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Noctilien, suite et fin

L’autre soir, j’ai appris d’une amie altermondialiste que le monde sera peut-être bientôt sauvé du chaos par les « lanceurs d’alertes ». Elle m’a expliqué, entre la poire bio et le fromage équitable, que les « lanceurs d’alertes » sont des gens forts courageux, qui prennent sur eux de dénoncer aux instances judiciaires, à la presse, ou même directement au grand public, des faits qu’ils jugent menaçants pour l’homme ou la nature, et dont ils ont souvent connaissance dans le cadre de leur activité professionnelle. Il ne s’agit donc pas de délation mais d’un geste citoyen. Ouf !

Le lendemain, j’apprenais dans la presse qu’un modeste policier français qui avait rendu public sur Facebook des images de vidéosurveillance de la RATP montrant un jeune homme sans défense se faire longuement tabasser par des « jeunes des quartiers » dans un bus de nuit Noctilien avait été lourdement sanctionné. Remember, vision d’horreur : Orange mécanique, station Magenta. Impossible d’oublier ces images-là et les supplications répétées de ce blanc-bec, traité de « Français de merde » par ses bourreaux, puis réduit en miettes, puis dépouillé de son portefeuille, présumé bourgeois.

Le policier de 30 ans – responsable de la fuite illégale de ces images – a donc été condamné à deux mois de prison avec sursis pour « violation du secret professionnel ». Plus piquant, ce policier – manifestement animé d’un désir de faire connaître au plus grand nombre les données nouvelles du nouveau dialogue social français en contexte de nouveaux transports en commun banlieusard de nuit – va devoir verser 5000 euros à Monsieur « Français de merde » qui a lui-même porté plainte contre lui, après avoir estimé que la publication illégale de cette vidéo avait… « brusquement ravivé (son) traumatisme ».

Les lanceurs d’alertes seraient donc bien tous égaux, mais certains seraient… peut-être, finalement… plus légaux que d’autres ?

L’euro est mort, vive l’euro !

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Selon un proche d’Arnaud Montebourg, la démondialisation serait un « mot-obus qui sert à détruire le système ». Depuis que le candidat aux primaires socialistes en a fait son étendard, le concept fait florès chez les pourfendeurs du mondialisme. Il est jusqu’aux socialistes pudibonds pour parler- timidement- « d’écluses » et de « juste échange ».

Car le protectionnisme, appellation originelle de la démondialisation, séduit aujourd’hui 80% des Français- si l’on en croit le sondage IFOP commandé par l’association Manifeste pour un débat sur le libre-échange.
Membre de ce cercle d’intellectuels, Jacques Sapir démontre que la mondialisation résulte d’une série de choix politiques conscients marqués par l’empreinte idéologique du néolibéralisme. Dans un livre dense sorti au printemps, celui que l’on qualifie souvent d‘économiste hétérodoxe s’emploie à décrire la double face, marchande et financière, d’une « mondialisation (qui) ne fut jamais heureuse ». A Frédéric Bastiat et Georges Kaplan déclarant que « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront », Jacques Sapir répond par avance que la mondialisation est elle-même une guerre !

Et comme tout conflit, la libéralisation des flux marchands et financiers divise les belligérants en deux catégories : les gagnants et les perdants. Au rang des vainqueurs, on retrouverait « les classes supérieures des pays riches – et de certains pays en développement » ainsi que les pays dits « émergents » que l’on ferait mieux d’appeler émergés tant ils mettent à profit certains mécanismes de la mondialisation, sans vraiment en jouer le jeu. La Chine en est l’exemple le plus flagrant, l’Empire du milieu développant sans la moindre mauvaise conscience une économie de prédation pour « retrouver son rang » d’ancienne première puissance mondiale, comme aime le rappeler Jean-Michel Quatrepoint[1. Mourir pour le yuan, Bourin éditeur, 2011]. Non moins divers, les grands perdants de la mondialisation seraient les Etats très pauvres, rejoints par les salariés des anciennes puissances industrielles, qui affrontent la concurrence déloyale des pays à bas coûts de production. Comme par hasard, le lot des vaincus inclut aussi les plus fervents disciples de la doxa libérale qui se sont volontairement dépouillé de leur souveraineté économique et paient aujourd’hui les pots cassés.

Judicieusement, Sapir réinscrit également la crise de la dette que traverse l’Europe dans le cadre général de la globalisation. Avec un coupable tout désigné : l’euro. Installée au cœur d’une zone économique hétérogène, la monnaie unique serait le cheval de Troie de la mondialisation financière, dans le droit fil de l’Acte unique et du traité de Masstricht. Eternellement surévalué, l’euro a été mis en place afin de pousser l’Allemagne réunifiée à s’arrimer à l’Europe. C’est en cela que la monnaie unique est exclusivement politique, Amyartya Sen ayant d’ailleurs qualifié de « décision saugrenue » le fait « d’adopter une monnaie unique sans plus d’intégration politique et économique ».

Or, malgré la violence de sa charge contre l’euro, Sapir ne suggère pas d’abandonner la devise européenne. Le lecteur sent alors poindre une certaine contradiction entre la modération politique du clerc et les arguments techniques de l’économiste. A la différence de son confrère Gérard Lafay[2. Non à la constitution d’une « Europe des dettes », Le Monde, 24 août 2011], Sapir ne préconise pas un retour, rapide et coordonné, aux devises nationales mais entend plutôt « faire évoluer » la monnaie unique. Sa proposition de retour à une sorte de Serpent Monétaire Européen organisant la « coordination des politiques monétaires autour d’une monnaie commune venant s’ajouter aux monnaies nationales » vise à garantir la pérennité de l’euro comme devise extérieure laissant par ailleurs la liberté d’opérer les ajustements et les fluctuations nécessaires.

Bien que défendue de longue date par des souverainistes de droite comme de gauche, l’idée d’une monnaie commune européenne peine à faire son chemin dans des média trustés par les idolâtres de la « règle d’or ». Comparé aux rustines que les dirigeants européens posent semaine après semaine pour gagner du temps et aux plans de rigueur qui risquent de nous enfoncer dans la spirale de la récession, le projet de Jacques Sapir semble bien raisonnable.

Puisque quelques décennies de désertion étatique ont suffi à nous mener dans l’impasse, méditons la thèse majeure de Sapir : pour changer les choses, il faut d’abord une bonne dose de volonté politique.

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Délires pédagogistes, l’UMP à mauvaise école

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Ce jour, je m’adresse à toi, ô électeur de droite. Il m’est arrivé de m’adresser à ton homologue de gauche et de le mettre en garde contre ses prétendants socialistes, qui risquaient fort de faire de lui un cocu. Mais, là, c’est toi qui es en danger.

Déjà, en 2007, tu avais cru aux discours du candidat Sarkozy sur l’école. Tu avais cru à ses références à l’autorité, à l’effort, au mérite voire à la méritocratie. Pauvre de toi, tu as dû constater que la réforme du lycée avait été confiée à Richard Descoings. Si encore ce cocufiage s’était produit dans la discrétion ! Mais, le Président, t’humiliant davantage, n’a pas pris la peine de cacher l’amant dans le placard. C’est sous ton regard effaré que ces deux-là roucoulèrent.

L’an prochain, le président-candidat tentera une nouvelle fois de t’assurer que l’autorité, l’effort, le mérite voire la méritocratie se trouvent au cœur de son projet pour l’école de la République. Peut-être, parce que tu es à la fois oublieux et bonne pâte et que tu abhorres la gauche par-dessus tout, tu seras tenté de lui donner une seconde chance. Tu aurais bien tort. Sais-tu qui a été nommé secrétaire national aux politiques éducatives de l’UMP ? Monsieur Jacques Grosperrin. Tu ne le connais pas ? Laisse-moi te le présenter…

Jacques Grosperrin est le député de ma circonscription, dans le Doubs. Sur les bancs de l’Assemblée nationale, on le surnomme le PDG, comme Prof De Gym. Si tu as lu La Fabrique du crétin, de Jean-Paul Brighelli, tu sais que l’éducation physique et sportive constitue très souvent le laboratoire des pires mesures pédagogistes. Mais l’oiseau en question enseigna aussi les fameuses et fumeuses sciences de l’éducation à la fac de sport de Besançon. Ce n’est pas tout, il fut aussi le rapporteur de la commission sur la mise en œuvre du socle commun de connaissances du collège. A ce titre, il fut invité par divers médias. Et sur RMC, il se prononça pour la suppression des notes au collège.

Il paraît que les notes agissent fort négativement sur le moral de ces pauvres petits. Et s’il n’y avait que nos pauvres ados ! Le député Grosperrin, désormais spécialiste officiel de tout ce qui touche à l’école à l’UMP, propose aussi de supprimer les concours pour devenir professeur. Peut-être trouve-t-il aussi les entretiens d’embauche moins traumatisants en sus d’être beaucoup moins coûteux.

Ô, électeur de droite, lorsque Nicolas Sarkozy prononcera les mots autorité, effort, mérite voire méritocratie, souviens-toi de Jacques Grosperrin, qui veut bouter les notes et les concours hors de l’école de la République.

Une raison lumineuse de voter pour le Tea Party

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Aux prochaines élections présidentielles américaines on peut avoir envie de voter pour un candidat issu du Tea Party pour divers motifs : réduire les dépenses de l’Etat fédéral, ne prendre une assurance maladie que si on le souhaite, éviter que Mme Obama nous dise si nous devons manger « gras » ou pas, faire en sorte que la « nouvelle frontière » de la NASA soit Mars plutôt que l’amélioration des relations avec le monde musulman, arrêter de faire de la « race » un argument de vote, ne pas édifier une mosquée à l’endroit précis où sont mortes près de 3000 personnes du fait de l’intégrisme islamique, etc.

Il y a des raisons plus spécifiques qui pourront faire voter pour les deux candidates issues du Tea Party, Michelle Bachmann ou Sarah Palin. Ce sont toutes deux de parfaites MILFs (Mothers I’d Like to Fuck), des mamans sexys sous leur apparent côté sage. Ensuite il faut choisir : si on préfère les MILFs BCBG à collier de perles, sans doute plus élégantes, on vote Bachmann. Si on préfère les MILFs à lunettes, plus provinciales, mais peut-être plus coquines, on vote Palin.

Mais il y a sans doute un argument ultime qui peut nous déterminer, nous Européens : on reproche souvent à Michelle Bachmann de n’avoir déposé qu’une seule proposition de loi depuis qu’elle est membre de la Chambre des représentants. Mais ce n’est pas n’importe quelle proposition de loi : il s’agit du « Light Bulb Freedom of Choice Act », qui vise à s’opposer au remplacement des anciennes ampoules à incandescence, inventées par Edison, par les nouvelles ampoules fluorescentes, soi-disant plus économiques et « écologiques ». Quiconque a récemment essayé de changer une ampoule électrique et s’est retrouvé devant des rayons ubuesques constitués d’ampoules chères, qui éclairent à peine, aux formes hideuses et dont le mercure est fatal aux ouvriers chinois qui les fabriquent, nous comprendra.

Ce petit exemple est un des plus fascinants de ce que peut produire la bureaucratie européenne : faire dépendre un acte aussi simple que l’achat d’une ampoule électrique de directives absurdes et annuler notre liberté de choisir, c’est le cas de le dire, de manière éclairée. Si nous voulons pouvoir encore commander nos ampoules à incandescence sur internet et nous les faire livrer depuis les Etats-Unis, il faudra décidément voter Bachmann.

La « règle d’or » est une digue de papier

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Photo : Hannah Assouline

Gil Mihaely : Nous voici à nouveau exposés au risque d’une récidive de la crise de 2008. Imaginons que vous soyez conseiller du Prince. Quelles seraient les mesures urgentes à préparer pour y faire face, sachant que les États, financièrement exsangues, n’ont plus de cartouches disponibles ?

Jean-Luc Gréau : Il faut partir de l’élément nouveau décisif de ces derniers mois : les signes de ralentissement économique se multiplient en Occident et, à un moindre degré, dans les grands pays émergents. S’ils se confirment, la double crise des dettes privées et publiques qui pèse sur nos économies devrait redoubler d’intensité. Un grand krach des marchés du crédit et des actions est redevenu plausible.
Dans ce contexte, il faut rappeler les deux événements majeurs qui ont marqué les années 2007 et 2008. Premièrement, un arrêt du marché interbancaire, résultant du refus des banques de se prêter entre elles, chacune soupçonnant les autres d’être exposées à la faillite. Deuxièmement, la ruée des déposants vers les guichets des banques victimes d’une cessation de leurs paiements : citons Northern Rock en Angleterre en 2007 et Washington Mutual aux États-Unis en 2008. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ces épisodes devraient se renouveler.[access capability= »lire_inedits »]

GM : Sauf que les États ne peuvent pas laisser tomber les banques, en tout cas pas les grandes banques à réseaux. Donc, on fait quoi ? On les renfloue encore une fois ? On les nationalise ?

