un courage encore plus grand qu’aux altermondialistes à tous ces gens qui se mirent en mouvement dans les rues de Tunisie ou d’Egypte. Eux furent abattus par dizaines, manifestants mais aussi simples témoins, comme mon pote le photographe de presse Lucas Mebrouk Dolega, tué par un policier en décembre à Tunis.

A tous ceux qui perçoivent le monde derrière leurs miradors ou leurs persiennes, ces morts viennent rappeler que la roue de l’histoire ne cesse jamais de tourner, mise en branle par de jeunes gens qui le paient trop souvent au prix de leur vie.

Fin

Julien, rends tout de suite la carte de Bernard…

2

Ce qui est rassurant, c’est qu’on se sent vraiment bien protégé à l’issue du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Par exemple, ce fut une excellente idée de fusionner en une seule police politique, la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), deux services précédemment distincts. Il y avait les RG qui comptabilisait les ennemis de l’intérieur (syndicalistes, manifestants, militants bayrouistes) et donnaient des sondages électoraux beaucoup plus fiables que ceux des instituts soi-disant spécialisés, qui coutent des fortunes et disent n’importe quoi, demandez à Nicolas Hulot.

Et puis il y avait la DST, célèbre pour la polyvalence de ses agents pouvant se transformer en plombiers afin de poser des micros dans les journaux satiriques en laissant autant de traces derrière eux que des castors juniors drogués qui auraient oublié leur manuel.

Heureusement, la DCRI arriva en 2008 et sa direction fut confiée à un vrai géant, Bernard Squarcini, le J. Edgar Hoover français. Il s’illustra notamment dans l’inénarrable « opération Taïga » qui permit d’arrêter les dangereux subversifs de Tarnac, de célèbres terroristes parapsychologues qui stoppaient des TGV par la seule force de la pensée.

On comprend que face à de tels défis, Bernard Squarcini ait parfois besoin de prendre des vacances. Pour être le digne successeur de Hubert Bonisseur de la Bath ou du Gorille, on n’en est pas moins homme. Et c’est sans doute le stress de ce soldat de l’ombre, qui combat chaque jour la subversion, qui lui a fait égarer sa carte professionnelle au moment même où il allait prendre un repos bien mérité dans sa Corse natale.

Si quelqu’un retrouve la carte de monsieur Squarcini, qu’il la rapporte au plus vite à son propriétaire. Non seulement, il risque une sanction disciplinaire pour l’avoir perdue mais en plus elle lui servait de marque-page pour sa quinzième relecture de L’Insurrection qui vient à la recherche de preuves qui, elles, ne viennent toujours pas.

La tondeuse, je la lui laisse !

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Il n’est pas dans mes habitudes de parler de ma vie de couple (!) mais la déesse qui commande aux jours et aux nuits de Causeur a émis le souhait que nous causions des rapports entre les hommes et les femmes pour égayer vos transhumances estivales.

Le clito ayant déjà beaucoup servi et mes distingués collègues en ayant fait le tour, si je puis dire, je suis allée consulter l’interminable liste des revendications féministes pour y puiser l’inspiration. Il y a certainement beaucoup de choses à dire, de la burqa au « plafond de verre », et il est probablement incivique de s’en foutre. Ne souhaitant pas être clouée au pilori des bourgeoises inciviques non conscientisées, et ayant un peu de temps entre le repassage et le viol conjugal, j’ai pêché dans le vivier de mes sœurs concernées et militantes un domaine où je pense pouvoir livrer une expertise : celui de la répartition des tâches ménagères. On m’objectera avec raison que les tournantes, la polygamie, le viol, les femmes battues, l’excision ou le non-paiement des pensions alimentaires, c’est autrement plus grave, mais je remarque que la répartition des tâches ménagères tient le haut du panier (de la ménagère) dans la litanie féministe.[access capability= »lire_inedits »]

Va donc pour les tâches ménagères !

Oserai-je avouer que j’adore cuisiner ? Que cela ne m’est jamais apparu comme une « tâche » mais plutôt comme un bonheur quotidien délicieusement parfumé ? Qu’il faudrait m’attacher pour que je renonce aux fourneaux ?

