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Mes haïkus visuels : Charles Denner, Dorothy Parker et autres amis

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Alexandre Astruc rêvait dans les années cinquante d’une caméra-stylo. J’avais alors une quinzaine d’années et je tournais des courts-métrages en 16 millimètres avec une vieille caméra pourrie que m’avait léguée mon oncle. Je disposais même d’une table de montage. Et je me disais qu’être un jour metteur en scène, si possible à Hollywood, ne serait pas si mal. L’idée de filmer tout ce qui bouge comme Jonas Mekas dans les rues de New-York, et même de livrer des instants forts de ma vie, me tenaillait.

Finalement, après avoir passé des années à faire de la critique de cinéma à Lausanne, je suis parti pour Paris où une autre vie, une vie d’écrivain et d’éditeur, m’attendait. Et voici qu’aujourd’hui une caméra-stylo est à ma disposition. Mon ami Michel Polac qui lui aussi a tout tenté, m’en avait vanté les mérites. J’avais aimé la manière simple et sincère dont jour après jour il avait filmé l’agonie de sa mère. Mais les mères ne meurent qu’une fois et j’ai donc décidé de tenir mes carnets personnels sur vidéo, de réaliser des haïkus visuels et, surtout, de ne pas laisser passer un jour sans avoir capté la mort au travail. C’est parfois d’un goût douteux et d’une insigne maladresse, mais je m’y retrouve. L’exercice est périlleux, mais il a au moins le mérite d’être bref. Un mot encore : si les mélodies qui accompagnent les images sont souvent des Schlager, ce n’est pas uniquement pour une question de droits. Ma mère était viennoise et il m’en est sans doute resté quelque chose. Et puis, comme dit Louis Skorecki, les violons ont toujours raison…

L’homme qui aimait les femmes

Félix Vallotton et Vince Taylor

Entre amis au Lucania, rue Pierre Leroux

« Excusez-moi pour la poussière », disait Dorothy Parker

Trois sortes d’amis

Tous à vos listes !

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blake mortimer sorrentino

Cette année, Causeur prend les devants. Les cadeaux achetés à la dernière minute ne vous réussissent pas. Vous n’avez pas envie de passer le réveillon aux Urgences non pas à cause d’une intoxication alimentaire, mais pour un DVD, une BD ou un CD reçus en pleine poire ! Le cadeau culturel n’a jamais été aussi dangereux en ces temps de disette. Pour éviter les fautes de goût, pour épater vos convives ou tout simplement pour faire plaisir, nous avons sélectionné quelques offrandes qui seront du meilleur effet sous le sapin.

Dolce Roma

En plein cœur de l’hiver, vous risquez d’attraper un coup de soleil en regardant La Grande Bellezza, le dernier film de Paolo Sorrentino. Il y a tout pour réchauffer les âmes en peine : la ville de Rome, éternelle, bouillonnante et sensuelle. Les italiennes, grandes bourgeoises névrosées, à la dérive et si désirables. Des fêtes qui éclatent à la nuit tombée comme des milliers de bulles de néant. Une girafe qui disparaît par miracle, une naine qui perce les mystères de l’être, un amour de jeunesse dont la beauté hante vos nuits. Et au milieu de tout ce grand défouloir, le roi des mondanités, Jep Gambardella, magnifique Toni Servillo qui interprète le rôle d’un journaliste, auteur d’un seul roman, à la recherche de son passé. Il vient de fêter ses 65 ans et il a décidé de ne plus faire semblant. Entre La Dolce Vita de Fellini et Journal intime de Moretti, La Grande Bellezza irradie par la justesse et la violence de ses émotions. C’est beau, mystique, merveilleusement filmé et joué. La bande-son est sublime, elle alterne morceaux dansants (redoutable version club de Far l’amore de Bob Sinclar & Raffaella Carrá ou l’envoûtant slow Ti ruberó de Monica Cetti) et symphonies de Bizet.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino – DVD Pathé – Exclusivité FNAC

22, ils reviennent !

À Noël, préférez toujours la tradition ! Une dinde aux marrons vaut mieux qu’un plat en fusion. Et puis, l’année a été assez mouvementée comme ça. Un peu de repères, de solide, d’immuable, de tangible sous le sapin. Vive la ligne claire ! Quoi de plus réconfortant que de retrouver ses héros d’enfance. Blake et Mortimer reviennent le 6 décembre dans un tome 22 qui fleure bon la nostalgie. Les rues pavées du vieux Londres, le mystère de l’onde Mega, le télécéphaloscope du professeur Septimus, des interférences et tout se détraque. On peut compter sur le vibrionnant Professeur Mortimer et son acolyte, Blake, le plus courageux des moustachus blonds du royaume pour sauver la Couronne et la Morale. Cette nouvelle aventure s’annonce captivante avec le retour de la Marque jaune et de l’affreux Olrik sans qui nos deux héros auraient l’air d’un vieux couple.

L’onde Septimus – BD – Une aventure de Blake et Mortimer Tome 22 – Jean Dufaux –Antoine Aubin – Etienne Schréder – (sortie 6 décembre 2013)

J’irai revoir ma Normandie

Il y a des pèlerinages qui nous font traverser la France. On ne louperait celui de Tigreville (Villerville) sous aucun prétexte. Pour certains hommes, le crachin normand a des couleurs d’Extrême-Orient, de nuits de Chine. Des rêves de fusiliers-marins s’élèvent au-dessus du bocage. Depuis que nous avons lu Blondin et vu Verneuil, les matadors nous arrachent des larmes, le Picon-bière n’a plus de secret pour nous et tous les barbus ressemblent à Landru. Gabin, Belmondo, Roquevert, Flon et Frankeur sont irrésistibles. Les dialogues d’Audiard aux petits oignons. Des torpilles hilarantes explosent à marée basse : « la Wehrmacht polissonne et le feldwebel escaladeur », « le Yang-tseu-kiang n’est pas un fleuve, c’est une avenue », « Albert, ils me font mal aux yeux, tirons-nous ! ». Cette ivresse-là des mots nous manque.  L’édition collector égayera vos soirées d’hiver.

Un Singe en hiver – Henri Verneuil – Edition Collector  Blu-ray – Studio EuropaCorp – Bonus (documentaire inédit avec interviews)

Le talent dure longtemps…

Il y a quinze ans, c’était l’été, Nino tirait sa révérence. Nos mères pleuraient. Nos pères avaient les yeux rouges en ce mois d’août. Nous étions tous tristes. Avec cet éternel écorché, ce Ray Charles rital, les Trente Glorieuses défilaient en scopitone. Des caves de St-Germain aux succès yé-yé, ce fils de bonne famille n’avait jamais desserré les dents. Il pouvait tout chanter, le catalogue Manufrance façon rythm & blues, les chansons d’amour, la mélancolie de la Baie de Rio, le mal de vivre. Parfois, il apparaissait à la télé, interviewé par Denise Glaser, à cheval dans sa bastide du Lot, au volant de voitures anglaises ou dans son exil italien qui dura trois ans. Réécoutez ce Latin lover surdoué et si vous passez par Toulouse, la médiathèque José Cabanis lui rend hommage jusqu’au 16 février 2014 dans une émouvante rétrospective « Nino Ferrer, il était une fois l’homme ».

Intégrale Nino Ferrer – 4CD – Enregistrements studio & live – Barclay

 

La ville dont le prince est un rat

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Préambule et avis à la population : une amie chère, qui connaît la vie et qui sait que les cons, ça ose tout, comme disait le regretté Audiard dans le film célèbre du regretté Lautner, me conseille de préciser que dans le texte suivant, il est question de rats, juste de rats, et pas d’autre chose. Que le diable patafiole les extracteurs de métaphores !

Vendredi 22 novembre. Le train de Paris a du retard, à cause de la neige dans la vallée du Rhône, et nous ne sommes finalement arrivés à Marseille qu’à minuit et demi. L’air est presque doux, je ne suis pas chargé, je décide donc de rentrer à pied chez moi — tout au bout du quai de Rive-Neuve, juste au niveau du théâtre de la Criée.
À partir de la gare Saint-Charles, la diagonale la plus courte passe par la rue de Petites Maries, qui descend tout droit vers la rue d’Aix.