J-LG : J’y viens ! Je plaide depuis deux ans déjà pour un changement radical de l’organisation bancaire qui verrait la Banque centrale devenir le prêteur de l’économie, chargé d’allouer les ressources nouvelles, directement au secteur public, et indirectement au secteur privé, par le biais des banques commerciales, qui répartiraient ces ressources en fonction des besoins exprimés par les particuliers et les entreprises. C’est, me semble-t-il, le seul moyen de surmonter le risque désormais tangible d’infarctus du système du crédit tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Cette proposition a déjà été faite par Maurice Allais, libéral hétérodoxe, dont j’ai repris le propos avec quelques aménagements.

GM : D’accord, mais quelle Banque centrale ? La Banque de France ? La BCE ? Faut-il déléguer à Francfort le droit de choisir les acteurs et les actions qui seront financées, c’est-à-dire les clés de la maison ?

Bien sûr, au-delà du principe, se pose la question de l’institution appelée à le mettre en œuvre : ou bien on « refonde » l’euro et la Banque centrale de Francfort sur ce nouveau schéma, ou bien on doit accepter l’éclatement de l’euro, ne serait-ce que pour donner le pouvoir de prêteur exclusif aux banques centrales créées dans la foulée de son éclatement.

GM : Et vous, êtes-vous pour la « refondation » ou pour l’« éclatement » ? Et au-delà de vos souhaits, quelle est, selon vous, l’issue la plus probable ?

J-LG : L’éclatement. Ni la Banque centrale de Francfort, ni le gouvernement allemand ne sont préparés à un changement « copernicien » de la politique monétaire et du système bancaire que sert cette politique. Il est clair que les dirigeants allemands attendent l’échéance électorale de septembre 2012 pour faire le ménage en Europe et séparer la « bonne » Europe du Nord de la « mauvaise » Europe du Sud. Mais je crois que leur calcul sera déjoué par les événements. L’affaiblissement de la conjoncture ne fait plus de doute pour les économistes de tous bords. La répercussion sur les comptes publics et le crédit des États et des banques n’attendra pas les échéances électorales française et allemande de 2012. La baisse de l’euro qui s’ensuivra sur le marché des changes fera réagir l’Allemagne qui demandera que certains pays sortent de l’euro pour protéger la valeur internationale de la devise européenne. Même si on ne peut pas écrire précisément le scénario de la crise à venir, ses grandes lignes se dessinent.

GM : Mais revenons aux banques. Votre proposition de faire de la Banque centrale le « prêteur » général suppose une révolution culturelle. Ne faut-il pas prendre des mesures moins ambitieuses pour réglementer l’activité bancaire ?

J-LG : Je plaide pour un autre changement radical consistant à séparer les activités de dépôt et les activités de crédit. L’épisode illustré par Northern Rock et Washington Mutual nous a enseigné le danger mortel recelé par la confusion des deux métiers. Il n’y a aucune raison que les difficultés de la banque en tant que prêteur entraînent la ruine des personnes qui lui ont confié leurs avoirs sous forme de dépôts et d’épargne. Dans le nouveau schéma, nous aurions d’un côté des caisses de dépôt et d’épargne, jouant le rôle de coffres-forts électroniques et informatiques, et, de l’autre côté, des sociétés de crédit délivrant des prêts à partir de ressources empruntées auprès des épargnants ou octroyées par la Banque centrale, seule autorisée à créer de la monnaie nouvelle.
J’y insiste. Le débat a cessé d’être académique. Le risque de faillite globale et d’arrêt de nombreuses activités nous contraint à nous délivrer de toute vanité dangereuse. La faillite de l’expérience néo-libérale que nous vivons depuis quatre ans a remis l’Histoire en marche. La vie des populations est menacée, les États doivent prendre leurs responsabilités.

GM : Ce n’est pas par sadisme ou par plaisir que les États réduisent leurs dépenses − surtout en période pré-électorale ! Sur cette question de la dette et de la gestion budgétaire, on ne sait pas très bien quoi penser dès lors que tout remède risque d’empirer le mal, mais qu’il semble aussi exclu de ne rien faire. D’ailleurs, nous ne sommes pas les seuls : un jour, Christine Lagarde exhorte les États-Unis et l’Europe à la rigueur, le lendemain elle met en garde − sans jeu de mots − contre l’excès des restrictions de dépenses susceptibles de déprimer la conjoncture. Bref, elle arrive à produire de la cacophonie toute seule.

J-LG : Effectivement, le discours qui tombe des sphères supérieures a perdu toute cohérence. Il reflète le désarroi des intéressés devant une conjoncture qu’ils n’avaient pas plus anticipée que la grande récession de 2008 et de 2009. Il y a quelques mois encore, un Bernanke, un Trichet, un Obama, un Barroso, une Christine Lagarde se montraient assurés de la poursuite d’une reprise graduelle qui permettrait d’effacer les traces de la crise. Ils prennent subitement conscience des facteurs récessifs qui sont à l’œuvre : endettement et perte de moral des consommateurs, faiblesse de l’investissement des entreprises presque partout en Occident et, maintenant, début de repli de l’investissement public et privé dans les grands pays émergents. Ils sont pris au piège d’une crise de la demande qu’ils ont toujours niée mais qui, à leur grand dam, se manifeste à nouveau.

GM : Donc, pour vous, ce n’est pas l’endettement mais la demande qui est la question prioritaire ?

J-LG : Mais les deux sont liés, puisque c’est pour pallier la panne de la demande qu’on a encouragé l’endettement ! Le facteur crucial de la crise qui a déferlé à partir de 2007 et 2008 est la déflation salariale. Les hommes et les femmes au travail dans le monde sont sous-payés. La demande est ainsi artificiellement comprimée. Le seul remède a consisté à endetter les ménages, puis les États, mais il a fait long feu. Ce que je dis a été souligné et incriminé par une poignée d’économistes dont on a sciemment ignoré le propos. Avez-vous vu le thème de la déflation salariale entrer dans le débat public ? Tous les prétextes ont été saisis pour éviter de l’aborder. Les médias et les politiques se sont rassasiés de la question du « subprime rate » ou de celle de la « cupidité » des financiers, autant dire de l’écume des vagues.

GM : Voilà pour les causes premières. Mais ce qui est fait est fait et vous n’allez pas vous en sortir comme ça ! Nos dirigeants et leurs entourages semblent toujours penser que l’orthodoxie budgétaire est « la seule politique possible », qu’il n’y a pas d’alternative, comme dirait l’ami Leroy. Ils sont toujours les héritiers de Jacques Delors qui vient encore d’en appeler à une gouvernance plus stricte. Au-delà des fausses querelles de mots, les courants majoritaires du PS et de l’UMP sont d’accord pour graver dans le marbre (constitutionnel ou législatif) l’engagement du gouvernement de réduire la dette publique. Que pensez-vous de la « règle d’or » ?

J-LG : Vous observerez avec moi que les intéressés proposent des solutions juridiques à des questions économiques et financières, comme si des oukases décrétés à Bruxelles ou une contrainte constitutionnelle pouvaient armer les gouvernements désemparés devant la crise qui revient. Le plus étonnant est que les États-Unis ont donné, ces dernières semaines, la preuve de l’inanité de telles mesures. La dette publique y est plafonnée, à un niveau très élevé, aujourd’hui supérieur au montant du PIB. Or, un conflit d’une brutalité sans précédent vient d’opposer républicains et démocrates sur la question du relèvement de ce plafond. Pourquoi ? Parce que le déficit public gonfle mécaniquement le montant de la dette, en l’absence de reprise économique forte et durable. La digue de papier que le législateur a voulu ériger pour empêcher la dérive des comptes publics s’est avérée inopérante. Face à ces dérisoires propositions qui ne leurrent que leurs auteurs et les niais qui ont la faiblesse de les écouter, il est temps de rappeler cette phrase de Bill Clinton, interrogé sur les raisons de son élection à la présidence : « It’s the economy, stupid. » La prospérité économique décide d’infiniment de choses, de la réélection des présidents et de leurs majorités, de l’emploi, de l’équilibre des comptes publics. Un Jacques Delors ou un Nicolas Sarkozy se dissimulent la vérité. Nous avons le droit de ne pas les suivre.

GM : Vous admettrez que suivre Martine Aubry ou François Hollande ne changerait pas grand-chose. Mais alors qui faut-il suivre ? Mélenchon ? Montebourg ? Marine Le Pen ?

J-LG : Nous sommes les témoins d’une situation historique sans précédent depuis la guerre. Les difficultés rencontrées par le gouvernement socialiste en 1982 étaient peu de choses en comparaison de ce qui est notre lot aujourd’hui en France, en Europe et aux États-Unis : il a suffi, pour les surmonter, d’une gestion publique plus rigoureuse et d’une remise à niveau de la productivité de notre grande industrie. Ne l’oubliez pas : quand François Mitterrand entre à l’Élysée, la dette publique atteint le chiffre de 21% du PIB ; quand il conclut l’accord de Maastricht, le 11 décembre 1991, elle ne dépasse pas 32% ; elle est aujourd’hui de 85% tandis que nos entreprises doivent affronter la concurrence de pays émergents qui n’étaient pas entrés dans l’arène internationale il y a vingt ans. S’agissant des candidats que vous nommez, fort différents, ils ont ce mérite commun de tenter de déplacer le débat du domaine subjectif des « personnalités » à celui, plus objectif, des questions que le pays et sa population affrontent. L’élection qui vient ne consistera pas à désigner le « meilleur », ou le moins mauvais, mais une personnalité neuve qui aura commencé à dire la vérité et se sera engagée sur des solutions sortant des sentiers battus. Laquelle ? C’est l’énigme, passionnante à vrai dire, du scrutin qui arrive.

GM : Le public non spécialisé éprouve d’infinies difficultés à démêler l’écheveau des difficultés économiques et financières qui s’est noué ces dernières années. Et voilà qu’on lui présente aujourd’hui une proposition providentielle, les euro-obligations. Fourniraient-elles au moins une partie de la solution ?

J-LG : S’il n’y avait que le public non spécialisé pour se trouver dépassé… Les politiques, déjà en campagne pour les scrutins de 2012, aussi ! L’expérience néo-libérale a produit un dommage collatéral mal perçu par les observateurs. À quelques exceptions près, les politiques ont cessé de penser l’économie. Personne ou presque ne s’est interrogé sur la capacité des nations occidentales à maintenir une avance décisive sur les pays émergents dans le nouveau contexte de compétition mondiale. Personne ou presque n’a vu les risques liés au surendettement des ménages américains qui est à l’origine de la grande récession de 2008 et de 2009. Personne ou presque n’a relevé l’hétérogénéité croissante de la zone euro. Personne ou presque, enfin, n’a mis en cause la surévaluation de l’euro qui a favorisé le surgissement de la crise européenne. On ne trouvera de véritables solutions qu’en s’inspirant des leçons administrées par la crise. Les Occidentaux sont exposés aux risques mortels d’une concurrence inéquitable. Ils doivent donc imposer à leurs concurrents asiatiques performants et moins chers de venir travailler en Amérique du Nord et en Europe s’ils veulent pouvoir accéder aux marchés correspondants. La rémunération du travail doit être rehaussée en fonction des gains de productivité accumulés mais non distribués durant ces dernières années. Le désendettement des ménages et des États doit être organisé en s’appuyant sur la suppression de dépenses non productives et l’amélioration des recettes fiscales liée à de meilleurs revenus et à une meilleure consommation. Et, je le répète, la zone euro doit être réorganisée en plusieurs zones plus cohérentes, sur une base nationale ou plurinationale.

GM : Tout cela est très convaincant mais on ne peut pas tabler sur le fait que les gouvernements se donneront les moyens de faire ce qu’ils doivent faire. Donc, j’insiste : les euro-obligations permettraient elles, au moins, de colmater les brèches dans le financement des dettes souveraines ?

J-LG : La proposition de créer des euro-obligations concrétise à sa manière la politique de fuite en avant adoptée par nos dirigeants depuis quatre ans. Les euro-obligations ne feront pas disparaître les divergences qui affectent la zone euro. Elles tendent en fait à dissimuler, de manière quasiment frauduleuse, la différence de qualité des emprunteurs en fédéralisant les titres de la dette. Elles seraient des titres hybrides, à la manière de ces CDO américains qui mêlaient les bons et les mauvaises créances issues du marché hypothécaire : on a vu les effets dévastateurs de la pratique. Dans les faits, ce sont les mauvaises créances qui ont prévalu. C’est pourquoi on ne saurait faire reproche aux Allemands d’en écarter l’hypothèse : le triple A de l’Allemagne tomberait dans les jours qui suivraient la mise en œuvre des euro-obligations. Enfin, est-il nécessaire de faire remarquer que l’émission de nouveaux titres d’emprunt ne fera pas disparaître le surendettement des États de la zone ? On ne solde pas le passé en se projetant vers un avenir idéalisé.

GM : Précisément, ne faudrait-il pas aller vers un effacement autoritaire mais concerté d’une partie des dettes publiques dont la charge excède la capacité des États et des économies sur lesquels ils s’appuient ? Comment se fait-il que cette possibilité ne soit jamais évoquée ?