Il semblerait qu’il faille s’abstenir de le clamer : une tâche est une tâche, on ne vous demande pas d’aimer, mais de subir et de vous plaindre.

Et d’exiger la RÉPARTITION !!!!

Et c’est là que ça m’angoisse un peu…

Jouer du sécateur ? Et mes jolis ongles manucurés ?

Bon, je ne suis pas complètement nouille et je pense qu’en cas de pénurie prolongée de mâles, je devrais être capable de grimper sur une échelle pour changer les ampoules 40 watts petits soquets.

Au jardin, ça risque de se compliquer. Je suis parfaitement apte à tondre la pelouse, surtout à l’ombre ; c’est pour faire démarrer cette satanée tondeuse que ça va être plus sportif. Je suis pas Rambo, moi ! Pire, il va falloir que je joue du sécateur pour tailler les buis ! Douée comme je suis, à tous les coups, je vais y laisser mes jolis ongles manucurés.

Mais je sens, je sais que, là où tout va virer au cauchemar, c’est quand il faudra s’occuper de la bagnole. Je ne sais pas comment on ouvre le capot et même si je le savais, je ne vois pas très bien à quoi ça m’avancerait. J’ai vu le moteur de ma voiture un jour, par hasard : c’est très laid, c’est tout noir, ça ne sent pas bon et ça ne ressemble à rien de connu. La seule chose que je sais sur la question, pour l’avoir lue dans un Gil Jourdan, c’est qu’il ne faut pas balancer des clés dans un moteur, sinon ça coupe tout. J’ajouterais que, si on balance les clés sur le moteur, ce qui est déjà une drôle d’idée, il faut éviter ensuite de refermer le capot, sinon, on ne peut plus rentrer chez soi, mais cela nous éloigne du féminisme. Donc, en cas de panne de bagnole, désolée Mesdames, moi j’appelle Mon Chéri. Ou un dépanneur. Ou j’enfile ma mini-jupe et je hèle le premier venu. C’est moche, ça blesse la sororité outragée, tout ce que vous voulez, mais je ne vais pas me les geler pendant deux plombes penchée sur ce maudit moteur !

Là où ça va être chaud aussi, c’est quand il faudra programmer ce maudit lecteur/enregistreur intégré. Je ne sais pas qui a inventé ce machin qui permet tout et qu’il faut tutoyer gentiment pour qu’il daigne s’allumer, mais une chose est certaine : il a rendu inoubliable Pierre Sabbagh et « Au théâtre ce soir » où l’on n’avait qu’à s’asseoir et appuyer sur le gros bouton.

Toujours dans le cadre d’une répartition harmonieuse des tâches ménagères, il va falloir que je range la cave pendant que l’homme de ma vie joue au Scrabble avec les mômes. C’est contrariant : je n’aime ni la poussière, ni les araignées, ni la manutention lourde. Je préfère le Scrabble.

Après cela, tandis que Mon Chéri marinera dans son bain verveine/curcuma, je sortirai les poubelles.

J’espère qu’après tout ça, au moins, on baise ?[/access]

L’euro, drogue dure du Portugal

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Crédits photo : O.F.E. Lisbonne, appel à la grève générale.

Lorsque l’on débarque à Porto, deuxième ville du Portugal, c’est dans un aéroport flambant neuf, et visiblement surdimensionné au regard d’un trafic touristique plutôt maigre, même au cœur du mois d’août. Le métro qui conduit au cœur de la ville est rutilant, pourvu d’un système de billetterie ultra moderne. A côté, Roissy ressemble à un terminal du tiers-monde, et la RATP semble restée scotchée au usages du XXème siècle. Les autoroutes disposent, elles, d’un système de péage automatique : un portique flashe les voitures, et l’utilisateur reçoit ses factures à domicile, le touriste pouvant, lui, régler sa dette autoroutière chez n’importe quel commerçant disposant d’un terminal de paiement, et il y en a beaucoup.

Pourtant, dès que l’on quitte ces lieux qui doivent leur existence à l’injection massive de fonds structurels de l’Union européenne pour les régions déshéritées, on s’aperçoit vite que ces infrastructures luxueuses ne reflètent en rien la réalité économique du pays. Porto, en dehors de ses prestigieuses caves des maisons Sandeman, Cruz ou Ferreira est une ville lépreuse, avec ses quartiers historiques laissés à l’abandon et aux dealers. La campagne alentour n’est pas plus attirante, si l’on excepte quelques « quintas », fermes traditionnelles transformées en maisons d’hôtes.