C’est, je ne l’ignore pas, l’heure des rats.
Le premier, à 30 mètres de la gare, est encore furtif, rasant les murs, disparaissant dans un soupirail. Mais dix pas plus loin, la bête qui me regarde de ses petits yeux rouges, sans ciller ni reculer, avance en territoire conquis, et me fait bien comprendre que c’est moi l’intrus.
Je suis un Marseillais aguerri, un rat ne m’inquiète pas. Je continue donc à descendre. Mais avant d’arriver au croisement avec la rue Longue des Capucins, j’en ai déjà croisé quatre — dans une ville déserte. Dans ce qui est, de jour, le quartier le plus arabe de Marseille, animé au-delà de l’imaginable, je progresse dans une parfaite solitude. Je pourrais me raconter que je suis dans une séquence coupée au montage de Je suis une légende, où Charlton Heston (Will Smith dans le remake) survit seul dans un Los Angeles dévasté par une quelconque catastrophe familière au cinéma des sixties. Les rats sont les morts-vivants des villes en faillite.
Et Marseille est en faillite. Marseille est une faillite.

Au croisement, il y a meeting. Je m’arrête le temps de dénombrer les rats qui courent, passant de l’abri d’un bac à arbres sans arbres à un autre. Une vingtaine en moins de trente secondes.
Et sans être paranoïaque, plusieurs me dévisagent d’un air tranquille, plus inquiétant au fond qu’un œil agressif. Ils me frôlent, me testent, me tâtent presque. Si jamais j’avais là un malaise…
Que font-ils en ces lieux ? Ma foi, ils s’approprient la ville en passant par ses déchets. Ils butinent les poubelles, rarement ramassées. Il y a de quoi faire. Le couscous légèrement rance, dont parle Barthes dans son article sur Fourier, est un mets de choix pour les rongeurs impavides de la « cité phocéenne », comme disent les commentateurs sportifs.
Que je défie, au passage, de situer exactement Phocée sur une carte de la Méditerranée antique — allez, c’est la moderne Foça, tout à côté d’Izmir, sur la côte turque. Evidemment, ce n’étaient pas des Turcs, à l’époque.
Avant d’arriver chez moi, finalement, j’en avais dénombré une quarantaine. En quinze minutes d’une marche rapide — des bribes de mistral qui déboulaient du couloir rhodanien, avec dans l’haleine des relents de frimas, n’incitaient guère à la promenade digestive.

Qu’est-ce que c’est que cette ville ? Un stade vélodrome avec des rats autour. La « capitale de la Culture européenne » pour deux mois encore. Une cité admirable en tous points, pourvu qu’on la regarde de loin.
La distance, j’imagine, à laquelle la contemplent les élus de la ville, qui ne sont visiblement pas au courant que leur cité, le soir (et en fait le jour aussi — le rat ne meurt jamais) est la proie des rats. Et pas le rat sympathique de Ratatouille — non, le rongeur qui amena en 1720 les tiques qui dévastèrent la ville en lui inoculant la peste.

Marseille est la seule ville de France dont le centre n’est pas réhabilité. Dont le centre est colonisé par les rats, ce qui a eu une incidence certaine sur l’immobilier. Rêvez, amis parisiens : en plein centre ville, à trois minutes de la gare, sur une artère centrale (le Cours Lieutaud), une amie vient d’acquérir un splendide appartement de 200 m2, refait à neuf, Sept grandes pièces, deux salles de bain, pour 330 000 euros — le prix d’un deux-pièces parisien moyennement bien placé. La seule ville de France où, à partir de minuit, les rats sont chez eux.
Jean-Claude Gaudin feint de l’administrer depuis 1995. Quand on sait qu’une rate met bas de six à dix petits par portée, et qu’elle peut avoir six ou sept portées par an, on calcule (mal, les grands chiffres indisposent) ce qu’il est né de rats durant les mandats successifs de l’édile en chef de la ville fondée par Protis — à l’époque, il n’y avait pas de rats dans l’admirable calanque du Lacydon, juste une aimable princesse Gauloise du nom de Gyptis. D’ailleurs, les Grecs, en bons marins, n’auraient pas toléré des bêtes susceptibles de ronger les drisses de leurs voiles. Calculez l’infini, et vous approcherez.

Lorsque je suis revenu enseigner à Marseille, en 2008, les éboueurs se sont mis en grève. Sous prétexte que la société qui les employait était privée, le maire n’a pas levé le petit doigt pour mettre fin à un conflit qui a empuanti la ville trois semaines durant. Je travaille au lycée Thiers, et pour rentrer chez moi, je traverse (parfois assez tard, parce que nos élèves nous occupent pas mal, en prépas) le marché des Capucins, sis juste en dessous. Là aussi, colonisation. Aller manger un couscous (un vrai, un délectable, à la semoule d’orge, par exemple au Femina, rue du Musée), c’est entrer dans le dernier cercle de l’enfer, le paradis de rattus rattus : maisons branlantes ou écroulées, chantiers toujours en cours, ventes d’objets hétéroclites au ras du sol, débris alimentaires trop nombreux pour être détaillés.
La dernière campagne interne du PS pour désigner un candidat à la candidature a négligé ce point : Marseille est la ville la plus sale de France assurément, d’Europe peut-être — avant ou après Naples, en tout cas, pas loin.

On se rappelle la légende du joueur de flûte de Hamelin, telle que la racontent les frères Grimm. L’expert embauché pour éliminer les rats de la cité, faute d’avoir été payé par des édiles qui préféraient faire bombance (et Gaudin, qui s’endort régulièrement sur les dossiers brûlants, au point de laisser son ami Claude Bertrand régler les détails de la gestion de la ville — l’accessoire et l’essentiel, n’est pas le dernier à lever sa fourchette dans tel petit resto situé près du port), élimina le lendemain soir tous les enfants de la ville.
Ça n’arrivera pas ici : les enfants de Marseille s’éliminent tout seuls.

Ce n’est pas d’un Menucci que nous avons besoin (lui non plus ne déteste pas manger, comme en témoigne son impressionnant volume), mais d’un joueur de flûte. D’une personnalité qui fasse sortir Marseille du Moyen Age moderne où elle se complaît par la faute d’élus tous plus incapables les uns que les autres. Des cités comparables en importance (Lyon) ou en localisation sudiste (Toulon ou Nice) sont impeccables. J’étais il y a huit jours à Montpellier, pour l’expo Diderot et ses peintres du musée Fabre (à voir). Georges Frèche et son successeur n’ont jamais transigé sur l’hygiène, et le centre-ville, aux ruelles plus étroites encore que celles du Panier, est un exemple de propreté.
Alors oui, j’appelle de mes vœux, dans l’ancienne cité de Pythéas (cherchez, bande de paresseux !), l’élection d’un grand dératiseur. Que l’on puisse rentrer chez soi sans se heurter aux hordes furtives des rongeurs — ou bien nous récolterons, un de ces soirs, la peste.

*Photo: UNIVERSAL PHOTO/SIPA. 00415546_000030.

Rejet de greffe étatique en Centrafrique

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Depuis le coup d’Etat du 24 mars dernier, l’attitude de Paris vis-à-vis du chaos centrafricain est passée de l’attentisme à l’activisme. « Une gestion à la petite semaine », s’indigne le politologue Roland Marchal dans sa récente tribune au Monde[1. Roland Marchal, « Cessons ces interventions de courte vue », Le Monde, 6 décembre 2013.]. Si l’on peut saluer la décision du président François Hollande de déclencher, ce 5 décembre 2013, l’opération Sangaris, avec l’accord de l’ONU, comment se satisfaire du temps perdu par la France, et de la perspective d’une réaction à courte vue, exclusivement sécuritaire ? « La Centrafrique n’est pas le Mali. Il s’agit plutôt d’un coup de main ponctuel donné au pays et à a région avant de passer le relais rapidement, au bout de six mois. »? aurait ainsi déclaré Laurent Fabius[2. Le Figaro, 27 novembre 2013.].

Obsédé par l’enterrement de la Françafrique dont il affirmait vouloir « tourner la page » lors de sa campagne, François Hollande, ne s’est pas encore donné les moyens d’une nouvelle politique africaine digne de ce nom. Trop pressé de se démarquer des imprécations moralisatrices et ethnocentriques proférées par son prédécesseur, lors du discours de Dakar en 2007, Hollande s’est inscrit résolument du côté des Modernes, pour reprendre l’expression forgée par Yves Gounin[3. Yves Gounin, La France en Afrique, Le combat des Anciens et des Modernes, Paris, De Boeck, 2009.], qui désigne les partisans d’une banalisation des rapports entre la France et l’Afrique, face aux Anciens, nostalgiques du paternalisme français sur le continent. Cette banalisation n’a pas rendu leur fierté aux Africains, car ils ne la désirent pas eux-mêmes. L’enlisement du chaos centrafricain prouve encore que cette politique du moindre mal ne suffit pas.