J-LG : C’est là le nœud du problème des dettes publiques en Europe, mais aussi aux États-Unis. Les financiers n’ont jamais trouvé d’autre solution au surendettement massif que la réduction partielle des dettes permettant au débiteur de retrouver son équilibre et de reprendre sa marche en avant. Or, les financiers d’aujourd’hui sont muets à ce sujet. Pourquoi ? Parce que les créances sur les États sont dans les comptes des banques, des sociétés d’assurances et des fonds de placement. La réduction partielle des dettes revient, dans ce contexte, à prononcer la faillite collective des organismes détenteurs des dettes publiques.

Ce constat permet de faire émerger au grand jour un aspect décisif de l’expérience néo-libérale : la concentration de l’épargne des particuliers dans les mains des grands agents financiers qui se sont arrogé le monopole de la détention des titres de la dette publique, en interdisant pratiquement aux particuliers la propriété en propre de ces titres. Ce monopole contrevient outrageusement aux règles essentielles de la concurrence. Il a néanmoins pu s’installer avec la complicité des autorités de la concurrence nationale ou européenne, qui portent donc une responsabilité spéciale dans l’impasse financière actuelle. Car si nos dettes étaient entre nos mains à nous, les particuliers, il serait encore possible aux États de tenter une réduction forcée de leur dette : les créanciers individuels perdraient un quart, un tiers, une moitié de leurs droits, mais leurs États et leurs économies pourraient être sauvés.

GM : En somme, il faut qu’un des pôles du système, l’État, les ménages ou le secteur financier au sens large, soit perdant. L’ennui, c’est que tous les acteurs sont liés et que la faillite des uns entraînerait la faillite des autres. On n’en sort pas…

J-LG : Votre question souligne ce qui est apparu au début de cet entretien : la faillite virtuelle du système financier occidental. Elle remet en lumière cette nécessité de réorganiser en urgence, lorsque le séisme se déclarera à nouveau, ledit système. Sans doute faudra-t-il se résoudre à une faillite des banques actuelles, sauf exception, mais en recréant, en parallèle, un nouveau système de crédit, sur des bases différentes des bases actuelles.

GM : Beaucoup, à gauche, mais aussi à droite, réclament un effort fiscal supplémentaire des catégories les plus favorisées. Pour parler simple, il faudrait « faire payer les riches ». Pourquoi ne l’a-t-on pas fait auparavant, et qu’en pensez-vous sur le fond ?

J-LG : Si on envisage d’accentuer la pression fiscale, y compris à droite, en rupture avec la ligne néo-libérale, c’est que l’enjeu est ailleurs. Il faut sauver l’euro ! Le symbole monétaire de l’Europe unie est menacé, adieu les grands idéaux !

Gardons-nous cependant d’une ironie facile. Car les partisans d’une pression fiscale renforcée ne dévoilent qu’une partie de leurs plans. Premièrement, en effet, ce ne sont pas les riches qui vont payer, mais les classes moyennes. Prenons le cas de la France. L’impôt sur le revenu ne touche que la moitié des foyers fiscaux. Un dixième des foyers fiscaux fournit à lui seul la moitié des recettes dudit impôt. Dans ces conditions, il est vain d’imaginer qu’une nouvelle imposition des riches procurerait des rentrées massives. En revanche, en s’attaquant aux classes moyennes, en fusionnant par exemple l’impôt sur le revenu et la CSG, on pourrait obtenir un complément substantiel de ressources. La mesure est d’ores et déjà préparée à Bercy : il suffira au nouveau Président et à son équipe de s’en emparer à leur arrivée au pouvoir.
Deuxièmement, même une pression fiscale accrue sur les classes moyennes ne suffirait pas à rétablir un équilibre approximatif des finances publiques. L’impôt le plus productif reste, de loin, la TVA. Une augmentation de la TVA devrait être aussi à l’ordre du jour, dès les élections passées. Elle toucherait bien sûr tous les consommateurs, quel que soit leur niveau de revenus. Au bout du compte, la pression fiscale française, déjà l’une des plus élevées au monde, serait portée vers de nouveaux sommets.

GM : C’est une perspective désagréable, mais si payer plus d’impôts peut nous sauver, ne faut-il pas s’y résoudre ?

J-LG : Mais je crains que même ces surcharges, acceptées de bon ou de mauvais gré par l’opinion, restent sans effet. La récession est quasiment installée. Elle détruit mécaniquement les recettes fiscales, ainsi qu’on a pu le voir lors de la chute d’activité intervenue entre 2008 et 2009. Les réformes fiscales risquent de ne rien changer au fond de l’affaire, tel que nous avons tenté de l’exposer. « Its the economy, stupid ! »[/access]

La trahison des économistes

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Le destin fracassé d’Hugo Koblet

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J’avais rapporté de Lausanne le DVD de Daniel von Aarburg, Hugo Koblet, pédaleur de charme, parlé en schwitzerdütsch[1. Je me permets de préciser pour nos rares lecteurs qui ne connaîtraient pas tous les charmes du plurilinguisme helvétique qu’il s’agit du suisse-allemand (EL)], ce qui constitue pour un francophone une épreuve aussi rude que de gagner le Tour de Romandie. Mais enfin, il s’agissait d’Hugo Koblet, l’idole de mon enfance, et, quand on part à la recherche du temps perdu, il ne faut reculer devant rien. Je me souvenais vaguement de ces deux géants : Kübler et Koblet qui avaient donné aux Suisses l’assurance qu’ils pouvaient conquérir le monde. J’avais oublié que l’un, Hugo Koblet, le plus charmeur, s’était sans doute suicidé et que l’autre, Ferdy Kübler, plus précautionneux, vivait encore.

Mais je ne me doutais pas que le film de Daniel von Aarburg exercerait sur moi une telle fascination, non seulement parce que les victoires de Koblet au Giro d’Italie en 1950 et au Tour de France en 1951 tenaient du prodige, mais aussi parce que le metteur en scène, sans aucun souci de l’effet, restituait un destin à la James Dean, celui d’un jeune homme solitaire, rebelle à toute discipline, séducteur invétéré, indifférent à l’argent et dont la fin serait forcément tragique. Quelques amis qui l’avaient accompagné dans son ascension et sa chute commentent les épisodes de sa brève existence. Le plus sympathique est Ferdy Kübler en vieux sage. Ils parlent tous schwitzerdütsch. Pour la première fois, ce dialecte n’a pas écorché mes oreilles et je me suis dit que, quand même, je n’avais pas été trop mal loti de naître en Suisse à l’époque de Ferdy et d’Hugo.

Les amateurs de cyclisme seront comblés par ce documentaire, les cinéphiles à coup sûr voudront le voir et les seniors, puisque c’est ainsi qu’il faut aujourd’hui désigner les vieux, essuieront une larme. Il serait dommage qu’Hugo Koblet ne fasse pas un tour de piste sur les écrans parisiens.

Il n’a rien perdu de son pouvoir de séduction : c’est sans doute le principal avantage qu’il y a à mourir jeune.

La laïcité est un droit. Même au boulot

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En France, la laïcité a été une guerre. Elle est encore un combat. Il faut qu’elle devienne un droit. Pour tous, même et surtout pour nos concitoyens issus de l’immigration récente. Partout, même au travail.

Or, si la loi de 2004 a réglé la question des signes religieux à l’école – sans provoquer les affrontements annoncés ni le départ des jeunes filles musulmanes de l’école publique – le droit applicable aux salariés du privé reste flou. Ce lundi, la Cour d’Appel de Versailles examinera le cas d’une employée de la crèche Baby-Loup, à Chanteloup-les-Vignes, licenciée pour avoir refusé d’enlever son voile. En décembre, le Conseil des Prud’hommes de Poissy avait, dans un très bel arrêt, validé ce licenciement à la grande fureur des islamistes locaux. Des mois durant, ceux-ci avaient profité de l’affaire pour mobiliser leurs troupes, pourrissant la vie de cette crèche ouverte 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 afin de permettre aux femmes du quartier de travailler. Sous la présidence de Louis Schweitzer, la HALDE, toujours prête à défendre le différentialisme au nom d’une conception gauchiste et bêtassonne des droits individuels, avait jugé le licenciement discriminatoire, donnant un sérieux coup de main aux barbus qui prétendent faire régner leur loi dans les cités. Depuis, elle est revenue sur cette délibération – du reste, cette maisons de fous a pratiquement été débranchée et il faut espérer qu’on continue à étudier dans les écoles « Mignonne, allons voir si la rose », le poème de Ronsard qu’un rapport commandé par cette « institution indépendante » estimait « discriminatoire envers les séniors ».

Espérons en tout cas que les magistrats professionnels qui statueront sur l’affaire Baby-Loup se rappelleront que, conformément à l’article 1 de la Constitution, « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
C’est aussi le sens de l’avis « Expression religieuse et laïcité dans l’entreprise » publié cette semaine par le Haut-Conseil à l’intégration (HCI) sur la base du rapport établi par Alain Seksig. Depuis quelques années, les contentieux se multiplient, l’affichage, notamment vestimentaire, des identités et appartenances de chacun se prolongeant par des demandes dérogatoires multiples : demande de repas halal à la cantine, d’horaires aménagés pour le Ramadan ou encore de lieux de prière au travail. Inutile en effet de se voiler la face. Selon une étude réalisée par le cabinet « First and 42nd », « la question religieuse est aujourd’hui presque exclusivement posée par les revendications d’employés musulmans ». Et on peut trouver sur des sites islamiques ou islamistes d’avisés conseils permettant aux salariés de faire avancer leurs revendications. Or, selon le HCI, ces exigences peuvent altérer la paix sociale dans l’entreprise, en compliquant les relations entre hommes et femmes mais aussi, parfois, lorsque certains salariés sont pris à partie parce qu’ils ne se conforment pas aux préceptes de leur religion.

En somme, si le patron n’a pas à connaître les croyances de ses employés, il est désormais sommé de s’y adapter. Craignant plus que tout d’être accusées de racisme ou d’islamophobie, les entreprises cèdent souvent. Au prétexte de ne pas stigmatiser, elles peuvent même aboutir à des pratiques aberrantes et discriminatoires comme cette société qui a interdit à ses salariés non-musulmans de prendre leurs congés durant le Ramadan – qui depuis deux ans tombe en août. On voit aussi, notamment dans le bâtiment, des équipes constituées par affinités religieuses. Comme si la seule façon de « vivre ensemble » était de vivre séparés.

Il ne s’agit pas de défendre une conception rigoriste qui interdirait tout « accommodement raisonnable » – pas au sens où l’entendent les Canadiens qui est généralement fort déraisonnable. La laïcité n’empêche pas de mettre un peu d’huile dans les rouages du « vivre-ensemble » (que les lecteurs me pardonnent ce terme énervant et galvaudé, je paye un coca à celui qui me fournira un synonyme adapté). Que l’on permette à un salarié de pratiquer sa religion n’a rien de choquant, tant que cela ne nuit pas à la bonne marche et au climat de l’entreprise et que cela se fait dans la discrétion. Autrement dit, tant que cela n’est pas considéré comme un « droit acquis » mais comme un arrangement entre adultes consentants.

Il reste que si la liberté de croyance est évidemment absolue, la liberté d’exprimer ces croyances est nécessairement limitée par le principe de laïcité qui n’est pas, rappelle le HCI, « une opinion parmi d’autres mais le socle de notre République ». Aussi propose-t-il que le législateur autorise clairement les employeurs à imposer une certaine neutralité à travers le règlement intérieur. Ou alors, il faut décider que la République s’arrête désormais à la porte de l’entreprise.

Un métier d’avenir : géographe des sexualités

Vous êtes fonctionnaire. Vous avez le sens de l’Etat et du service de votre pays. Las, vous sentez qu’on vous « RGPPise » à grands pas, et que vous n’allez pas tarder à occuper un poste de « pilote des performances » au service « qualité ». Vous n’êtes guère rassuré par la salve pro-RGPP tirée à l’Assemblée lors du vote de la loi de finances rectificative, par un François Baroin plus élégant que jamais, dont le costume impeccable et le sourire exquis ne sont pas sans rappeler l’American psycho de Bret Easton Ellis.

Vous êtes salarié du privé. Vous avez cherché en vain un job dans l’industrie. Aujourd’hui, vous êtes employé du tertiaire sous contrat aidé dans une boite de com. Vous aimez votre travail mais un peu moins votre salaire. Vous souhaiteriez vendre un peu plus cher votre expertise dans l’usage du logiciel Power Point.

Vous êtes chômeur. Si vous êtes une femme diplômée et issue de la diversité, pas d’inquiétude. Vous êtes le cœur de cible de la fondation Terra Nova. Et si vous adhérez aux valeurs « de tolérance et d’ouverture à la différence », quadrature de ce siècle, il n’y a pas à en douter : l’un des « 300 000 emplois d’avenir dans les domaines de l’innovation environnementale et sociale » promis par le PS s’il gagne la présidentielle vous est d’ores et déjà réservé. En attendant…

En attendant, choisissez d’expérimenter une profession vraiment en pointe ! Car on le sait : le progrès génère de l’emploi ! Ohé, chômeurs, ouvriers et paysans, c’est l’alarme ! Vous cherchez un travail ou voulez en changer, vous rendre vraiment utile tout en acquérant de larges compétences : devenez sans attendre « chercheur en queer geography » !