Lisbonne peut encore faire illusion : l’exposition universelle de 1998 a transformé une capitale vieillotte en métropole post moderne. La plupart de visiteurs étrangers, d’affaires ou de tourisme, limitent leur séjour lusitanien à Lisbonne où aux plages ensoleillées de l’Algarve, et reviennent avec l’impression que le Portugal s’en tire plutôt bien dans ce monde de brutes. Comme la population locale est plutôt accueillante, passablement francophone, et ne cherche pas à arnaquer systématiquement l’étranger de passage, ce pays jouit d’une bonne réputation chez les Français. Ceux-ci sont à peu près les seuls à se rendre dans le nord du pays, les provinces de Minho ou de Tras-os-Montes, pour rendre visite à l’ancienne femme de ménage ou nounou de leurs enfants, rentrée au pays avec son mari maçon après des décennies de bons et loyaux services aux familles et à l’économie françaises.

Leurs demeures se repèrent vite dans les villages au milieu des maïs : elles affichent souvent des couleurs flashy et sont pourvues de signes extérieurs d’opulence, tourelles tarabiscotées, portails d’entrée ouvragés, arbres exotiques et statues néo-antiques dans le jardin.

Mais on peut faire des dizaines de kilomètres à travers ces régions sans rencontrer la moindre usine autre que celles transformant le maïs en nourriture pour le bétail. Celle-ci est destinée à des vaches de race Prime Holstein qui ne voient jamais la couleur d’un pré, et remplisse avec ardeur les quotas de lait accordés aux éleveurs par la déesse PAC, nouvelle Cérès dont la résidence n’est pas sur le mont Olympe, mais dans la morne plaine bruxelloise.

L’abandon de la polyculture vivrière traditionnelle de ces régions bien arrosées pour la monoculture du maïs a eu pour conséquence un déséquilibre accru de la balance commerciale du Portugal, aujourd’hui importateur net de denrées alimentaires.
Avant d’entrer dans l’Union européenne et d’adhérer à la zone euro, le Portugal, à peine sorti de la nuit salazarienne, bénéficiait de la compétitivité de son économie, due à des salaires inférieurs à ceux des pays du nord de l’Europe. L’industrie du cuir, notamment, lui permettait de satisfaire les besoins en chaussures de basse et moyenne gamme de notre continent. On délocalisait au Portugal des usines automobiles (Peugeot-Citroën) pour se rapprocher du marché ibérique qui rattrapait son retard d’équipement des ménages dans ce domaine.

Et puis, en 2002, l’euro a chassé l’escudo, et c’est ainsi qu’un pays de travailleurs zélés, économes de leurs deniers, se méfiant du crédit comme de la peste s’est peu à peu mué en un repaire de flambeurs invétérés, L’Etat n’étant pas le dernier à faire chauffer la carte bleue.
L’euro, pour le Portugal, c’était l’argent pas cher et le crédit à gogo. Alors que la production stagnait (bien avant la crise financière de 2008), la dépense publique s’envolait. La faible compétitivité de l’économie, plombée par l’euro fort, décourageait les investissements étrangers et détruisait inexorablement le tissu industriel portugais. De pays d’émigration, le Portugal est devenu un pays d’immigration, notamment de travailleurs venus d’Ukraine qui fournissent une main d’œuvre bon marché dans l’économie informelle.

Les Portugais, eux, restent au pays, même si les salaires restent bas en comparaison de ceux pratiqués en France ou au Luxembourg, leur destination préférée. Ils font comme l’Etat, ils s’endettent et construisent leur maison ou leur appartement sans avoir à subir les désagréments de l’exil.
L’euro était devenu une drogue dure qui avait pour conséquence de vous éloigner des dures réalités de l’économie réelle en vous emmenant dans les contrées imaginaires de l’argent facile.