À défaut d’un souffle partagé avec les Africains, d’une vision modeste mais assumée, on s’en tient à l’écran de fumée des responsabilités partagées. L’objectif de multilatéralisme, agir dans le cadre d’un mandat de l’ONU, agir en soutien d’un contingent panafricain, s’appuyer sur l’Union européenne, fait office de nouveau dogme. On en voit déjà les failles : la relative indifférence de la communauté internationale à propos de l’Afrique noire, quand il n’est pas question d’opportunités économiques à saisir, de ressources à capter ; l’incapacité de l’Europe à agir, en rangs serrés, sur le plan international ; l’inefficacité des troupes africaines, mal formées, mal payées, mal équipées. Faut-il ainsi préciser que 2500 soldats, du Cameroun, du Tchad, et du Congo-Kinshasa sont déjà déployés en République centrafricaine sous la bannière onusienne de la MISCA ? Ils ont été les spectateurs passifs des innombrables exactions des derniers mois. Les 600 marsouins et autres forces spéciales françaises, projetés sur Bangui, en appui aux 600 soldats français déjà sur place, vont donc faire le job, sous couvert d’appuyer la Mission internationale de soutien à la Centrafrique (MISCA).

La décomposition des Etats fantômes africains appelle pourtant autre chose qu’un simple gendarme, qu’un professeur de démocratie, ou qu’un commissaire aux comptes. Ce qui est en jeu, au fond, en Centrafrique, comme au Mali, ce n’est pas la démocratie, ce n’est même pas la restauration ponctuelle de la paix -ce dont la France s’est fait une spécialité depuis les indépendances-, c’est la construction de la notion d’Etat[4. Jean-Loup Amselle, « Un continent frappé par l’effondrement de l’Etat », Le Monde, 6 décembre 2013.]. L’interventionnisme des années Foccart, des années 60 aux années 80, puis l’exigence de démocratisation des années 90, portée par le Congrès de la Baule, ont tour à tour empêché l’émergence de l’Etat dans les anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. Dans un cas, en réduisant les Etats africains à un théâtre d’ombres sur lesquels nous pouvions disposer à notre gré, et avec la complicité des élites africaines, nos hommes de paille. Dans l’autre, en offrant aux potentats africains l’alibi de la démocratie, paravent désormais le plus sûr, face à la communauté internationale, des réseaux mafieux et de la corruption.

L’Etat moderne, neutre et bureaucratique, tiers impartial, garant du droit et de la justice, tel qu’il s’est construit en Europe mais aussi en Asie, au cours du Moyen-Age et de l’époque moderne, n’existe pas en Afrique noire. Il bute sur une culture africaine du pouvoir qui privilégie l’accumulation ostentatoire des biens par le chef -et, par extension, par le clan-, ce qui loin d’en délégitimer les auteurs, en confirme le prestige et nourrit une compétition pour accéder à la table de l’Etat. Jean-François Bayart a pu ainsi parler d’une « politique du ventre ». La distinction entre sociétés acéphales, comme dans le cas de la Centrafrique, et royaumes africains, comme dans le cas du Mali ou du Bénin, ancien Dahomey, n’y change pas grand chose. Les logiques de prédation y étaient les mêmes autrefois, le clientélisme y reste encore la règle aujourd’hui.

Les sociétés africaines ne pourront pas faire plus longtemps l’économie de l’Etat. Contrairement à ce que l’on entend souvent, le modèle est souple. Il doit tenir compte des particularismes culturels, de l’histoire longue, mais il ne peut se réduire, comme il l’été jusque ici, à une coquille institutionnelle vide, et dont les apparences démocratiques masqueraient l’inanité. Il suppose, un pouvoir équitable, un corps de fonctionnaires éduqué et soumis à une exigence d’efficacité et d’impartialité, une société civile responsable et vigilante.

L’Afrique a encore besoin de la France, de son soutien, de son amitié, certes d’une autre manière que celle qui a prévalu ces dernières années. La bonne conscience d’une France repliée sur elle-même est un jeu de dupes qui se paiera de centaines de Lampedusa en 2050. Alors peuplé de plus de deux milliards d’habitants, le continent africain ne manquera pas de venir frapper aux portes d’une Europe vieillissante.

Au-delà du mandat onusien qui accorde douze mois à la France en Centrafrique, il faut assurément asseoir notre politique africaine sur une vision élargie, reconnaissant que nous n’avons pas toutes les clefs du développement mais que notre connaissance du terrain et une amitié dont nous n’avons plus à rougir, nous engagent à soutenir, sans faux-semblants, la construction de l’Etat en Afrique. L’intervention en Centrafrique nous offre l’occasion de relever ce défi.

*Photo : DR.

La gauche condom

taubira racisme PS

La culture, c’est l’autre, c’est l’ouverture, c’est le courant d’air, même, c’est le vent dans les cheveux, c’est la mèche élégamment soulevée, c’est la fière calvitie d’un crâne offensé par les propos ignobles des obscurantistes. La culture, c’est le théâtre du Rond-point, cette salle de patronage mondain, où, depuis des années, j’organise des soirées de colère et de solidarité, des soirées de résistance. La culture, c’est le partage, c’est la lutte des classes d’admiration, qui autorise les militants socialistes salariés à faire une haie d’honneur aux milliardaires socialistes. La culture, c’est la dénonciation clairvoyante et malgré tout joyeuse des fautes morales de la droite, c’est la célébration amusée et tout autant solidaire des qualités permanentes de la gauche : les premières ont conduit naturellement à l’esclavage des Noirs, au colonialisme, à la fuite des capitaux, et même à la corruption de Cahuzac ; grâce aux secondes, on peut jouir du capitalisme et en dénoncer les excès. La gauche, c’est la Raison au service des siens. La gauche, c’est l’appropriation collective des moyens de vivre de la droite, c’est la justification rationnelle du mode de vie de droite par la gauche riche.

Je suis de gauche. Je ne m’en lasse pas. Je n’ai jamais été tenté par la droite. Parfois, je pense à tout ce que je n’aurais pas obtenu, aux gens que je n’aurais pas côtoyés si j’avais été de droite, et j’en frémis. Par exemple, Valérie Trierweiler ne m’aurait pas embrassé en regardant les caméras, elle ne m’aurait pas confié à voix haute, pour être entendue pas la forêt de micros qui l’entoure en permanence, l’une de ces sentences creuses et fermes dont elle a le secret.

On reconnaît un humoriste de gauche au fait qu’il déclenche les rires seulement après avoir lancé une formule hargneuse et dénonciatrice, alors que les électeurs de droite sont tellement bêtes, tellement premier degré, qu’ils s’esclaffent dès que paraît un humoriste de droite. Au reste, il n’y a pas d’humoriste de droite. Il n’y a que des imbéciles de droite, qui attendent qu’un salaud les fasse rire ! La droite c’est le sperme d’Adolphe H., toujours actif, cherchant le ventre fécond d’une salope, d’une bourgeoise insupportablement belle, vêtue d’un pantalon en agneau plus souple que la soie de sa chair rose, en bas noir et à talons hauts, soumise à un rut brutal et furtif. La gauche, c’est le condom prêt à servir, afin que la semence satanique n’irrigue point ses muqueuses. La gauche, c’est l’interruption de grossesse en cas de rupture du caoutchouc : ainsi, le foutre d’abomination jamais ne donnera naissance à la nouvelle Bête immonde. Je suis donc un condom : qui me condamnera ?

La gauche, c’est le siècle des Lumières avant l’électricité ; la droite, c’est l’électricité par les centrales atomiques. Je suis de gauche. Le soir, dans mon lit, j’écoute avec ravissement tomber lentement mes paupières, et j’entends sans me lasser le friselis que font mes petits doigts dans le poil de ma barbiche. Je suis drôle. Mes amis rient.

Je roule à droite, mon volant est à gauche. Je ne crains pas d’évoquer la Révolution. Il ne m’arrivera rien. Je suis la moyenne des peurs et des aspirations de ma classe. Tout mon discours est une parfaite illustration de notre langue vernaculaire : celle du pouvoir. François Hollande vous étonnera. Guy Bedos ne m’a jamais déçu.

*Photo : REVELLI-BEAUMONT/SIPA. 00670715_000012.

Borloo-Bayrou : coïtus interruptus?