Comment y parvenir ? Demandez la brochure à l’atelier Genre-s et Sexualité-s de l’Université Libre de Bruxelles (ULB). L’un-e de leur chercheur-e-s vous conviera peut-être au colloque international des « géographies des sexualités » qu’ils organisent sous peu. Vous serez immergé sans délai dans le monde des anthropologues, sociologues, aménageurs, urbanistes et politistes qui se passionnent depuis vingt ans pour ces questions. Avec eux, vous pourrez réfléchir aux « contextualisations et historicités des récits de progrès et de retard », vous passionner pour l’hétéronormativité en milieu périurbain, ou vous initier à l’analyse des « espaces du poly-amour et de la non-monogamie ».

Vous objectez ? Vous avez lu L’illusion économique d’Emmanuel Todd et vous souvenez qu’il y établit un lien entre le boom des « genders studies » et l’effondrement du niveau scolaire aux Etats-Unis ? Abandonnez donc ces vieilles lunes et ne soyez pas intimidé-e-s. Contactez vite l’ULB !

Mathieu Terence, triste sire…

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Spinoza prétend que « la joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ». À en croire Mathieu Terence, cette sentence s’imposa à lui « comme une flamme dans une nuit morne ». Autant dire que ce garçon n’avait auparavant jamais été incommodé par de joyeux drilles. Il n’aurait pu les rater, pourtant. Ces gens-là manquent de la plus élémentaire pudeur.

Ames sinistrées

Exultent-ils en bandes après une victoire sportive ou politique, se réjouissent-ils lors d’une noce ou d’une révolte, sifflotent-ils en bricolant, ou s’époumonent-ils sous la douche, ces exhibitionnistes du vouloir-vivre ne respectent pas le sombre plaisir des cœurs mélancoliques. En fait de perfection, les joyeux drilles sont de parfaits tristes sires. En revanche, je connais des âmes sinistrées qui n’ont rien de sinistre et qui dispensent autour d’elles une certaine gaieté pour grimer leur tristesse sous le fard de l’humour. D’autres, celles de Veufs ou d’Inconsolés, nous écrivent des ballades à fredonner au crépuscule ou des contre-rimes à susurrer au bord des tombes.

Bien sûr, dans son opuscule, Mathieu Terence se garde bien de parler des boute-en-train, des ravis de la crèche et autres Ducon-Lajoie. Et pour cause : voilà des exemples peu sortables, mais hélas, très concrets, de la chose dont il fait l’éloge. Pas une seule œuvre à leur actif. La joie n’est féconde d’aucun art.

Chez les apologistes des passions joyeuses frottés hâtivement de spinozisme, de nietzschéisme, et qui n’ont pas lu Clément Rosset, c’est une manie que d’opposer abstraitement la joie, donc, au bonheur. À lire Terence, la joie est une foudre qui frappe le promeneur solitaire des cimes, le bonheur un foyer riquiqui où se réchauffent les petits cadres de la platitude en proie au Grand Deuil.
Le Grand Deuil de qui, de quoi, au juste ? De Dieu, pardi, rappelle Terence. Dieu que la rationalité technoscientifique et la déraison marchande ont occis en plongeant les humains, depuis, dans le marais de la bienheureuse morosité. Le nihilisme, en somme. Admettons. Mais alors, se demande le lecteur honteux de ses tortillements larvaires : quelle est donc cette Joie dont Terence évoque la puissance subversive et rédemptrice — au point qu’elle pourrait devenir une idée neuve dans l’Univers ? Notre Saint-Just cosmique n’en fournit pas la moindre définition. Mais il fait mieux. Ineffable, la Joie, pour être sentie en son essence, ne peut qu’en passer par une épiphanie — un satori.

La Joie Incarnée, ce n’est pas de la tarte

Le lecteur découvre qu’elle prend chair chez des individus d’exception et que, oui, c’est ainsi, Terence en est. Or, à en croire l’élu, si ce n’est pas tous les jours de la tarte d’être La Joie Incarnée, on en retire tout de même du contentement : « C’est parce que tu es tellement seul que tu peux sentir comment tu coïncides avec tout ce qui est ». Et s’il faut du courage pour une telle destinée, Terence le confesse humblement, il n’en manqua jamais : « Tu ne te souviens pas avoir voulu être ”heureux”. Dès l’enfance tu as aspiré à te montrer courageux. Le courage, d’instinct, t’a semblé être la vertu cardinale. Libre parce que courageux, sensible parce que courageux, solitaire parce que courageux ».

Après une telle révélation, on comprend combien il importe peu au lecteur de saisir le concept de la joie puisqu’il en a sous le nez la Manifestation sensible en la personne même de Terence — et de son Écriture.
Sans doute. Mais, en attendant, il y a tromperie sur le produit. Ce Petit éloge de la joie, dont le titre et les aphorismes semblent annoncer un léger traité de gai savoir, se révèle un navrant bréviaire héroïco-auto-vantard.

Je me rappelle Terence, il y a une quinzaine d’années. C’était un jeune doué, comme on dit. Admirateur de Roland Jaccard, il n’avait cure de formuler l’indicible joie mais de trouver des bonheurs de formules. Il y excellait, comme en témoignent son Palace forever et son Fiasco — petit chef-d’œuvre d’autodérision. Celui qui, jadis, nous régalait de maximes du genre : «Un rien m’ennuie mais le néant me captive», nous assomme aujourd’hui de lourdes phrases : «Tu t’es entraîné, tu as fait les efforts nécessaires pour gravir cette montagne, juste pour que ton refus de rester au sommet soit plus parlant que de t’y établir».

Comment Terence est-il passé d’un grand à un moindre talent ? Je ne vois qu’une explication : il a été touché par le sérieux, une bien mauvaise grâce.

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Yves Bertrand : « Il faut en finir avec la diabolisation du FN »

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Yves Bertrand (photo : Le Point)

Elisabeth Lévy : Vous semblez amer ou en colère. Pourtant, toutes les plaintes déposées à la suite de la diffusion dans la presse du contenu de vos carnets, notamment celle de Nicolas Sarkozy, ont été classées sans suite.

Je vous rappelle que ce n’est pas moi qui ai publié ces carnets et qu’ils contiennent des notes personnelles qui n’ont évidemment pas valeur d’information et qui n’étaient pas forcément transmises à l’autorité de tutelle. La Justice les a saisis et a refusé de les restituer. Il aurait tout de même été hallucinant que je sois poursuivi pour leur divulgation ! Reste que cette affaire est révélatrice de la dégradation du climat politique. On ne parle plus d’adversaires mais d’ennemis à abattre. Ce manichéisme est insupportable.

EL : Il s’agit moins de manichéisme, en tout cas idéologique, que de la guerre impitoyable qui se poursuit au sein de la droite. Dîtes clairement que vous avez un problème avec le Président de la République qui vous a évincé.

Cela n’a rien à voir avec mon éviction. Et au plan personnel, je n’ai aucune animosité contre le Président. Ce n’est pas moi qui ai un problème avec lui, mais lui qui a un problème avec moi comme avec beaucoup d’autres. Après avoir quitté le gouvernement pour diriger l’UMP et se présenter à l’Elysée, il m’a « convoqué », pardon « invité », à le rencontrer à deux reprises. Il était très en colère, à sa façon que vous connaissez.

EL : Je n’ai jamais eu l’honneur…

Je ne vais pas vous faire un dessin. Il s’agitait, mangeait des chocolats et voulait absolument me faire dire que j’avais participé à la falsification du listing Clearstream, ou même que j’en étais l’un des initiateurs. Ce qui est totalement faux.

EL : Ce qui est vrai, c’est que vous avez été un fidèle serviteur de Jacques Chirac. Qui n’était pas dans les meilleurs termes avec l’actuel Président.

J’ai été « chiraco-villepiniste ». Et je ne le renie pas. Mais ces batailles de clans qui remontent à la candidature Balladur sont insupportables.

EL : En somme vous dénoncez le clanisme en vous réclamant d’un clan. Quel sens a aujourd’hui la fracture entre ex-balladuriens et ex-chiraquiens ?

Mais le sectarisme n’est pas de mon côté. Et au-delà du clanisme, il y a la pratique du pouvoir, en tout cas dans mon domaine : avec la fusion RG/DST, la distinction entre les missions d’information générale et les missions judiciaires a tendance à s’effacer. Les fonctionnaires de la DST, contrairement à ceux des RG, étaient des officiers de police judiciaire. Ils pouvaient saisir la justice. Les RG faisaient seulement de l’information à l’exception de ceux qui étaient chargés de la lutte anti-terroriste.

EL : Certes, jusque-là, l’amour et la paix régnaient à droite où, jusqu’à Nicolas Sarkozy, on n’a connu que des anges du ciel. Et de 1958 à 2007, on n’a pas vu l’ombre d’un coup tordu. Il ne serait venu à l’idée de personne d’écouter un journaliste…

Ne me faites pas dire n’importe quoi. Cependant, il y a une différence. Les autres Présidents déléguaient. Tout ne remontait pas à l’Elysée. Et les affaires les plus troubles étaient traitées par des officines. Aujourd’hui, ce sont les services de l’Etat qui sont mobilisés pour défendre le clan au pouvoir.

EL : Si vous avez des informations à ce sujet, je suis tout ouïe.

Je me contente de lire la presse et d’observer ce qui se passe. Et j’en conclus que Nicolas Sarkozy utilise toutes les possibilités que lui offre la Constitution pour avoir une pratique du pouvoir plus personnelle que celle de ses prédécesseurs.

EL : Peut-être ceux-ci étaient-ils plus discrets. Vous allez adhérer au PS ?

Si François Hollande devait être élu, cela ne me dérangerait pas. Pour moi, c’est un radical façon IIIème et IVème Républiques. Mais je suis un homme de droite.

EL : Un homme de droite qui ne va sans doute pas soutenir le candidat de la droite. Pourriez-vous vous laisser séduire par Marine Le Pen ?

La question n’est pas d’être séduit ou de se rallier. Mais Marine Le Pen est quelqu’un de respectable et elle devrait pouvoir participer pleinement au débat politique. Elle est victime d’une diabolisation injuste et absurde à cause de son nom. Elle est née en 1968. Qu’a-t-elle à voir avec la Seconde guerre mondiale ou la guerre d’Algérie ? Elle a exclu des gens qui tenaient des propos antisémites et elle a eu raison.

EL : Je crains qu’il ne reste quelques antisémites au FN. Celui-ci n’est pas sorti de terre comme un champignon à Tours, en janvier dernier, lorsqu’elle a pris le pouvoir. Le discours de Bruno Gollnisch qui n’était pas franchement républicain a été applaudi plus que celui de Marine Le Pen.

Cela prouve qu’il y a des courants au sein du Front. Franchement, des fascistes dans le sens de sectaires, il y en a dans tous les partis. Mais jusqu’à preuve du contraire les déclarations de Marine Le Pen prouvent qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter : elle est républicaine. C’est pourquoi, je le répète, il faut en finir avec la politique dite du « cordon sanitaire ».

EL : Politique dont Chirac a été un ardent défenseur. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Pour vous le Front a-t-il vocation à devenir l’un des partis de la droite, voire une composante de l’UMP ?

Mais c’est un parti de droite. La seule différence entre Lionnel Luca et Marine Le Pen, c’est que lui n’a d’autre ambition que de capter les voix frontistes. Maintenant que les fantômes du passé ont disparu, le FN doit être réintégré dans la famille.

EL : Concrètement, êtes-vous pour une alliance ? Pour des accords de désistement ?

Je le répète, il faut en finir avec la diabolisation. Je suis favorable à l’introduction de la proportionnelle. Et si on ne le fait pas, il devrait y avoir des accords en cas de triangulaire. Si cela avait été le cas, la gauche ne dirigerait pas 21 régions sur 22.

EL : Bon, vous trouvez Marine Le Pen respectable et sympathique. Mais est-elle crédible ?

Comment voulez-vous qu’on le sache puisqu’elle n’a jamais gouverné ? En tout cas, elle n’a rien à envier au personnel politique de notre époque. Je crois de surcroît que le vote FN est de moins en moins un vote de contestation et de plus en plus un vote d’adhésion.

EL : Est-ce que ce sera le vôtre ?

Mon vote n’a rien à voir avec tout ça. Ce que je souhaite, comme citoyen et comme ancien serviteur de l’Etat, c’est qu’on en finisse avec la diabolisation du FN et que Marine Le Pen puisse pleinement participer au débat public. Je n’ai pas à proclamer mon vote. Nous ne savons toujours pas exactement quels seront les candidats en présence. Je suis un homme libre et j’attends l’évolution de la campagne pour faire mon choix. Mais maintenant, je n’ai plus de devoir de réserve.