Géographiquement périphérique, le Portugal ne bénéficie pas comme les pays d’Europe centrale de la proximité de puissances industrielles qui trouvent là des sous-traitants compétents et motivés. La Slovaquie ou l’Estonie peuvent se permettre l’euro, car leur économie est en symbiose avec l’Autriche, pour la première, la Finlande pour la seconde. D’autres, comme la République tchèque ou la Pologne se trouvent fort bien d’avoir conservé leur monnaie nationale qui leur permet d’ajuster finement son taux par rapport à l’euro pour rester compétitifs.

Les plus optimistes des Portugais se voient sortis d’affaire dans trois ans, après une sévère cure de désintoxication de l’addiction à la dépense publique et privée. C’est tout le bien qu’on leur souhaite, car ce peuple, à la différence d’un autre qui se reconnaîtra, n’a pas fait de l’arnaque généralisée un sport national.

Les macros sont à l’eau

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S’il est un argument éditorial qui m’a convaincu de travailler pour Causeur, c’est bien le principe qui consiste à envoyer des brèves pendant les vacances. J’ai ainsi pu apprendre où Jérôme Leroy passait les siennes, et la lecture de ses articles n’en a été que meilleure. J’ajoute que son traitement de l’actualité ne m’a pas paru moins incisif ni moins professionnel, ce qui constitue une piste de réflexion intéressante sur la pertinence de nos conditions de travail habituelles.

Pour ma part, c’est allongé sur le sable chaud d’une plage proche de Caracas que je réagirai à la nouvelle du moment : Nicolas Sarkozy n’a pas réussi à faire que ceux qui travaillent plus gagnent plus. L’échec de cette mesure-phare est d’autant plus dramatique qu’elle devait donner raison à la France qui se lève tôt. Premier constat : se lever tôt n’aura pas suffi pour donner raison à la Droite.

Précisons que son échec ne donnera pas davantage raison à la Gauche. Je ne doute pas que ses leaders vont se jeter sur cette nouvelle comme la misère sur monde. La vérité est que l’insuccès de ce choix de société, comme on dit, n’a rien à voir avec Nicolas Sarkozy, pas même avec son idéologie.

Il résulte de notre croyance absurde en la rationalité des politiques publiques. Une politique publique présuppose trois choses: l’existence d’un problème reconnu de tous (par exemple, le chômage), la décision d’y mettre fin par l’homme élu (ici, le Président de la République) et la mise en oeuvre d’une série de mesures (dites concrètes). Je sais bien que ce schéma résume à lui seul l’idée que nous nous faisons de la politique, mais cela n’en fait pas une idée moins fantasque, au contraire. C’est ce qui ressort d’un article remarquable écrit par deux politologues américains, Bachrach et Baratz.

Non seulement la décision d’agir est la résultante de micro-décisions qui n’ont rien à voir avec le problème initial, mais elle est surtout la résultante de micro-non-décisions beaucoup plus lourdes de conséquences. L’article s’intitule « Decisions and Non-Decisions: an Analytical Framework ». Le lecteur de bonne volonté le trouvera sans mal en consultant l’American Political Science Review, vol. 57.

La déconstruction de l’hypothèse rationaliste des politiques publiques ne constitue peut-être pas une lecture de vacances idéale, elle vous affranchira pourtant des mythes les plus tenaces de la vie politique occidentale. Dépêchez-vous de l’étudier si vous disposez d’une semaine devant vous, car à la rentrée, il sera déjà trop tard.

Tunis-Damas : dernier train pour la modernité

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"Nous ne sommes pas la Tunisie", "Nous ne sommes ni la Tunisie ni l'Egypte", "Nous ne sommes ni la Tunisie ni l'Egypte ni la Lybie", "Nous ne sommes ni la Tunisie ni l'Egypte ni la Lybie ni le Yémen"

Dans sa fresque romanesque La Grande Intrigue, François Taillandier fait écrire à l’un de ses personnages : « Il est désormais impossible d’imaginer un pays développant une identité politique, historique ou culturelle séparée. Ceux qui y parviennent encore ne le font qu’au prix d’une dictature incompatible avec le modèle démocratique pacifié appuyé sur la puissance militaire. Ils auront complètement disparu d’ici deux générations ».