« C’est plié, il n’y a pas de match, Sarkozy va revenir », a prophétisé Jean-Louis Borloo jeudi. Le président de l’UDI tire ce scoop de son récent déjeuner avec l’ancien chef de l’Etat, qui lui aurait confié ses ambitions présidentielles entre deux coups de fourchette. À en croire Borloo, Sarkozy consulte les grands pontes centristes les uns après les autres, dans l’idée de former une alliance en vue de la présidentielle de 2017. Il se murmure même que le prédécesseur de François Hollande voudrait créer un nouveau parti, histoire de ne pas hériter du discrédit qui colle aux basques de l’UMP depuis l’an dernier. Cela n’a échappé à personne, le règlement de comptes Fillon-Copé a laissé des traces dans l’opinion…

Mais tout cela ne nous dit pas pourquoi Sarkozy reçoit à tout va les amis de Borloo. Sitôt ses fiançailles avec François Bayrou scellées et l’alliance UDI-Modem créée autour du label « L’Alternative », Jean-Louis Borloo retrouve sa vieille défroque d’éternelle caution sociale de la droite. Dans ses dernières déclarations, on reconnaît le doux fumet de sa vraie-fausse candidature annoncée à l’automne 2011 par Rama Yade (signe prémonitoire…), suivie d’un soutien direct à Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle. Borloo reviendrait-il au bercail ? Son acolyte centriste, qui bat la campagne à Pau, devrait en tout cas se faire du mouron : aussitôt annoncée l’alliance UMP-UDI-Modem à Paris et Marseille, voilà que Borloo se mue en Pythie du sarkozysme.

Nombre de journalistes politiques aimeraient être une petite souris – ou un méchant mouchard- pour savoir ce que Borloo et Bayrou se disent en ce moment. Connaissant la réputation d’éternel velléitaire du premier et les ambitions présidentielles récurrentes du second, on peut raisonnablement penser que la pilule Sarko ne passe pas.

Autrefois, on disait des trotskistes qu’à deux ils formaient un parti, à trois des tendances, à quatre une scission. Désormais que le Vieux est passé de mode, il semblerait que cet adage vaille pour les centristes…

Le dégoût des autres

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Ils ne regrettent rien. Mais on ne les y reprendra pas de sitôt. À une écrasante majorité, les  « 343 salauds » sont des gentlemen – et beaucoup sont des amis. Ils n’ont pas eu la muflerie de me reprocher d’avoir librement choisi de figurer sur une liste dont nous ignorions tous qu’elle serait d’infamie (pour les distraits, il s’agit de celle des signataires du manifeste contre la pénalisation des clients de prostituée publié dans notre précédent numéro). En attendant, beaucoup trouvent qu’ils ont pris cher.

On les comprend. La bagarre, c’est un métier.Et même quand on aime ça, on n’est pas forcément outiller pour essuyer avec philosophie le torrent de venin et la pluie acide de haine, relevés d’un pénible fumet scatologique, qui se sont déversés sur les malheureux signataires – et, au passage, sur votre servante. Ceux-là se sont vus dénoncés comme d’abjects prédateurs, de dégoûtants exploiteurs, des ordures jouissant sans vergogne de la misère des femmes. Quant à moi, bien qu’ayant quelques heures de vol en matière de polémique, j’ai été sidérée par les épithètes accolés à mon nom : admettons que « la salope », je l’avais cherché, mais que tant de gens qui ne m’ont jamais vue – et encore moins lue – puissent écrire, sans même se planquer derrière un pseudo, que je suis « libidineuse », « monstrueuse », « repoussante », « malfaisante », j’avoue que cela me surprend. Sur son blog hébergé par 20 minutes, un obscur avocat, dont la première raison de vivre semble être une haine rabique d’Israël, qualifie Causeur de « foyer microbien », et le plus aimable des commentaires voit en moi « toute la malveillance du monde déguisée en jolie fille ». Soral fait à peine mieux en me décrivant comme une « vilaine putain sioniste » – vilaine, c’est vexant, non ? Notons qu’en matière d’invective, je n’arrive pas à la cheville de notre amie Virginie Tellenne, Frigide Barjot à la scène : une « mocheture », une « abomination », qu’on dirait « sortie d’un film porno » et qui ne mérite que de pourrir dans les « abysses du néant », pouvait-on lire, entre autres gracieusetés, sur je ne sais plus quelle page Facebook.

Je dois être exagérément susceptible. D’après mes amis de gauche, j’accorde beaucoup trop d’importance à des quidams excités. Tu sais bien que « c’est comme ça », me disent-ils. Non, je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi les excités qui injurient Christiane Taubira sont plus inquiétants que ceux qui crachent sur Barjot. Je ne sais pas pourquoi nul ne moufte quand l’impertinent Nicolas Bedos, rétractataire précoce, affirme que ses anciens complices sentent mauvais – le pauvret a été abusé, je lui avais caché ma « liste nauséabonde ». Ce ne sont pas les idées qui puent, mais les personnes. L’animalisation de Christiane Taubira est insoutenable, mais la « merdification » des ennemis du peuple et du progrès est anecdotique, voire admirable. Rioufol, Zemmour et de Koch, qui étaient nommément désignés par Bedos, ne sont ni ministres de la République, ni femmes, ni noirs.

Quand ils parlent, c’est de la « diarrhée », quand ils écrivent, c’est de la « bouse » ou du « vomi ». Ainsi, la plupart des commentateurs et des acteurs qui étaient, comme nous, opposés à la loi anti-prostitution ont tenu à faire savoir que nous étions infréquentables, ringards, débiles et tutti quanti. Comme s’ils avaient peur que nous contaminions leurs merveilleuses idées par notre dégoûtante présence.

On n’a pas non plus invoqué, quand le ciel est tombé sur la tête des « 343 », le climat délétère ou le terreau corrompu. Quelques racistes à bas front cachent, selon la romancière Scholastique Mukasonga, une forêt de « papas et mamans de souche qui apprennent à leurs enfants de souche à agiter des bananes de souche », mais les milliers d’imbéciles qui éructent à jet continu l’aversion que leur inspirent ceux qui ne pensent pas comme eux ne contribuent nullement à dégrader le climat.

Les uns souillent la République, les autres font œuvre de salubrité publique. De même, toute ressemblance entre le délire anticapitaliste d’un Abdelhakim Dekhar et la musique du Mélenchon grand style, voire celle du Hollande des grands soirs de campagne, est purement fortuite – soyons clair, notre Che Guevara national n’est pas plus responsable de l’attaque contre Libé qu’Alain Finkielkraut des crimes de Breivik. Il faudrait en parler aux spécialistes du climat et autres chercheurs en terreau.

D’accord, nous ne sommes pas des porcelaines chinoises – pas moi en tout cas. Si nous revenons sur ce mémorable scandale, ce n’est pas pour pleurnicher sur la méchanterie de nos détracteurs, mais parce qu’il est symptomatique de l’état du débat public et paradigmatique de ce qui nous arrive : les cris et trépignements de la meute des bigots donnent une idée de l’avenir radieux dont ils rêvent et des méthodes qu’ils emploieront pour le faire advenir. Ainsi apparaissent les prémices d’une nouvelle terreur, certes kitsch mais pas si douce que ça. Par grignotages successifs, c’est « l’un des droits les plus précieux de l’homme » – celui de « parler, écrire, imprimer librement », selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – qui disparaît. Et personne ne s’en offusque. Le spectacle de l’autocritique télévisée et la pratique décomplexée de la délation publique n’inspirent pas la moindre analogie aux amateurs d’« heures les plus sombres de notre histoire ». Pas l’ombre d’une réminiscence quand de nouveaux ennemis du peuple sont chaque jour cloués au pilori – vieux mâles, blancs, riches, réacs, sans oublier les gens de la Manif pour tous : la roue de l’infortune tourne sans relâche. Dans le monde parfait qu’on prétend nous faire aimer, de gré ou de force, tout est pour tous, sauf le pluralisme.

Il suffit pourtant de tendre l’oreille pour connaître le programme que concocte une constellation d’associations punitives, groupusculaires mais efficaces, encouragées par quelques aboyeurs médiatiques et leurs innombrables perroquets. Il s’agit de réformer les mentalités, de décoloniser les représentations et de dé-genrer les imaginaires.

Bref, pour transformer le monde, il faut interdire qu’on le comprenne et plus encore qu’on le critique. Malheur aux réfractaires, aux hésitants, aux mous du genou : le changement, c’est maintenant. Applaudissez ou disparaissez !

Ne pleurez pas le monde ancien, il est déjà mort et vous le serez bientôt, déclare en substance Léonora Miano, lauréate du prix Fémina, s’adressant à travers l’écran à tous ceux qu’inquiètent les malheurs de l’identité française. Je suis une progressiste, ânonne pour sa part Anne-Cécile Mailfert, la tordante patronne d’Osez le féminisme !