Noctilien, suite et fin

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L’autre soir, j’ai appris d’une amie altermondialiste que le monde sera peut-être bientôt sauvé du chaos par les « lanceurs d’alertes ». Elle m’a expliqué, entre la poire bio et le fromage équitable, que les « lanceurs d’alertes » sont des gens forts courageux, qui prennent sur eux de dénoncer aux instances judiciaires, à la presse, ou même directement au grand public, des faits qu’ils jugent menaçants pour l’homme ou la nature, et dont ils ont souvent connaissance dans le cadre de leur activité professionnelle. Il ne s’agit donc pas de délation mais d’un geste citoyen. Ouf !

Le lendemain, j’apprenais dans la presse qu’un modeste policier français qui avait rendu public sur Facebook des images de vidéosurveillance de la RATP montrant un jeune homme sans défense se faire longuement tabasser par des « jeunes des quartiers » dans un bus de nuit Noctilien avait été lourdement sanctionné. Remember, vision d’horreur : Orange mécanique, station Magenta. Impossible d’oublier ces images-là et les supplications répétées de ce blanc-bec, traité de « Français de merde » par ses bourreaux, puis réduit en miettes, puis dépouillé de son portefeuille, présumé bourgeois.

Le policier de 30 ans – responsable de la fuite illégale de ces images – a donc été condamné à deux mois de prison avec sursis pour « violation du secret professionnel ». Plus piquant, ce policier – manifestement animé d’un désir de faire connaître au plus grand nombre les données nouvelles du nouveau dialogue social français en contexte de nouveaux transports en commun banlieusard de nuit – va devoir verser 5000 euros à Monsieur « Français de merde » qui a lui-même porté plainte contre lui, après avoir estimé que la publication illégale de cette vidéo avait… « brusquement ravivé (son) traumatisme ».

Les lanceurs d’alertes seraient donc bien tous égaux, mais certains seraient… peut-être, finalement… plus légaux que d’autres ?

L’euro est mort, vive l’euro !

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Selon un proche d’Arnaud Montebourg, la démondialisation serait un « mot-obus qui sert à détruire le système ». Depuis que le candidat aux primaires socialistes en a fait son étendard, le concept fait florès chez les pourfendeurs du mondialisme. Il est jusqu’aux socialistes pudibonds pour parler- timidement- « d’écluses » et de « juste échange ».

Car le protectionnisme, appellation originelle de la démondialisation, séduit aujourd’hui 80% des Français- si l’on en croit le sondage IFOP commandé par l’association Manifeste pour un débat sur le libre-échange.
Membre de ce cercle d’intellectuels, Jacques Sapir démontre que la mondialisation résulte d’une série de choix politiques conscients marqués par l’empreinte idéologique du néolibéralisme. Dans un livre dense sorti au printemps, celui que l’on qualifie souvent d‘économiste hétérodoxe s’emploie à décrire la double face, marchande et financière, d’une « mondialisation (qui) ne fut jamais heureuse ». A Frédéric Bastiat et Georges Kaplan déclarant que « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront », Jacques Sapir répond par avance que la mondialisation est elle-même une guerre !

Et comme tout conflit, la libéralisation des flux marchands et financiers divise les belligérants en deux catégories : les gagnants et les perdants. Au rang des vainqueurs, on retrouverait « les classes supérieures des pays riches – et de certains pays en développement » ainsi que les pays dits « émergents » que l’on ferait mieux d’appeler émergés tant ils mettent à profit certains mécanismes de la mondialisation, sans vraiment en jouer le jeu. La Chine en est l’exemple le plus flagrant, l’Empire du milieu développant sans la moindre mauvaise conscience une économie de prédation pour « retrouver son rang » d’ancienne première puissance mondiale, comme aime le rappeler Jean-Michel Quatrepoint[1. Mourir pour le yuan, Bourin éditeur, 2011]. Non moins divers, les grands perdants de la mondialisation seraient les Etats très pauvres, rejoints par les salariés des anciennes puissances industrielles, qui affrontent la concurrence déloyale des pays à bas coûts de production. Comme par hasard, le lot des vaincus inclut aussi les plus fervents disciples de la doxa libérale qui se sont volontairement dépouillé de leur souveraineté économique et paient aujourd’hui les pots cassés.

Judicieusement, Sapir réinscrit également la crise de la dette que traverse l’Europe dans le cadre général de la globalisation. Avec un coupable tout désigné : l’euro. Installée au cœur d’une zone économique hétérogène, la monnaie unique serait le cheval de Troie de la mondialisation financière, dans le droit fil de l’Acte unique et du traité de Masstricht. Eternellement surévalué, l’euro a été mis en place afin de pousser l’Allemagne réunifiée à s’arrimer à l’Europe. C’est en cela que la monnaie unique est exclusivement politique, Amyartya Sen ayant d’ailleurs qualifié de « décision saugrenue » le fait « d’adopter une monnaie unique sans plus d’intégration politique et économique ».

Or, malgré la violence de sa charge contre l’euro, Sapir ne suggère pas d’abandonner la devise européenne. Le lecteur sent alors poindre une certaine contradiction entre la modération politique du clerc et les arguments techniques de l’économiste. A la différence de son confrère Gérard Lafay[2. Non à la constitution d’une « Europe des dettes », Le Monde, 24 août 2011], Sapir ne préconise pas un retour, rapide et coordonné, aux devises nationales mais entend plutôt « faire évoluer » la monnaie unique. Sa proposition de retour à une sorte de Serpent Monétaire Européen organisant la « coordination des politiques monétaires autour d’une monnaie commune venant s’ajouter aux monnaies nationales » vise à garantir la pérennité de l’euro comme devise extérieure laissant par ailleurs la liberté d’opérer les ajustements et les fluctuations nécessaires.

Bien que défendue de longue date par des souverainistes de droite comme de gauche, l’idée d’une monnaie commune européenne peine à faire son chemin dans des média trustés par les idolâtres de la « règle d’or ». Comparé aux rustines que les dirigeants européens posent semaine après semaine pour gagner du temps et aux plans de rigueur qui risquent de nous enfoncer dans la spirale de la récession, le projet de Jacques Sapir semble bien raisonnable.

Puisque quelques décennies de désertion étatique ont suffi à nous mener dans l’impasse, méditons la thèse majeure de Sapir : pour changer les choses, il faut d’abord une bonne dose de volonté politique.

La Démondialisation

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Délires pédagogistes, l’UMP à mauvaise école

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Ce jour, je m’adresse à toi, ô électeur de droite. Il m’est arrivé de m’adresser à ton homologue de gauche et de le mettre en garde contre ses prétendants socialistes, qui risquaient fort de faire de lui un cocu. Mais, là, c’est toi qui es en danger.

Déjà, en 2007, tu avais cru aux discours du candidat Sarkozy sur l’école. Tu avais cru à ses références à l’autorité, à l’effort, au mérite voire à la méritocratie. Pauvre de toi, tu as dû constater que la réforme du lycée avait été confiée à Richard Descoings. Si encore ce cocufiage s’était produit dans la discrétion ! Mais, le Président, t’humiliant davantage, n’a pas pris la peine de cacher l’amant dans le placard. C’est sous ton regard effaré que ces deux-là roucoulèrent.

L’an prochain, le président-candidat tentera une nouvelle fois de t’assurer que l’autorité, l’effort, le mérite voire la méritocratie se trouvent au cœur de son projet pour l’école de la République. Peut-être, parce que tu es à la fois oublieux et bonne pâte et que tu abhorres la gauche par-dessus tout, tu seras tenté de lui donner une seconde chance. Tu aurais bien tort. Sais-tu qui a été nommé secrétaire national aux politiques éducatives de l’UMP ? Monsieur Jacques Grosperrin. Tu ne le connais pas ? Laisse-moi te le présenter…

Jacques Grosperrin est le député de ma circonscription, dans le Doubs. Sur les bancs de l’Assemblée nationale, on le surnomme le PDG, comme Prof De Gym. Si tu as lu La Fabrique du crétin, de Jean-Paul Brighelli, tu sais que l’éducation physique et sportive constitue très souvent le laboratoire des pires mesures pédagogistes. Mais l’oiseau en question enseigna aussi les fameuses et fumeuses sciences de l’éducation à la fac de sport de Besançon. Ce n’est pas tout, il fut aussi le rapporteur de la commission sur la mise en œuvre du socle commun de connaissances du collège. A ce titre, il fut invité par divers médias. Et sur RMC, il se prononça pour la suppression des notes au collège.

Il paraît que les notes agissent fort négativement sur le moral de ces pauvres petits. Et s’il n’y avait que nos pauvres ados ! Le député Grosperrin, désormais spécialiste officiel de tout ce qui touche à l’école à l’UMP, propose aussi de supprimer les concours pour devenir professeur. Peut-être trouve-t-il aussi les entretiens d’embauche moins traumatisants en sus d’être beaucoup moins coûteux.

Ô, électeur de droite, lorsque Nicolas Sarkozy prononcera les mots autorité, effort, mérite voire méritocratie, souviens-toi de Jacques Grosperrin, qui veut bouter les notes et les concours hors de l’école de la République.

Une raison lumineuse de voter pour le Tea Party

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Aux prochaines élections présidentielles américaines on peut avoir envie de voter pour un candidat issu du Tea Party pour divers motifs : réduire les dépenses de l’Etat fédéral, ne prendre une assurance maladie que si on le souhaite, éviter que Mme Obama nous dise si nous devons manger « gras » ou pas, faire en sorte que la « nouvelle frontière » de la NASA soit Mars plutôt que l’amélioration des relations avec le monde musulman, arrêter de faire de la « race » un argument de vote, ne pas édifier une mosquée à l’endroit précis où sont mortes près de 3000 personnes du fait de l’intégrisme islamique, etc.

Il y a des raisons plus spécifiques qui pourront faire voter pour les deux candidates issues du Tea Party, Michelle Bachmann ou Sarah Palin. Ce sont toutes deux de parfaites MILFs (Mothers I’d Like to Fuck), des mamans sexys sous leur apparent côté sage. Ensuite il faut choisir : si on préfère les MILFs BCBG à collier de perles, sans doute plus élégantes, on vote Bachmann. Si on préfère les MILFs à lunettes, plus provinciales, mais peut-être plus coquines, on vote Palin.

Mais il y a sans doute un argument ultime qui peut nous déterminer, nous Européens : on reproche souvent à Michelle Bachmann de n’avoir déposé qu’une seule proposition de loi depuis qu’elle est membre de la Chambre des représentants. Mais ce n’est pas n’importe quelle proposition de loi : il s’agit du « Light Bulb Freedom of Choice Act », qui vise à s’opposer au remplacement des anciennes ampoules à incandescence, inventées par Edison, par les nouvelles ampoules fluorescentes, soi-disant plus économiques et « écologiques ». Quiconque a récemment essayé de changer une ampoule électrique et s’est retrouvé devant des rayons ubuesques constitués d’ampoules chères, qui éclairent à peine, aux formes hideuses et dont le mercure est fatal aux ouvriers chinois qui les fabriquent, nous comprendra.

Ce petit exemple est un des plus fascinants de ce que peut produire la bureaucratie européenne : faire dépendre un acte aussi simple que l’achat d’une ampoule électrique de directives absurdes et annuler notre liberté de choisir, c’est le cas de le dire, de manière éclairée. Si nous voulons pouvoir encore commander nos ampoules à incandescence sur internet et nous les faire livrer depuis les Etats-Unis, il faudra décidément voter Bachmann.

La « règle d’or » est une digue de papier

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Photo : Hannah Assouline

Gil Mihaely : Nous voici à nouveau exposés au risque d’une récidive de la crise de 2008. Imaginons que vous soyez conseiller du Prince. Quelles seraient les mesures urgentes à préparer pour y faire face, sachant que les États, financièrement exsangues, n’ont plus de cartouches disponibles ?

Jean-Luc Gréau : Il faut partir de l’élément nouveau décisif de ces derniers mois : les signes de ralentissement économique se multiplient en Occident et, à un moindre degré, dans les grands pays émergents. S’ils se confirment, la double crise des dettes privées et publiques qui pèse sur nos économies devrait redoubler d’intensité. Un grand krach des marchés du crédit et des actions est redevenu plausible.
Dans ce contexte, il faut rappeler les deux événements majeurs qui ont marqué les années 2007 et 2008. Premièrement, un arrêt du marché interbancaire, résultant du refus des banques de se prêter entre elles, chacune soupçonnant les autres d’être exposées à la faillite. Deuxièmement, la ruée des déposants vers les guichets des banques victimes d’une cessation de leurs paiements : citons Northern Rock en Angleterre en 2007 et Washington Mutual aux États-Unis en 2008. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ces épisodes devraient se renouveler.[access capability= »lire_inedits »]

GM : Sauf que les États ne peuvent pas laisser tomber les banques, en tout cas pas les grandes banques à réseaux. Donc, on fait quoi ? On les renfloue encore une fois ? On les nationalise ?