Sa prophétie n’aura pas attendu deux générations pour s’accomplir. Depuis janvier dernier, elle prend corps sous nos yeux de téléspectateurs drogués au pot-belge du « direct-live ».

Outre la Tunisie et l’Egypte vouées au tourisme de masse, la force centrifuge du printemps arabe s’est abattue sur la Syrie, que l’on croyait pourtant recluse à l’arrière-cour de l’Histoire. Ben Ali, Moubarak, Saleh, Kadhafi, Assad : ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés par le cataclysme de la rue arabe, ce mythe négatif devenu une légende progressiste par la force rédemptrice des sacrosaints droits de l’homme.

Il est acquis- car écrit, répété et sanctifié – que le citoyen arabe a lui aussi droit à la liberté, aux élections (formellement) libres, aux débats télévisés contradictoires et aux discussions virtuelles qui n’en finissent plus. Les ultimes cavalcades autoritaires des quelques contre-réformistes de passage ici n’inverseront pas la dynamique irrésistible à l’œuvre de Rabat à Sanaa : la dignité ne passe plus par ces grands ensembles collectifs qu’étaient les peuples, les cultures et les nations. En ce début de millénaire, le présent perpétuel appartient à l’individu qui ne transige pas avec ses droits subjectifs. Aucun tribun ou officier multimédaillé ne pourra plus subsumer l’homme, fût-il arabe, sous le mythe de la communauté.

Que cela plaise ou non, l’âge des Césars est révolu. Ses éventuels survivants apparaîtront comme les répliques anachroniques- et donc grotesques- des tyrans d’autrefois, si pathétiques de leur morgue surannée.

Comble des paradoxes, le regain de religiosité des sociétés arabo-musulmanes s’émancipe de plus en plus des grands cadres sociaux pour recréer un grand récit surplombant. Certes, l’anomie n’a toujours pas encore droit de cité en terre arabe, l’athéisme non plus, tant s’en faut. A mesure que ces sociétés se réislamisent, elles cèdent à la vogue du subjectivisme partout triomphant. Jusque dans le plus pur traditionalisme coranique, plus question de se laisser imposer ses pratiques d’en haut. L’islamité se vit sur le mode ultra-individualiste du bricolage identitaire : « être musulman comme je l’entends ». A l’Etat, il est désormais interdit d’interdire. Quel renversement de la verticalité des autocraties arabes, laïcisantes ou non, qui toutes paraissent être tombées il y a un siècle ! Après cette révolution copernicienne, l’individu réalise le rêve d’Iznogoud : le calife à la place du calife, c’est lui !

A mesure que les institutions traditionnelles s’érodent, la pression sociale se réduit à l’addition grégaire des volontés individuelles. Impensables jusqu’à ces derniers mois, l’abrogation de l’interdiction du voile dans les universités tunisiennes et la fin de l’allégeance obligatoire au leader-démiurge illustrent le règne de l’individu-croyant qui gère son univers rituel comme un portefeuille d’actions.

A l’écoute des dernières bourrasques arabes, le verdict de Taillandier prend une tonalité particulière. La mort du Père symbolique qu’étaient l’Etat, le Souverain et sa loy inaltérable, est maintenant actée. Dans ce monde arabe qui ne fait plus exception, la modernité finissante aura donc sécrété ses propres poisons. Juste revanche de l’histoire, la souveraineté exclusive de l’Etat sur ses sujets se sera retournée contre les détenteurs (provisoires) de l’appareil de commandement politique. D’agrégat d’atomes humains noyés dans un tout organique, la nation aura muté en communauté d’individus aux revendications individuelles incessantes, à l’image de ces foules de Tunisiens manifestant devant la Kasbah à la moindre contrariété.

Vraisemblablement, on ne tuera plus jamais des milliers d’innocents au nom de la raison d’Etat comme le fit l’armée syrienne en 1982 à Hama. A l’ère des F-16 et du state building made in Fukuyama, on préfère la croisade humaniste et ses gains démocratiques glanés en dépit des inévitables et feuilletonesques dommages collatéraux.

De tout cela, il n’y a pas lieu de juger. Contentons-nous d’accueillir le réel- ou ce qu’il en reste- en passagers impassibles de l’entropie contemporaine.

La grande intrigue, III : Il n'y a personne dans les tombes

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