Bientôt, grâce à elle et à ses copines, tout le monde aura le droit à une sexualité libre – un oxymore, lui ai-je fait remarquer, mais je ne suis pas sûre qu’elle ait goûté ma blague. C’est qu’elle semble vraiment croire qu’on a découvert le clitoris il y a une dizaine d’années, sans doute dans les livres des féministes américaines.

Bien entendu, ces péronnelles et perroneaux imbus de certitudes veulent notre bien. Ils entendent nous délivrer du mal et du mâle, de la guerre des sexes et du choc des cultures – le plus simple étant de détruire et le sexe et la culture eux-mêmes, ce à quoi ils s’emploient avec un zèle infatigable.

On me dira que l’Histoire, comme prévu, nous repasse le plat en farce. En effet, il y a de quoi rire, il n’y a même que ça à faire, quand un Thierry Ardisson, évoquant le Manifeste, fait sa chochotte outragée, que Bruno Gaccio, ex-auteur-à-vie des « Guignols », nous dispense une leçon de maintien, ou que l’impayable Nicolas Bedos s’autorise à décréter, sur Canal+, que Frédéric Beigbeder (coupable d’avoir eu l’idée des « 343 salauds ») aurait « niqué Anne Frank avant de la vendre aux Allemands ». Désolée, cher Frédéric, mais s’il faut se cacher un jour, j’aimerais mieux ta cave que celle de Nico.

On a toujours raison de se moquer. En attendant, quand des adultes n’osent plus émettre publiquement des opinions d’adultes (critiquables mais respectables), il est peut-être temps de s’inquiéter. Nous sommes en train d’apprendre à vivre et penser par temps de peur.

L’édification de ce vaste dispositif de contrôle des esprits – les corps suivront – n’a pas commencé avec les « 343 ». Cependant, la quinzaine de la haine organisée en notre honneur révèle peut-être la vérité la plus profonde de la mutation en cours. Nul ne peut plus ignorer que l’homme nouveau est une femme. Dans le vaste arsenal des armes d’intimidation massive, le moralisme néo-féministe est le plus féroce. Rien de plus terrifiant, dirait-on, que de passer pour un macho, un mâle dominant, un homme à l’ancienne. Cela explique que quelques « salauds » repentis se soient livrés à de piteuses autocritiques et à d’humiliantes contorsions sur le mode du chaudron : j’ai signé sans réfléchir – elle m’a obligé – je ne la connais pas. De grands gaillards vous confient en privé qu’ils recourent parfois à « l’amour tarifé » et proclament gravement en public que le « système prostitueur » doit être éradiqué.

Il faut dire que l’enjeu n’est pas seulement le désagrément moral que procure la réprobation de ses contemporains. Un écrivain qui s’était spontanément proposé pour être le 344e et le proclamer avec fracas dans le présent numéro s’est désisté dans un courriel embarrassé, l’agence de com’ avec laquelle il collaborait pour le lancement d’un produit de luxe lui ayant fortement déconseillé, pour être poli, de mêler son nom à une cause aussi douteuse, défendue par des gens plus douteux encore. On ne lui jettera pas la pierre – il faut bien vivre. Mais que dire à celui-ci, englué dans un divorce sanglant, dont la tendre épouse menace d’utiliser son affreux forfait pour s’attirer la sympathie des juges ? Et à cet autre, qui craint de voir une nomination future compromise : le sommera-t-on de dépérir pour ses idées ?

Tous les domaines de la pensée et de l’existence humaines sont ainsi balisés par de nouveaux interdits qui ne visent nullement à protéger les valeurs auxquelles même les réactionnaires les plus endurcis sont attachés, comme la dignité humaine ou l’égalité entre les hommes et les femmes, mais à sanctuariser l’unique vision acceptable du monde. L’air de rien, on instaure, par la loi ou la pression sociale, de nouveaux délits d’opinion. Une illustration éclatante en a été fournie lors de la longue bataille du « mariage pour tous », tous les opposants ayant été, de proche en proche, dénoncés comme homophobes, puis, grâce à l’agitatrice de banane, comme racistes –tout se tient. On assiste aujourd’hui à la traque obsessionnelle de tout propos non conforme sur les femmes.

Animateur d’un blog nommé « Hommes libres », hébergé par la Tribune de Genève, John Goetelen a récemment vu deux de ses textes, dans lesquels il tentait, non sans brio, de déconstruire la notion de femme-objet, refusés par Agoravox – que l’on ne savait pas si regardant. « Suite à vos deux derniers articles intitulés “Pubs sexy : la femme objet n’existe pas” et “Pub, femme, sexe: puritanisme contre libéralisme”, nous avons reçu des plaintes pour contenu illicite en application de la loi du 29 juillet 1881 (sexisme et misogynie). » Messieurs, il faudra désormais parler de nous avec tous les égards qui nous sont dus – sauf si on est réac, ce qui annule le bénéfice de l’état de femme. Dans le même esprit de paix et d’amour entre les sexes, Mediapart a récemment inventé le « Machoscope », outil analytique permettant de procéder à « l’inventaire du sexisme ordinaire et du harcèlement dont sont victimes militantes et responsables politiques. » C’est bien la haine de l’homme, et plus encore de la sexualité, avec ses tourments et ses turpitudes, ses ratages et ses malentendus, qui anime nos casseuses de tabous (et de bonbons, pardon pour ce dérapage). Parlant avec dégoût des clients des prostituées, la marchande de perles Mailfert m’a lancé cette amusante accusation : « Vous défendez les puissants ! » Je me suis retenue à temps de lui demander si, elle, défendait les impuissants.

N’empêche, c’est pas pour nous vanter mais, dans le débat sur la prostitution, mes « salauds » et moi (qu’ils me pardonnent ce possessif affectueux), avons quand même fait bouger les lignes. Après deux semaines d’unanimisme vociférant où le parti de l’abolition – de la prostitution et du réel avec – a pu croire qu’il avait gagné, il a enfin été possible d’échanger des arguments raisonnables. Et là, surprise, les plus solides piliers du camp du Bien se sont ralliés à notre position, qui s’est égale- ment avérée celle d’une écrasante majorité de Français, mais ça, ça ne compte pas. En revanche, que Le Monde se soit prononcé contre la pénalisation des clients, cela peut changer la donne. Les députés qui jusque-là faisaient le dos rond, peu soucieux d’être étiquetés comme complices des proxénètes et des réseaux mafieux, n’ont plus très envie d’apparaître comme des partisans de l’abolition.

Coïncidence, sans doute, le début de l’examen du texte a été reporté à un vendredi, jour où les parlementaires sont absents. Ni salauds ni téméraires, en somme. Il n’est pas exclu que ce projet-phare de la modernité en marche aille rejoindre l’instauration du droit de vote des étrangers aux élections locales au magasin des illusions enterrées. Espérons, le cas échéant, que Najat Vallaud- Belkacem ne nous tiendra pas rigueur d’avoir contribué à ce recul, certainement provisoire du reste. Cette fois, l’intimidation a peut-être échoué. Mais il est peu probable que ce semi-échec arrête les épurateurs. En attendant de réduire intégralement les divergences, on peut compter sur eux pour s’employer à neutraliser les divergents, ou, au moins, à les décourager. Bref, l’idéologie du soupçon que l’on nomme aujourd’hui progressisme n’en a pas fini avec vous. Vous regrettez le temps où l’on pouvait fumer dans les bistrots ? Vous roulez pour le lobby du tabac. Vous pestez contre les radars ? Vous êtes partisan de la « violence routière ». Vous plaidez pour l’enseignement de l’Histoire de France ? Vous voulez traumatiser les enfants d’immigrés. Vous doutez des bienfaits du multiculturalisme ? Vous déroulez le tapis brun à Marine Le Pen.

Tant de malveillance, de mauvaise foi et de volonté de nuire finissent par lasser. Alors, on s’habitue à ne plus oser dire ce qu’on pense. Et on finira par ne plus oser penser.

Cet article en accès libre est extrait du numéro de décembre de Causeur magazine. Pour lire l’intégralité du magazine, achetez-le ou abonnez-vous.

causeur liberte expression prostitution

*Photo: Soleil

Les médias publics russes sont plus libres que les chaînes privées

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alena vugelman russie

Vu d’ici, le métier de journaliste en Russie semble un sport de combat- Qu’en est-il vraiment ?