J-LG : J’y viens ! Je plaide depuis deux ans déjà pour un changement radical de l’organisation bancaire qui verrait la Banque centrale devenir le prêteur de l’économie, chargé d’allouer les ressources nouvelles, directement au secteur public, et indirectement au secteur privé, par le biais des banques commerciales, qui répartiraient ces ressources en fonction des besoins exprimés par les particuliers et les entreprises. C’est, me semble-t-il, le seul moyen de surmonter le risque désormais tangible d’infarctus du système du crédit tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Cette proposition a déjà été faite par Maurice Allais, libéral hétérodoxe, dont j’ai repris le propos avec quelques aménagements.

GM : D’accord, mais quelle Banque centrale ? La Banque de France ? La BCE ? Faut-il déléguer à Francfort le droit de choisir les acteurs et les actions qui seront financées, c’est-à-dire les clés de la maison ?

Bien sûr, au-delà du principe, se pose la question de l’institution appelée à le mettre en œuvre : ou bien on « refonde » l’euro et la Banque centrale de Francfort sur ce nouveau schéma, ou bien on doit accepter l’éclatement de l’euro, ne serait-ce que pour donner le pouvoir de prêteur exclusif aux banques centrales créées dans la foulée de son éclatement.

GM : Et vous, êtes-vous pour la « refondation » ou pour l’« éclatement » ? Et au-delà de vos souhaits, quelle est, selon vous, l’issue la plus probable ?

J-LG : L’éclatement. Ni la Banque centrale de Francfort, ni le gouvernement allemand ne sont préparés à un changement « copernicien » de la politique monétaire et du système bancaire que sert cette politique. Il est clair que les dirigeants allemands attendent l’échéance électorale de septembre 2012 pour faire le ménage en Europe et séparer la « bonne » Europe du Nord de la « mauvaise » Europe du Sud. Mais je crois que leur calcul sera déjoué par les événements. L’affaiblissement de la conjoncture ne fait plus de doute pour les économistes de tous bords. La répercussion sur les comptes publics et le crédit des États et des banques n’attendra pas les échéances électorales française et allemande de 2012. La baisse de l’euro qui s’ensuivra sur le marché des changes fera réagir l’Allemagne qui demandera que certains pays sortent de l’euro pour protéger la valeur internationale de la devise européenne. Même si on ne peut pas écrire précisément le scénario de la crise à venir, ses grandes lignes se dessinent.

GM : Mais revenons aux banques. Votre proposition de faire de la Banque centrale le « prêteur » général suppose une révolution culturelle. Ne faut-il pas prendre des mesures moins ambitieuses pour réglementer l’activité bancaire ?

J-LG : Je plaide pour un autre changement radical consistant à séparer les activités de dépôt et les activités de crédit. L’épisode illustré par Northern Rock et Washington Mutual nous a enseigné le danger mortel recelé par la confusion des deux métiers. Il n’y a aucune raison que les difficultés de la banque en tant que prêteur entraînent la ruine des personnes qui lui ont confié leurs avoirs sous forme de dépôts et d’épargne. Dans le nouveau schéma, nous aurions d’un côté des caisses de dépôt et d’épargne, jouant le rôle de coffres-forts électroniques et informatiques, et, de l’autre côté, des sociétés de crédit délivrant des prêts à partir de ressources empruntées auprès des épargnants ou octroyées par la Banque centrale, seule autorisée à créer de la monnaie nouvelle.
J’y insiste. Le débat a cessé d’être académique. Le risque de faillite globale et d’arrêt de nombreuses activités nous contraint à nous délivrer de toute vanité dangereuse. La faillite de l’expérience néo-libérale que nous vivons depuis quatre ans a remis l’Histoire en marche. La vie des populations est menacée, les États doivent prendre leurs responsabilités.

GM : Ce n’est pas par sadisme ou par plaisir que les États réduisent leurs dépenses − surtout en période pré-électorale ! Sur cette question de la dette et de la gestion budgétaire, on ne sait pas très bien quoi penser dès lors que tout remède risque d’empirer le mal, mais qu’il semble aussi exclu de ne rien faire. D’ailleurs, nous ne sommes pas les seuls : un jour, Christine Lagarde exhorte les États-Unis et l’Europe à la rigueur, le lendemain elle met en garde − sans jeu de mots − contre l’excès des restrictions de dépenses susceptibles de déprimer la conjoncture. Bref, elle arrive à produire de la cacophonie toute seule.

J-LG : Effectivement, le discours qui tombe des sphères supérieures a perdu toute cohérence. Il reflète le désarroi des intéressés devant une conjoncture qu’ils n’avaient pas plus anticipée que la grande récession de 2008 et de 2009. Il y a quelques mois encore, un Bernanke, un Trichet, un Obama, un Barroso, une Christine Lagarde se montraient assurés de la poursuite d’une reprise graduelle qui permettrait d’effacer les traces de la crise. Ils prennent subitement conscience des facteurs récessifs qui sont à l’œuvre : endettement et perte de moral des consommateurs, faiblesse de l’investissement des entreprises presque partout en Occident et, maintenant, début de repli de l’investissement public et privé dans les grands pays émergents. Ils sont pris au piège d’une crise de la demande qu’ils ont toujours niée mais qui, à leur grand dam, se manifeste à nouveau.

GM : Donc, pour vous, ce n’est pas l’endettement mais la demande qui est la question prioritaire ?

J-LG : Mais les deux sont liés, puisque c’est pour pallier la panne de la demande qu’on a encouragé l’endettement ! Le facteur crucial de la crise qui a déferlé à partir de 2007 et 2008 est la déflation salariale. Les hommes et les femmes au travail dans le monde sont sous-payés. La demande est ainsi artificiellement comprimée. Le seul remède a consisté à endetter les ménages, puis les États, mais il a fait long feu. Ce que je dis a été souligné et incriminé par une poignée d’économistes dont on a sciemment ignoré le propos. Avez-vous vu le thème de la déflation salariale entrer dans le débat public ? Tous les prétextes ont été saisis pour éviter de l’aborder. Les médias et les politiques se sont rassasiés de la question du « subprime rate » ou de celle de la « cupidité » des financiers, autant dire de l’écume des vagues.

GM : Voilà pour les causes premières. Mais ce qui est fait est fait et vous n’allez pas vous en sortir comme ça ! Nos dirigeants et leurs entourages semblent toujours penser que l’orthodoxie budgétaire est « la seule politique possible », qu’il n’y a pas d’alternative, comme dirait l’ami Leroy. Ils sont toujours les héritiers de Jacques Delors qui vient encore d’en appeler à une gouvernance plus stricte. Au-delà des fausses querelles de mots, les courants majoritaires du PS et de l’UMP sont d’accord pour graver dans le marbre (constitutionnel ou législatif) l’engagement du gouvernement de réduire la dette publique. Que pensez-vous de la « règle d’or » ?

J-LG : Vous observerez avec moi que les intéressés proposent des solutions juridiques à des questions économiques et financières, comme si des oukases décrétés à Bruxelles ou une contrainte constitutionnelle pouvaient armer les gouvernements désemparés devant la crise qui revient. Le plus étonnant est que les États-Unis ont donné, ces dernières semaines, la preuve de l’inanité de telles mesures. La dette publique y est plafonnée, à un niveau très élevé, aujourd’hui supérieur au montant du PIB. Or, un conflit d’une brutalité sans précédent vient d’opposer républicains et démocrates sur la question du relèvement de ce plafond. Pourquoi ? Parce que le déficit public gonfle mécaniquement le montant de la dette, en l’absence de reprise économique forte et durable. La digue de papier que le législateur a voulu ériger pour empêcher la dérive des comptes publics s’est avérée inopérante. Face à ces dérisoires propositions qui ne leurrent que leurs auteurs et les niais qui ont la faiblesse de les écouter, il est temps de rappeler cette phrase de Bill Clinton, interrogé sur les raisons de son élection à la présidence : « It’s the economy, stupid. » La prospérité économique décide d’infiniment de choses, de la réélection des présidents et de leurs majorités, de l’emploi, de l’équilibre des comptes publics. Un Jacques Delors ou un Nicolas Sarkozy se dissimulent la vérité. Nous avons le droit de ne pas les suivre.

GM : Vous admettrez que suivre Martine Aubry ou François Hollande ne changerait pas grand-chose. Mais alors qui faut-il suivre ? Mélenchon ? Montebourg ? Marine Le Pen ?

J-LG : Nous sommes les témoins d’une situation historique sans précédent depuis la guerre. Les difficultés rencontrées par le gouvernement socialiste en 1982 étaient peu de choses en comparaison de ce qui est notre lot aujourd’hui en France, en Europe et aux États-Unis : il a suffi, pour les surmonter, d’une gestion publique plus rigoureuse et d’une remise à niveau de la productivité de notre grande industrie. Ne l’oubliez pas : quand François Mitterrand entre à l’Élysée, la dette publique atteint le chiffre de 21% du PIB ; quand il conclut l’accord de Maastricht, le 11 décembre 1991, elle ne dépasse pas 32% ; elle est aujourd’hui de 85% tandis que nos entreprises doivent affronter la concurrence de pays émergents qui n’étaient pas entrés dans l’arène internationale il y a vingt ans. S’agissant des candidats que vous nommez, fort différents, ils ont ce mérite commun de tenter de déplacer le débat du domaine subjectif des « personnalités » à celui, plus objectif, des questions que le pays et sa population affrontent. L’élection qui vient ne consistera pas à désigner le « meilleur », ou le moins mauvais, mais une personnalité neuve qui aura commencé à dire la vérité et se sera engagée sur des solutions sortant des sentiers battus. Laquelle ? C’est l’énigme, passionnante à vrai dire, du scrutin qui arrive.

GM : Le public non spécialisé éprouve d’infinies difficultés à démêler l’écheveau des difficultés économiques et financières qui s’est noué ces dernières années. Et voilà qu’on lui présente aujourd’hui une proposition providentielle, les euro-obligations. Fourniraient-elles au moins une partie de la solution ?

J-LG : S’il n’y avait que le public non spécialisé pour se trouver dépassé… Les politiques, déjà en campagne pour les scrutins de 2012, aussi ! L’expérience néo-libérale a produit un dommage collatéral mal perçu par les observateurs. À quelques exceptions près, les politiques ont cessé de penser l’économie. Personne ou presque ne s’est interrogé sur la capacité des nations occidentales à maintenir une avance décisive sur les pays émergents dans le nouveau contexte de compétition mondiale. Personne ou presque n’a vu les risques liés au surendettement des ménages américains qui est à l’origine de la grande récession de 2008 et de 2009. Personne ou presque n’a relevé l’hétérogénéité croissante de la zone euro. Personne ou presque, enfin, n’a mis en cause la surévaluation de l’euro qui a favorisé le surgissement de la crise européenne. On ne trouvera de véritables solutions qu’en s’inspirant des leçons administrées par la crise. Les Occidentaux sont exposés aux risques mortels d’une concurrence inéquitable. Ils doivent donc imposer à leurs concurrents asiatiques performants et moins chers de venir travailler en Amérique du Nord et en Europe s’ils veulent pouvoir accéder aux marchés correspondants. La rémunération du travail doit être rehaussée en fonction des gains de productivité accumulés mais non distribués durant ces dernières années. Le désendettement des ménages et des États doit être organisé en s’appuyant sur la suppression de dépenses non productives et l’amélioration des recettes fiscales liée à de meilleurs revenus et à une meilleure consommation. Et, je le répète, la zone euro doit être réorganisée en plusieurs zones plus cohérentes, sur une base nationale ou plurinationale.

GM : Tout cela est très convaincant mais on ne peut pas tabler sur le fait que les gouvernements se donneront les moyens de faire ce qu’ils doivent faire. Donc, j’insiste : les euro-obligations permettraient elles, au moins, de colmater les brèches dans le financement des dettes souveraines ?

J-LG : La proposition de créer des euro-obligations concrétise à sa manière la politique de fuite en avant adoptée par nos dirigeants depuis quatre ans. Les euro-obligations ne feront pas disparaître les divergences qui affectent la zone euro. Elles tendent en fait à dissimuler, de manière quasiment frauduleuse, la différence de qualité des emprunteurs en fédéralisant les titres de la dette. Elles seraient des titres hybrides, à la manière de ces CDO américains qui mêlaient les bons et les mauvaises créances issues du marché hypothécaire : on a vu les effets dévastateurs de la pratique. Dans les faits, ce sont les mauvaises créances qui ont prévalu. C’est pourquoi on ne saurait faire reproche aux Allemands d’en écarter l’hypothèse : le triple A de l’Allemagne tomberait dans les jours qui suivraient la mise en œuvre des euro-obligations. Enfin, est-il nécessaire de faire remarquer que l’émission de nouveaux titres d’emprunt ne fera pas disparaître le surendettement des États de la zone ? On ne solde pas le passé en se projetant vers un avenir idéalisé.

GM : Précisément, ne faudrait-il pas aller vers un effacement autoritaire mais concerté d’une partie des dettes publiques dont la charge excède la capacité des États et des économies sur lesquels ils s’appuient ? Comment se fait-il que cette possibilité ne soit jamais évoquée ?

J-LG : C’est là le nœud du problème des dettes publiques en Europe, mais aussi aux États-Unis. Les financiers n’ont jamais trouvé d’autre solution au surendettement massif que la réduction partielle des dettes permettant au débiteur de retrouver son équilibre et de reprendre sa marche en avant. Or, les financiers d’aujourd’hui sont muets à ce sujet. Pourquoi ? Parce que les créances sur les États sont dans les comptes des banques, des sociétés d’assurances et des fonds de placement. La réduction partielle des dettes revient, dans ce contexte, à prononcer la faillite collective des organismes détenteurs des dettes publiques.

Ce constat permet de faire émerger au grand jour un aspect décisif de l’expérience néo-libérale : la concentration de l’épargne des particuliers dans les mains des grands agents financiers qui se sont arrogé le monopole de la détention des titres de la dette publique, en interdisant pratiquement aux particuliers la propriété en propre de ces titres. Ce monopole contrevient outrageusement aux règles essentielles de la concurrence. Il a néanmoins pu s’installer avec la complicité des autorités de la concurrence nationale ou européenne, qui portent donc une responsabilité spéciale dans l’impasse financière actuelle. Car si nos dettes étaient entre nos mains à nous, les particuliers, il serait encore possible aux États de tenter une réduction forcée de leur dette : les créanciers individuels perdraient un quart, un tiers, une moitié de leurs droits, mais leurs États et leurs économies pourraient être sauvés.

GM : En somme, il faut qu’un des pôles du système, l’État, les ménages ou le secteur financier au sens large, soit perdant. L’ennui, c’est que tous les acteurs sont liés et que la faillite des uns entraînerait la faillite des autres. On n’en sort pas…

J-LG : Votre question souligne ce qui est apparu au début de cet entretien : la faillite virtuelle du système financier occidental. Elle remet en lumière cette nécessité de réorganiser en urgence, lorsque le séisme se déclarera à nouveau, ledit système. Sans doute faudra-t-il se résoudre à une faillite des banques actuelles, sauf exception, mais en recréant, en parallèle, un nouveau système de crédit, sur des bases différentes des bases actuelles.

GM : Beaucoup, à gauche, mais aussi à droite, réclament un effort fiscal supplémentaire des catégories les plus favorisées. Pour parler simple, il faudrait « faire payer les riches ». Pourquoi ne l’a-t-on pas fait auparavant, et qu’en pensez-vous sur le fond ?

J-LG : Si on envisage d’accentuer la pression fiscale, y compris à droite, en rupture avec la ligne néo-libérale, c’est que l’enjeu est ailleurs. Il faut sauver l’euro ! Le symbole monétaire de l’Europe unie est menacé, adieu les grands idéaux !

Gardons-nous cependant d’une ironie facile. Car les partisans d’une pression fiscale renforcée ne dévoilent qu’une partie de leurs plans. Premièrement, en effet, ce ne sont pas les riches qui vont payer, mais les classes moyennes. Prenons le cas de la France. L’impôt sur le revenu ne touche que la moitié des foyers fiscaux. Un dixième des foyers fiscaux fournit à lui seul la moitié des recettes dudit impôt. Dans ces conditions, il est vain d’imaginer qu’une nouvelle imposition des riches procurerait des rentrées massives. En revanche, en s’attaquant aux classes moyennes, en fusionnant par exemple l’impôt sur le revenu et la CSG, on pourrait obtenir un complément substantiel de ressources. La mesure est d’ores et déjà préparée à Bercy : il suffira au nouveau Président et à son équipe de s’en emparer à leur arrivée au pouvoir.
Deuxièmement, même une pression fiscale accrue sur les classes moyennes ne suffirait pas à rétablir un équilibre approximatif des finances publiques. L’impôt le plus productif reste, de loin, la TVA. Une augmentation de la TVA devrait être aussi à l’ordre du jour, dès les élections passées. Elle toucherait bien sûr tous les consommateurs, quel que soit leur niveau de revenus. Au bout du compte, la pression fiscale française, déjà l’une des plus élevées au monde, serait portée vers de nouveaux sommets.

GM : C’est une perspective désagréable, mais si payer plus d’impôts peut nous sauver, ne faut-il pas s’y résoudre ?

J-LG : Mais je crains que même ces surcharges, acceptées de bon ou de mauvais gré par l’opinion, restent sans effet. La récession est quasiment installée. Elle détruit mécaniquement les recettes fiscales, ainsi qu’on a pu le voir lors de la chute d’activité intervenue entre 2008 et 2009. Les réformes fiscales risquent de ne rien changer au fond de l’affaire, tel que nous avons tenté de l’exposer. « Its the economy, stupid ! »[/access]

La trahison des économistes

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Le destin fracassé d’Hugo Koblet

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J’avais rapporté de Lausanne le DVD de Daniel von Aarburg, Hugo Koblet, pédaleur de charme, parlé en schwitzerdütsch[1. Je me permets de préciser pour nos rares lecteurs qui ne connaîtraient pas tous les charmes du plurilinguisme helvétique qu’il s’agit du suisse-allemand (EL)], ce qui constitue pour un francophone une épreuve aussi rude que de gagner le Tour de Romandie. Mais enfin, il s’agissait d’Hugo Koblet, l’idole de mon enfance, et, quand on part à la recherche du temps perdu, il ne faut reculer devant rien. Je me souvenais vaguement de ces deux géants : Kübler et Koblet qui avaient donné aux Suisses l’assurance qu’ils pouvaient conquérir le monde. J’avais oublié que l’un, Hugo Koblet, le plus charmeur, s’était sans doute suicidé et que l’autre, Ferdy Kübler, plus précautionneux, vivait encore.

Mais je ne me doutais pas que le film de Daniel von Aarburg exercerait sur moi une telle fascination, non seulement parce que les victoires de Koblet au Giro d’Italie en 1950 et au Tour de France en 1951 tenaient du prodige, mais aussi parce que le metteur en scène, sans aucun souci de l’effet, restituait un destin à la James Dean, celui d’un jeune homme solitaire, rebelle à toute discipline, séducteur invétéré, indifférent à l’argent et dont la fin serait forcément tragique. Quelques amis qui l’avaient accompagné dans son ascension et sa chute commentent les épisodes de sa brève existence. Le plus sympathique est Ferdy Kübler en vieux sage. Ils parlent tous schwitzerdütsch. Pour la première fois, ce dialecte n’a pas écorché mes oreilles et je me suis dit que, quand même, je n’avais pas été trop mal loti de naître en Suisse à l’époque de Ferdy et d’Hugo.

Les amateurs de cyclisme seront comblés par ce documentaire, les cinéphiles à coup sûr voudront le voir et les seniors, puisque c’est ainsi qu’il faut aujourd’hui désigner les vieux, essuieront une larme. Il serait dommage qu’Hugo Koblet ne fasse pas un tour de piste sur les écrans parisiens.

Il n’a rien perdu de son pouvoir de séduction : c’est sans doute le principal avantage qu’il y a à mourir jeune.

La laïcité est un droit. Même au boulot

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En France, la laïcité a été une guerre. Elle est encore un combat. Il faut qu’elle devienne un droit. Pour tous, même et surtout pour nos concitoyens issus de l’immigration récente. Partout, même au travail.

Or, si la loi de 2004 a réglé la question des signes religieux à l’école – sans provoquer les affrontements annoncés ni le départ des jeunes filles musulmanes de l’école publique – le droit applicable aux salariés du privé reste flou. Ce lundi, la Cour d’Appel de Versailles examinera le cas d’une employée de la crèche Baby-Loup, à Chanteloup-les-Vignes, licenciée pour avoir refusé d’enlever son voile. En décembre, le Conseil des Prud’hommes de Poissy avait, dans un très bel arrêt, validé ce licenciement à la grande fureur des islamistes locaux. Des mois durant, ceux-ci avaient profité de l’affaire pour mobiliser leurs troupes, pourrissant la vie de cette crèche ouverte 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 afin de permettre aux femmes du quartier de travailler. Sous la présidence de Louis Schweitzer, la HALDE, toujours prête à défendre le différentialisme au nom d’une conception gauchiste et bêtassonne des droits individuels, avait jugé le licenciement discriminatoire, donnant un sérieux coup de main aux barbus qui prétendent faire régner leur loi dans les cités. Depuis, elle est revenue sur cette délibération – du reste, cette maisons de fous a pratiquement été débranchée et il faut espérer qu’on continue à étudier dans les écoles « Mignonne, allons voir si la rose », le poème de Ronsard qu’un rapport commandé par cette « institution indépendante » estimait « discriminatoire envers les séniors ».

Espérons en tout cas que les magistrats professionnels qui statueront sur l’affaire Baby-Loup se rappelleront que, conformément à l’article 1 de la Constitution, « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
C’est aussi le sens de l’avis « Expression religieuse et laïcité dans l’entreprise » publié cette semaine par le Haut-Conseil à l’intégration (HCI) sur la base du rapport établi par Alain Seksig. Depuis quelques années, les contentieux se multiplient, l’affichage, notamment vestimentaire, des identités et appartenances de chacun se prolongeant par des demandes dérogatoires multiples : demande de repas halal à la cantine, d’horaires aménagés pour le Ramadan ou encore de lieux de prière au travail. Inutile en effet de se voiler la face. Selon une étude réalisée par le cabinet « First and 42nd », « la question religieuse est aujourd’hui presque exclusivement posée par les revendications d’employés musulmans ». Et on peut trouver sur des sites islamiques ou islamistes d’avisés conseils permettant aux salariés de faire avancer leurs revendications. Or, selon le HCI, ces exigences peuvent altérer la paix sociale dans l’entreprise, en compliquant les relations entre hommes et femmes mais aussi, parfois, lorsque certains salariés sont pris à partie parce qu’ils ne se conforment pas aux préceptes de leur religion.

En somme, si le patron n’a pas à connaître les croyances de ses employés, il est désormais sommé de s’y adapter. Craignant plus que tout d’être accusées de racisme ou d’islamophobie, les entreprises cèdent souvent. Au prétexte de ne pas stigmatiser, elles peuvent même aboutir à des pratiques aberrantes et discriminatoires comme cette société qui a interdit à ses salariés non-musulmans de prendre leurs congés durant le Ramadan – qui depuis deux ans tombe en août. On voit aussi, notamment dans le bâtiment, des équipes constituées par affinités religieuses. Comme si la seule façon de « vivre ensemble » était de vivre séparés.

Il ne s’agit pas de défendre une conception rigoriste qui interdirait tout « accommodement raisonnable » – pas au sens où l’entendent les Canadiens qui est généralement fort déraisonnable. La laïcité n’empêche pas de mettre un peu d’huile dans les rouages du « vivre-ensemble » (que les lecteurs me pardonnent ce terme énervant et galvaudé, je paye un coca à celui qui me fournira un synonyme adapté). Que l’on permette à un salarié de pratiquer sa religion n’a rien de choquant, tant que cela ne nuit pas à la bonne marche et au climat de l’entreprise et que cela se fait dans la discrétion. Autrement dit, tant que cela n’est pas considéré comme un « droit acquis » mais comme un arrangement entre adultes consentants.

Il reste que si la liberté de croyance est évidemment absolue, la liberté d’exprimer ces croyances est nécessairement limitée par le principe de laïcité qui n’est pas, rappelle le HCI, « une opinion parmi d’autres mais le socle de notre République ». Aussi propose-t-il que le législateur autorise clairement les employeurs à imposer une certaine neutralité à travers le règlement intérieur. Ou alors, il faut décider que la République s’arrête désormais à la porte de l’entreprise.

Un métier d’avenir : géographe des sexualités

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Vous êtes fonctionnaire. Vous avez le sens de l’Etat et du service de votre pays. Las, vous sentez qu’on vous « RGPPise » à grands pas, et que vous n’allez pas tarder à occuper un poste de « pilote des performances » au service « qualité ». Vous n’êtes guère rassuré par la salve pro-RGPP tirée à l’Assemblée lors du vote de la loi de finances rectificative, par un François Baroin plus élégant que jamais, dont le costume impeccable et le sourire exquis ne sont pas sans rappeler l’American psycho de Bret Easton Ellis.

Vous êtes salarié du privé. Vous avez cherché en vain un job dans l’industrie. Aujourd’hui, vous êtes employé du tertiaire sous contrat aidé dans une boite de com. Vous aimez votre travail mais un peu moins votre salaire. Vous souhaiteriez vendre un peu plus cher votre expertise dans l’usage du logiciel Power Point.

Vous êtes chômeur. Si vous êtes une femme diplômée et issue de la diversité, pas d’inquiétude. Vous êtes le cœur de cible de la fondation Terra Nova. Et si vous adhérez aux valeurs « de tolérance et d’ouverture à la différence », quadrature de ce siècle, il n’y a pas à en douter : l’un des « 300 000 emplois d’avenir dans les domaines de l’innovation environnementale et sociale » promis par le PS s’il gagne la présidentielle vous est d’ores et déjà réservé. En attendant…

En attendant, choisissez d’expérimenter une profession vraiment en pointe ! Car on le sait : le progrès génère de l’emploi ! Ohé, chômeurs, ouvriers et paysans, c’est l’alarme ! Vous cherchez un travail ou voulez en changer, vous rendre vraiment utile tout en acquérant de larges compétences : devenez sans attendre « chercheur en queer geography » !