Alëna Vugelman: Vous parlez des journalistes qui se définissent comme étant d’opposition. Or, dans le journalisme, l’opposition n’est pas une fin en soi. Le métier de journaliste  consiste à rechercher l’objectivité, avec recul et honnêteté, et ça, ça n’existe presque  plus. Sur notre chaîne TV4, par exemple, on présente toujours au moins deux points de vue. Quand un journaliste de ma chaîne me propose un travail tout ficelé, prêt à être diffusé,  mais qui ne présente qu’un seul point de vue, sans contradiction, je le refuse.

En tant que directrice de chaîne publique, pensez-vous qu’il y ait des sujets qu’on peut moins facilement  aborder dans le publique que dans le privé ?

La quatrième chaîne appartient à une usine d’Etat, une entreprise qui produit du matériel urbain et routier. Donc, il s’agit d’une structure à capitaux publics, mais qui n’est pas directement dirigée par l’Etat. En réalité, il n’y a que très peu de journaux privés en Russie, presque toute la presse a un lien, d’une manière ou d’une autre,  avec le gouvernement. D’expérience,  je constate qu’on  est  plus libre dans les médias à capitaux publics. La quatrième chaîne  a été privée pendant  21 ans  avant de retrouver le giron du public il y a deux ans, alors je peux en parler. Dans les médias privés, les dirigeants sont des hommes d’affaires, des banquiers, des oligarques qui s’imposent et les journalistes deviennent tributaires de toutes leurs pressions. Ils mettent les médias au service de leurs intérêts propres et ne veulent pas non plus se brouiller avec le pouvoir. En réalité, dans de tels médias, il y a deux courants de pression, du côté du propriétaire  et du côté du pouvoir. Mais, cela ne concerne pas la 4ème chaine.

Vous avez commencé votre carrière journalistique il y a plus de 20 ans, comment voyez-vous l’évolution de votre métier ?

J’ai démarré en pleine Perestroïka. Les jeunes journalistes que nous étions voulions nous battre pour la vérité. Nous aurions fait n’importe quoi pour ça. C’était notre idéal.Depuis, il y a eu un énorme changement, un nivellement vers le bas du niveau du journalisme. Les jeunes préfèrent aller là où il y a l’argent, notamment dans les relations publiques. Ils sont désabusés. Ils ne pensent plus à la recherche de la vérité, mais tiennent à leur confort personnel.

Qui en est responsable ?

C’est en partie de la faute de la génération précédente. Ceux de mes confrères qui n’ont pas respecté les normes déontologiques ont dégoûté les suivants de ce métier. Plus de la moitié de la production journalistique  n’est plus du journalisme à proprement parler mais de la communication. Ces jeunes  journalistes écrivent des articles, commandés, sur le business, sur la redistribution des marchés, sur les nouveaux produits etc. C’est leur gagne-pain. Et les annonceurs  trouvent plus intéressant d’être intégrés à l’article plutôt que de figurer dans un encadré à la marge de la page.

Vous vivez à Ekaterinbourg, capitale de l’Oural, quelle est la particularité de cette région qu’on connaît peu ici ?

Notre région est un laboratoire politique où Moscou teste des idées nouvelles avant leur application généralisée. Il a fallu nommer le représentant de l’exécutif en Oural. C’est un homme du peuple qui travaillait comme ouvrier dans une usine. Sauf qu’il était tellement proche du peuple qu’il ne comprenait rien aux dossiers et qu’il a fallu lui attribuer un conseiller pour qu’il puisse suivre les conversations avec les grands patrons et les représentants politiques.

Un autre exemple, plus récent, est l’élection du Maire d’Ekaterinbourg. Tout le monde a été très étonné de la victoire de M. Royzman, le représentant de l’opposition. Le premier surpris a d’ailleurs été  l’intéressé lui-même ! Il n’avait pas à proprement parler le profil-type. Il a même fait de la prison. C’est qu’il a été décidé, en haut, de laisser une place à l’opposition …. Inutile d’ajouter que depuis l’élection de ce « contestataire » les choses ne sont toujours pas arrangées. Mais maintenant c’est lui le pouvoir et la cible de la contestation !

*Photo : DR.

Soirée Taubira au Rond-Point : la Lune et le doigt

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Théophane, vous critiquez la marche du 30 novembre à Paris contre le racisme et la soirée antiraciste organisée le 2 décembre au Théâtre du Rond-Point. À trop porter votre attention sur ces manifestations, vous en venez, mécaniquement pourrait-on dire, à minimiser les causes qui les ont produites, à savoir les insultes proférées par une fillette à l’encontre de Christiane Taubira et auparavant les comparaisons entre la ministre et un singe, faites par une ancienne candidate FN aux municipales.

« Comme on entend tous les jours dans une cour de récréation », écrivez-vous à propos des joyeusetés prononcées par la fillette. Cette remarque tend (ce n’est peut-être pas votre intention) à relativiser la portée des paroles prononcées. À force de vouloir éviter la reductio ad hitlerum, on en finit par ne plus savoir différencier ce qui est dans l’ordre des choses de ce qui ne doit pas l’être. Ce n’est pas parce que des insultes de type raciste se font entendre à la récré qu’elles conservent un statut de cour d’école, dans la rue, au passage d’un individu, ministre ou non. Elles en acquièrent un autre, beaucoup plus puissant. Elles ne sont plus un jouet en plastique mais une arme dont les balles, pour être verbales (tiens, je slame), n’en sont pas moins réelles.

Ces comparaisons animalières, dans ce qu’elles avaient et gardent de haineux, visaient les juifs avant la Seconde Guerre mondiale – le personnage déguisé en guenon dans « Cabaret », la comédie musicale de Bob Fosse. Cela ne signifie pas qu’un processus d’extermination soit en cours en France, cela veut dire que la passé nous oblige. Ce n’est pas parce que certains ont surfé et continuent de glisser corps huilé sur le devoir de mémoire que nous devons ignorer les vagues de racisme quand elles se présentent (l’horaire des marées est là-dessus mal renseigné). Les pouvoirs publics ont eu raison de réagir fermement aux propos de cette petite fille.

Nous en sommes aujourd’hui au point où nous ne nous indignons plus, quand nous le pourrions pourtant, au motif que ce serait là donner des gages au « camp d’en face ». On en est à bouder son plaisir, pire, à regretter la défaite quand la France se qualifie pour la coupe du monde de football au Brésil. C’est bien dommage, d’autant plus que la victoire, contrairement à ce qui a été dit par des esprits chagrins, a été obtenue de très belle manière. À force de refuser d’être un idiot utile, on risque de perdre toute utilité et on a de grande chance de finir idiot.

 

Deux tabous sur l’immigration

immigration becker tabou

En France, la réflexion sur l’immigration est victime de deux tabous.

Le premier tabou est éthique. Selon la vulgate morale en vigueur, il existerait un consensus éthique pour admettre le droit inconditionnel d’un immigré à rejoindre un pays développé. Ne pas reconnaître ce droit serait crime de non-assistance à personne en danger. Or, comme l’a rappelé opportunément Christopher Heath Wellman, il n’existe aucun consensus éthique sur cette question. Les principales philosophies morales (aristotélisme, utilitarisme, rawlsisme) seraient plutôt d’avis qu’il n’existe aucune obligation éthique pour une nation d’accueillir un étranger en difficulté.

Prenons le cas de la Théorie de la Justice de Rawls (1971). Selon cette théorie, une société est juste, notamment, si elle accorde un traitement préférentiel (techniquement, on appelle ça  le principe de différence) aux nationaux connaissant la situation économique la plus difficile. Or, si l’on accueille massivement des étrangers en difficulté, ce seront évidemment les nationaux les plus défavorisés qui seront affectés. Bref, on violera le principe de différence (ou on le videra de son sens) et, au final, la société ne se comportera pas de façon juste. Par conséquent, au regard des principales éthiques existantes, il n’y a aucune obligation morale d’accueillir inconditionnellement des étrangers en difficulté. Ceci, toutefois, n’est pas vrai d’une philosophie morale en particulier: le libertarianisme tel qu’il a été illustré par des auteurs comme Rand, Nozick ou Rothbard. Ces tenants du « laissez-faire » intégral sont favorables à la liberté totale d’immigrer, mais pour une raison simple : la Nation, l’Etat n’ont aucune réalité. Les seules réalités, ce sont des individus souverains et propriétaires. Et comme ils sont propriétaires, ils sont libres d’inviter qui ils veulent dans leur domaine : un immigré est un invité souverain, libre d’aller s’installer où il est invité par un autre individu souverain. Tout cela est beau comme l’antique. Mais si l’individu libre, propriétaire et souverain est en droit d’accueillir qui il veut chez lui, il n’est pas en droit de faire supporter aux autres propriétaires souverains les embarras éventuels que peut causer son invité. Reconnaissons donc que les positions éthiques libertariennes en matière d’immigration ne mènent nulle part, sauf au désastre. Par ailleurs, quels sont les peuples, européens ou non,  qui  seraient prêts à admettre que la Nation et l’Etat sont des réalités vides de sens ?