Comment y parvenir ? Demandez la brochure à l’atelier Genre-s et Sexualité-s de l’Université Libre de Bruxelles (ULB). L’un-e de leur chercheur-e-s vous conviera peut-être au colloque international des « géographies des sexualités » qu’ils organisent sous peu. Vous serez immergé sans délai dans le monde des anthropologues, sociologues, aménageurs, urbanistes et politistes qui se passionnent depuis vingt ans pour ces questions. Avec eux, vous pourrez réfléchir aux « contextualisations et historicités des récits de progrès et de retard », vous passionner pour l’hétéronormativité en milieu périurbain, ou vous initier à l’analyse des « espaces du poly-amour et de la non-monogamie ».

Vous objectez ? Vous avez lu L’illusion économique d’Emmanuel Todd et vous souvenez qu’il y établit un lien entre le boom des « genders studies » et l’effondrement du niveau scolaire aux Etats-Unis ? Abandonnez donc ces vieilles lunes et ne soyez pas intimidé-e-s. Contactez vite l’ULB !

Mathieu Terence, triste sire…

4

Spinoza prétend que « la joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ». À en croire Mathieu Terence, cette sentence s’imposa à lui « comme une flamme dans une nuit morne ». Autant dire que ce garçon n’avait auparavant jamais été incommodé par de joyeux drilles. Il n’aurait pu les rater, pourtant. Ces gens-là manquent de la plus élémentaire pudeur.

Ames sinistrées

Exultent-ils en bandes après une victoire sportive ou politique, se réjouissent-ils lors d’une noce ou d’une révolte, sifflotent-ils en bricolant, ou s’époumonent-ils sous la douche, ces exhibitionnistes du vouloir-vivre ne respectent pas le sombre plaisir des cœurs mélancoliques. En fait de perfection, les joyeux drilles sont de parfaits tristes sires. En revanche, je connais des âmes sinistrées qui n’ont rien de sinistre et qui dispensent autour d’elles une certaine gaieté pour grimer leur tristesse sous le fard de l’humour. D’autres, celles de Veufs ou d’Inconsolés, nous écrivent des ballades à fredonner au crépuscule ou des contre-rimes à susurrer au bord des tombes.

Bien sûr, dans son opuscule, Mathieu Terence se garde bien de parler des boute-en-train, des ravis de la crèche et autres Ducon-Lajoie. Et pour cause : voilà des exemples peu sortables, mais hélas, très concrets, de la chose dont il fait l’éloge. Pas une seule œuvre à leur actif. La joie n’est féconde d’aucun art.

Chez les apologistes des passions joyeuses frottés hâtivement de spinozisme, de nietzschéisme, et qui n’ont pas lu Clément Rosset, c’est une manie que d’opposer abstraitement la joie, donc, au bonheur. À lire Terence, la joie est une foudre qui frappe le promeneur solitaire des cimes, le bonheur un foyer riquiqui où se réchauffent les petits cadres de la platitude en proie au Grand Deuil.
Le Grand Deuil de qui, de quoi, au juste ? De Dieu, pardi, rappelle Terence. Dieu que la rationalité technoscientifique et la déraison marchande ont occis en plongeant les humains, depuis, dans le marais de la bienheureuse morosité. Le nihilisme, en somme. Admettons. Mais alors, se demande le lecteur honteux de ses tortillements larvaires : quelle est donc cette Joie dont Terence évoque la puissance subversive et rédemptrice — au point qu’elle pourrait devenir une idée neuve dans l’Univers ? Notre Saint-Just cosmique n’en fournit pas la moindre définition. Mais il fait mieux. Ineffable, la Joie, pour être sentie en son essence, ne peut qu’en passer par une épiphanie — un satori.

La Joie Incarnée, ce n’est pas de la tarte

Le lecteur découvre qu’elle prend chair chez des individus d’exception et que, oui, c’est ainsi, Terence en est. Or, à en croire l’élu, si ce n’est pas tous les jours de la tarte d’être La Joie Incarnée, on en retire tout de même du contentement : « C’est parce que tu es tellement seul que tu peux sentir comment tu coïncides avec tout ce qui est ». Et s’il faut du courage pour une telle destinée, Terence le confesse humblement, il n’en manqua jamais : « Tu ne te souviens pas avoir voulu être ”heureux”. Dès l’enfance tu as aspiré à te montrer courageux. Le courage, d’instinct, t’a semblé être la vertu cardinale. Libre parce que courageux, sensible parce que courageux, solitaire parce que courageux ».

Après une telle révélation, on comprend combien il importe peu au lecteur de saisir le concept de la joie puisqu’il en a sous le nez la Manifestation sensible en la personne même de Terence — et de son Écriture.
Sans doute. Mais, en attendant, il y a tromperie sur le produit. Ce Petit éloge de la joie, dont le titre et les aphorismes semblent annoncer un léger traité de gai savoir, se révèle un navrant bréviaire héroïco-auto-vantard.

Je me rappelle Terence, il y a une quinzaine d’années. C’était un jeune doué, comme on dit. Admirateur de Roland Jaccard, il n’avait cure de formuler l’indicible joie mais de trouver des bonheurs de formules. Il y excellait, comme en témoignent son Palace forever et son Fiasco — petit chef-d’œuvre d’autodérision. Celui qui, jadis, nous régalait de maximes du genre : «Un rien m’ennuie mais le néant me captive», nous assomme aujourd’hui de lourdes phrases : «Tu t’es entraîné, tu as fait les efforts nécessaires pour gravir cette montagne, juste pour que ton refus de rester au sommet soit plus parlant que de t’y établir».

Comment Terence est-il passé d’un grand à un moindre talent ? Je ne vois qu’une explication : il a été touché par le sérieux, une bien mauvaise grâce.

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Yves Bertrand : « Il faut en finir avec la diabolisation du FN »

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Yves Bertrand (photo : Le Point)

Elisabeth Lévy : Vous semblez amer ou en colère. Pourtant, toutes les plaintes déposées à la suite de la diffusion dans la presse du contenu de vos carnets, notamment celle de Nicolas Sarkozy, ont été classées sans suite.

Je vous rappelle que ce n’est pas moi qui ai publié ces carnets et qu’ils contiennent des notes personnelles qui n’ont évidemment pas valeur d’information et qui n’étaient pas forcément transmises à l’autorité de tutelle. La Justice les a saisis et a refusé de les restituer. Il aurait tout de même été hallucinant que je sois poursuivi pour leur divulgation ! Reste que cette affaire est révélatrice de la dégradation du climat politique. On ne parle plus d’adversaires mais d’ennemis à abattre. Ce manichéisme est insupportable.

EL : Il s’agit moins de manichéisme, en tout cas idéologique, que de la guerre impitoyable qui se poursuit au sein de la droite. Dîtes clairement que vous avez un problème avec le Président de la République qui vous a évincé.

Cela n’a rien à voir avec mon éviction. Et au plan personnel, je n’ai aucune animosité contre le Président. Ce n’est pas moi qui ai un problème avec lui, mais lui qui a un problème avec moi comme avec beaucoup d’autres. Après avoir quitté le gouvernement pour diriger l’UMP et se présenter à l’Elysée, il m’a « convoqué », pardon « invité », à le rencontrer à deux reprises. Il était très en colère, à sa façon que vous connaissez.

EL : Je n’ai jamais eu l’honneur…

Je ne vais pas vous faire un dessin. Il s’agitait, mangeait des chocolats et voulait absolument me faire dire que j’avais participé à la falsification du listing Clearstream, ou même que j’en étais l’un des initiateurs. Ce qui est totalement faux.

EL : Ce qui est vrai, c’est que vous avez été un fidèle serviteur de Jacques Chirac. Qui n’était pas dans les meilleurs termes avec l’actuel Président.

J’ai été « chiraco-villepiniste ». Et je ne le renie pas. Mais ces batailles de clans qui remontent à la candidature Balladur sont insupportables.

EL : En somme vous dénoncez le clanisme en vous réclamant d’un clan. Quel sens a aujourd’hui la fracture entre ex-balladuriens et ex-chiraquiens ?

Mais le sectarisme n’est pas de mon côté. Et au-delà du clanisme, il y a la pratique du pouvoir, en tout cas dans mon domaine : avec la fusion RG/DST, la distinction entre les missions d’information générale et les missions judiciaires a tendance à s’effacer. Les fonctionnaires de la DST, contrairement à ceux des RG, étaient des officiers de police judiciaire. Ils pouvaient saisir la justice. Les RG faisaient seulement de l’information à l’exception de ceux qui étaient chargés de la lutte anti-terroriste.

EL : Certes, jusque-là, l’amour et la paix régnaient à droite où, jusqu’à Nicolas Sarkozy, on n’a connu que des anges du ciel. Et de 1958 à 2007, on n’a pas vu l’ombre d’un coup tordu. Il ne serait venu à l’idée de personne d’écouter un journaliste…

Ne me faites pas dire n’importe quoi. Cependant, il y a une différence. Les autres Présidents déléguaient. Tout ne remontait pas à l’Elysée. Et les affaires les plus troubles étaient traitées par des officines. Aujourd’hui, ce sont les services de l’Etat qui sont mobilisés pour défendre le clan au pouvoir.

EL : Si vous avez des informations à ce sujet, je suis tout ouïe.

Je me contente de lire la presse et d’observer ce qui se passe. Et j’en conclus que Nicolas Sarkozy utilise toutes les possibilités que lui offre la Constitution pour avoir une pratique du pouvoir plus personnelle que celle de ses prédécesseurs.

EL : Peut-être ceux-ci étaient-ils plus discrets. Vous allez adhérer au PS ?

Si François Hollande devait être élu, cela ne me dérangerait pas. Pour moi, c’est un radical façon IIIème et IVème Républiques. Mais je suis un homme de droite.

EL : Un homme de droite qui ne va sans doute pas soutenir le candidat de la droite. Pourriez-vous vous laisser séduire par Marine Le Pen ?

La question n’est pas d’être séduit ou de se rallier. Mais Marine Le Pen est quelqu’un de respectable et elle devrait pouvoir participer pleinement au débat politique. Elle est victime d’une diabolisation injuste et absurde à cause de son nom. Elle est née en 1968. Qu’a-t-elle à voir avec la Seconde guerre mondiale ou la guerre d’Algérie ? Elle a exclu des gens qui tenaient des propos antisémites et elle a eu raison.

EL : Je crains qu’il ne reste quelques antisémites au FN. Celui-ci n’est pas sorti de terre comme un champignon à Tours, en janvier dernier, lorsqu’elle a pris le pouvoir. Le discours de Bruno Gollnisch qui n’était pas franchement républicain a été applaudi plus que celui de Marine Le Pen.

Cela prouve qu’il y a des courants au sein du Front. Franchement, des fascistes dans le sens de sectaires, il y en a dans tous les partis. Mais jusqu’à preuve du contraire les déclarations de Marine Le Pen prouvent qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter : elle est républicaine. C’est pourquoi, je le répète, il faut en finir avec la politique dite du « cordon sanitaire ».

EL : Politique dont Chirac a été un ardent défenseur. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Pour vous le Front a-t-il vocation à devenir l’un des partis de la droite, voire une composante de l’UMP ?

Mais c’est un parti de droite. La seule différence entre Lionnel Luca et Marine Le Pen, c’est que lui n’a d’autre ambition que de capter les voix frontistes. Maintenant que les fantômes du passé ont disparu, le FN doit être réintégré dans la famille.

EL : Concrètement, êtes-vous pour une alliance ? Pour des accords de désistement ?

Je le répète, il faut en finir avec la diabolisation. Je suis favorable à l’introduction de la proportionnelle. Et si on ne le fait pas, il devrait y avoir des accords en cas de triangulaire. Si cela avait été le cas, la gauche ne dirigerait pas 21 régions sur 22.

EL : Bon, vous trouvez Marine Le Pen respectable et sympathique. Mais est-elle crédible ?

Comment voulez-vous qu’on le sache puisqu’elle n’a jamais gouverné ? En tout cas, elle n’a rien à envier au personnel politique de notre époque. Je crois de surcroît que le vote FN est de moins en moins un vote de contestation et de plus en plus un vote d’adhésion.

EL : Est-ce que ce sera le vôtre ?

Mon vote n’a rien à voir avec tout ça. Ce que je souhaite, comme citoyen et comme ancien serviteur de l’Etat, c’est qu’on en finisse avec la diabolisation du FN et que Marine Le Pen puisse pleinement participer au débat public. Je n’ai pas à proclamer mon vote. Nous ne savons toujours pas exactement quels seront les candidats en présence. Je suis un homme libre et j’attends l’évolution de la campagne pour faire mon choix. Mais maintenant, je n’ai plus de devoir de réserve.