À côté de ce tabou éthique, dont on vient de voir ce qu’il vaut, il y a un tabou économique. Mais avant de l’ausculter, mentionnons d’abord que la science économique s’intéresse de plus en plus à l’immigration. Dans ce domaine, les grands noms sont, notamment, George Borjas et Barry Chiswick, tous deux issus de l’université de Chicago. Le tabou économique  consiste à laisser croire que les politiques de régulation de l’immigration par les quantités sont les seules possibles. Or ces politiques ont toutes échoué, à quelques nuances près. Conclusion : on a tout essayé ; on a toujours échoué ; il n’y a rien à faire. Voilà le tabou économique. Or, il est erroné. Pour réguler un marché, et le marché de l’immigration est un, on peut utiliser deux politiques. La première consiste à réguler les quantités en contingentant les entrées. Cette politique a échoué. Et puis, il y une autre politique qui consiste à agir sur le prix de l’immigration, pour réduire les entrées et les candidatures. Gary Becker, prix Nobel d’économie, a fait à ce sujet une proposition originale (ça lui ressemble) et profonde : pourquoi ne pas rendre l’immigration payante ? Avant de crier au « fascisme », examinons la logique de sa proposition. Becker fait tout d’abord remarquer qu’un immigré paie généralement fort cher la possibilité de s’installer dans un pays développé. Mais les sommes qu’il débourse, il ne les acquitte pas aux Etats qui les accueillent, mais à toutes sortes de trafiquants (passeurs, esclavagistes de tout acabit). Donc, l’immigration n’est jamais gratuite. Second point souligné par Becker : à partir du moment où un immigré met le pied sur le sol d’une nation développée, il bénéficie de multiples avantages (sociaux, mais également infrastructures, organisation de l’Etat) pour lesquels, contrairement aux nationaux et résidents, il n’a jamais payé ni contribué. Dans ces conditions, pourquoi ne pas créer un droit d’entrée ? Sur le plan économique comme sur celui de la justice, il n’y a là rien de choquant, au contraire. Le pays d’accueil fixerait donc un montant de droit d’entrée et tout immigré qui l’acquitterait se verrait reconnaître tous les droits d’un résident légitime. Evidemment, se pose la question du montant du droit d’entrée. Pour les Etats-Unis, Gary Becker avance le chiffre de 50 000$, soit un peu moins de 40 000 euros. Tout dépend de ce que l’on recherche : si l’on est prêt à accepter beaucoup d’immigrés, on peut fixer le droit d’entrée à un prix faible. Si l’on souhaite décourager l’immigration, alors il faut un prix élevé du droit d’entrée. Mais avant de pousser des cris d’horreur devant un tel système, il faut préciser plusieurs points. Tout d’abord, Gary Becker prévoit que les immigrés potentiels puissent emprunter dans une banque du pays d’accueil (privée ou publique) le montant de leur droit d’entrée, de la même façon que les étudiants financent leurs études par des emprunts étudiants. Ensuite, actuellement, les immigrés paient pour migrer, mais cet argent est capté par des trafiquants. Le système du droit d’entrée permettrait que cet argent soit utilement utilisé pour financer l’entrée. Enfin, les montants qui seraient collectés par les droits d’entrée pourraient être utilisés utilement, soit pour faciliter l’arrivée des nouveaux migrants, soit pour aider les pays de départ à se développer, soit pour venir en aide aux nationaux les plus démunis. Au total, le système serait cohérent et certainement beaucoup plus juste et transparent. Certes, il ne règlerait pas tous les problèmes. Une immigration illégale continuerait d’exister, mais dans des proportions certainement plus faibles. En effet, les clandestins seraient fortement incités à régulariser leur situation, ne serait-ce que pour bénéficier des avantages liés à une présence légitime. Plus que tout, cette « régulation par les prix » agirait comme un facteur d’intégration. Car une fois qu’un immigré aurait payé son droit d’entrée, qui pourrait contester la légitimité de sa présence sur le territoire ? Il ferait partie du « club » et, psychologiquement, ce serait un pas décisif.

Alors, si l’on doit parler d’immigration, évitons les « tabous » ou l’eau bénite du pape François. Ce ne sont pas eux qui résolvent les problèmes. Ils les accentuent.

 *Photo : Thibault Camus/AP/SIPA. AP21479224_000009.

 

Mes haïkus visuels : Charles Denner, Dorothy Parker et autres amis

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Alexandre Astruc rêvait dans les années cinquante d’une caméra-stylo. J’avais alors une quinzaine d’années et je tournais des courts-métrages en 16 millimètres avec une vieille caméra pourrie que m’avait léguée mon oncle. Je disposais même d’une table de montage. Et je me disais qu’être un jour metteur en scène, si possible à Hollywood, ne serait pas si mal. L’idée de filmer tout ce qui bouge comme Jonas Mekas dans les rues de New-York, et même de livrer des instants forts de ma vie, me tenaillait.

Finalement, après avoir passé des années à faire de la critique de cinéma à Lausanne, je suis parti pour Paris où une autre vie, une vie d’écrivain et d’éditeur, m’attendait. Et voici qu’aujourd’hui une caméra-stylo est à ma disposition. Mon ami Michel Polac qui lui aussi a tout tenté, m’en avait vanté les mérites. J’avais aimé la manière simple et sincère dont jour après jour il avait filmé l’agonie de sa mère. Mais les mères ne meurent qu’une fois et j’ai donc décidé de tenir mes carnets personnels sur vidéo, de réaliser des haïkus visuels et, surtout, de ne pas laisser passer un jour sans avoir capté la mort au travail. C’est parfois d’un goût douteux et d’une insigne maladresse, mais je m’y retrouve. L’exercice est périlleux, mais il a au moins le mérite d’être bref. Un mot encore : si les mélodies qui accompagnent les images sont souvent des Schlager, ce n’est pas uniquement pour une question de droits. Ma mère était viennoise et il m’en est sans doute resté quelque chose. Et puis, comme dit Louis Skorecki, les violons ont toujours raison…

L’homme qui aimait les femmes

Félix Vallotton et Vince Taylor

Entre amis au Lucania, rue Pierre Leroux

« Excusez-moi pour la poussière », disait Dorothy Parker

Trois sortes d’amis

Tous à vos listes !

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blake mortimer sorrentino

blake mortimer sorrentino

Cette année, Causeur prend les devants. Les cadeaux achetés à la dernière minute ne vous réussissent pas. Vous n’avez pas envie de passer le réveillon aux Urgences non pas à cause d’une intoxication alimentaire, mais pour un DVD, une BD ou un CD reçus en pleine poire ! Le cadeau culturel n’a jamais été aussi dangereux en ces temps de disette. Pour éviter les fautes de goût, pour épater vos convives ou tout simplement pour faire plaisir, nous avons sélectionné quelques offrandes qui seront du meilleur effet sous le sapin.

Dolce Roma

En plein cœur de l’hiver, vous risquez d’attraper un coup de soleil en regardant La Grande Bellezza, le dernier film de Paolo Sorrentino. Il y a tout pour réchauffer les âmes en peine : la ville de Rome, éternelle, bouillonnante et sensuelle. Les italiennes, grandes bourgeoises névrosées, à la dérive et si désirables. Des fêtes qui éclatent à la nuit tombée comme des milliers de bulles de néant. Une girafe qui disparaît par miracle, une naine qui perce les mystères de l’être, un amour de jeunesse dont la beauté hante vos nuits. Et au milieu de tout ce grand défouloir, le roi des mondanités, Jep Gambardella, magnifique Toni Servillo qui interprète le rôle d’un journaliste, auteur d’un seul roman, à la recherche de son passé. Il vient de fêter ses 65 ans et il a décidé de ne plus faire semblant. Entre La Dolce Vita de Fellini et Journal intime de Moretti, La Grande Bellezza irradie par la justesse et la violence de ses émotions. C’est beau, mystique, merveilleusement filmé et joué. La bande-son est sublime, elle alterne morceaux dansants (redoutable version club de Far l’amore de Bob Sinclar & Raffaella Carrá ou l’envoûtant slow Ti ruberó de Monica Cetti) et symphonies de Bizet.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino – DVD Pathé – Exclusivité FNAC

22, ils reviennent !

À Noël, préférez toujours la tradition ! Une dinde aux marrons vaut mieux qu’un plat en fusion. Et puis, l’année a été assez mouvementée comme ça. Un peu de repères, de solide, d’immuable, de tangible sous le sapin. Vive la ligne claire ! Quoi de plus réconfortant que de retrouver ses héros d’enfance. Blake et Mortimer reviennent le 6 décembre dans un tome 22 qui fleure bon la nostalgie. Les rues pavées du vieux Londres, le mystère de l’onde Mega, le télécéphaloscope du professeur Septimus, des interférences et tout se détraque. On peut compter sur le vibrionnant Professeur Mortimer et son acolyte, Blake, le plus courageux des moustachus blonds du royaume pour sauver la Couronne et la Morale. Cette nouvelle aventure s’annonce captivante avec le retour de la Marque jaune et de l’affreux Olrik sans qui nos deux héros auraient l’air d’un vieux couple.

L’onde Septimus – BD – Une aventure de Blake et Mortimer Tome 22 – Jean Dufaux –Antoine Aubin – Etienne Schréder – (sortie 6 décembre 2013)

J’irai revoir ma Normandie

Il y a des pèlerinages qui nous font traverser la France. On ne louperait celui de Tigreville (Villerville) sous aucun prétexte. Pour certains hommes, le crachin normand a des couleurs d’Extrême-Orient, de nuits de Chine. Des rêves de fusiliers-marins s’élèvent au-dessus du bocage. Depuis que nous avons lu Blondin et vu Verneuil, les matadors nous arrachent des larmes, le Picon-bière n’a plus de secret pour nous et tous les barbus ressemblent à Landru. Gabin, Belmondo, Roquevert, Flon et Frankeur sont irrésistibles. Les dialogues d’Audiard aux petits oignons. Des torpilles hilarantes explosent à marée basse : « la Wehrmacht polissonne et le feldwebel escaladeur », « le Yang-tseu-kiang n’est pas un fleuve, c’est une avenue », « Albert, ils me font mal aux yeux, tirons-nous ! ». Cette ivresse-là des mots nous manque.  L’édition collector égayera vos soirées d’hiver.

Un Singe en hiver – Henri Verneuil – Edition Collector  Blu-ray – Studio EuropaCorp – Bonus (documentaire inédit avec interviews)

Le talent dure longtemps…

Il y a quinze ans, c’était l’été, Nino tirait sa révérence. Nos mères pleuraient. Nos pères avaient les yeux rouges en ce mois d’août. Nous étions tous tristes. Avec cet éternel écorché, ce Ray Charles rital, les Trente Glorieuses défilaient en scopitone. Des caves de St-Germain aux succès yé-yé, ce fils de bonne famille n’avait jamais desserré les dents. Il pouvait tout chanter, le catalogue Manufrance façon rythm & blues, les chansons d’amour, la mélancolie de la Baie de Rio, le mal de vivre. Parfois, il apparaissait à la télé, interviewé par Denise Glaser, à cheval dans sa bastide du Lot, au volant de voitures anglaises ou dans son exil italien qui dura trois ans. Réécoutez ce Latin lover surdoué et si vous passez par Toulouse, la médiathèque José Cabanis lui rend hommage jusqu’au 16 février 2014 dans une émouvante rétrospective « Nino Ferrer, il était une fois l’homme ».

Intégrale Nino Ferrer – 4CD – Enregistrements studio & live – Barclay

 

La ville dont le prince est un rat

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rats-centrafrique-rue

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Préambule et avis à la population : une amie chère, qui connaît la vie et qui sait que les cons, ça ose tout, comme disait le regretté Audiard dans le film célèbre du regretté Lautner, me conseille de préciser que dans le texte suivant, il est question de rats, juste de rats, et pas d’autre chose. Que le diable patafiole les extracteurs de métaphores !

Vendredi 22 novembre. Le train de Paris a du retard, à cause de la neige dans la vallée du Rhône, et nous ne sommes finalement arrivés à Marseille qu’à minuit et demi. L’air est presque doux, je ne suis pas chargé, je décide donc de rentrer à pied chez moi — tout au bout du quai de Rive-Neuve, juste au niveau du théâtre de la Criée.
À partir de la gare Saint-Charles, la diagonale la plus courte passe par la rue de Petites Maries, qui descend tout droit vers la rue d’Aix.

C’est, je ne l’ignore pas, l’heure des rats.
Le premier, à 30 mètres de la gare, est encore furtif, rasant les murs, disparaissant dans un soupirail. Mais dix pas plus loin, la bête qui me regarde de ses petits yeux rouges, sans ciller ni reculer, avance en territoire conquis, et me fait bien comprendre que c’est moi l’intrus.
Je suis un Marseillais aguerri, un rat ne m’inquiète pas. Je continue donc à descendre. Mais avant d’arriver au croisement avec la rue Longue des Capucins, j’en ai déjà croisé quatre — dans une ville déserte. Dans ce qui est, de jour, le quartier le plus arabe de Marseille, animé au-delà de l’imaginable, je progresse dans une parfaite solitude. Je pourrais me raconter que je suis dans une séquence coupée au montage de Je suis une légende, où Charlton Heston (Will Smith dans le remake) survit seul dans un Los Angeles dévasté par une quelconque catastrophe familière au cinéma des sixties. Les rats sont les morts-vivants des villes en faillite.
Et Marseille est en faillite. Marseille est une faillite.

Au croisement, il y a meeting. Je m’arrête le temps de dénombrer les rats qui courent, passant de l’abri d’un bac à arbres sans arbres à un autre. Une vingtaine en moins de trente secondes.
Et sans être paranoïaque, plusieurs me dévisagent d’un air tranquille, plus inquiétant au fond qu’un œil agressif. Ils me frôlent, me testent, me tâtent presque. Si jamais j’avais là un malaise…
Que font-ils en ces lieux ? Ma foi, ils s’approprient la ville en passant par ses déchets. Ils butinent les poubelles, rarement ramassées. Il y a de quoi faire. Le couscous légèrement rance, dont parle Barthes dans son article sur Fourier, est un mets de choix pour les rongeurs impavides de la « cité phocéenne », comme disent les commentateurs sportifs.
Que je défie, au passage, de situer exactement Phocée sur une carte de la Méditerranée antique — allez, c’est la moderne Foça, tout à côté d’Izmir, sur la côte turque. Evidemment, ce n’étaient pas des Turcs, à l’époque.
Avant d’arriver chez moi, finalement, j’en avais dénombré une quarantaine. En quinze minutes d’une marche rapide — des bribes de mistral qui déboulaient du couloir rhodanien, avec dans l’haleine des relents de frimas, n’incitaient guère à la promenade digestive.

Qu’est-ce que c’est que cette ville ? Un stade vélodrome avec des rats autour. La « capitale de la Culture européenne » pour deux mois encore. Une cité admirable en tous points, pourvu qu’on la regarde de loin.
La distance, j’imagine, à laquelle la contemplent les élus de la ville, qui ne sont visiblement pas au courant que leur cité, le soir (et en fait le jour aussi — le rat ne meurt jamais) est la proie des rats. Et pas le rat sympathique de Ratatouille — non, le rongeur qui amena en 1720 les tiques qui dévastèrent la ville en lui inoculant la peste.

Marseille est la seule ville de France dont le centre n’est pas réhabilité. Dont le centre est colonisé par les rats, ce qui a eu une incidence certaine sur l’immobilier. Rêvez, amis parisiens : en plein centre ville, à trois minutes de la gare, sur une artère centrale (le Cours Lieutaud), une amie vient d’acquérir un splendide appartement de 200 m2, refait à neuf, Sept grandes pièces, deux salles de bain, pour 330 000 euros — le prix d’un deux-pièces parisien moyennement bien placé. La seule ville de France où, à partir de minuit, les rats sont chez eux.
Jean-Claude Gaudin feint de l’administrer depuis 1995. Quand on sait qu’une rate met bas de six à dix petits par portée, et qu’elle peut avoir six ou sept portées par an, on calcule (mal, les grands chiffres indisposent) ce qu’il est né de rats durant les mandats successifs de l’édile en chef de la ville fondée par Protis — à l’époque, il n’y avait pas de rats dans l’admirable calanque du Lacydon, juste une aimable princesse Gauloise du nom de Gyptis. D’ailleurs, les Grecs, en bons marins, n’auraient pas toléré des bêtes susceptibles de ronger les drisses de leurs voiles. Calculez l’infini, et vous approcherez.

Lorsque je suis revenu enseigner à Marseille, en 2008, les éboueurs se sont mis en grève. Sous prétexte que la société qui les employait était privée, le maire n’a pas levé le petit doigt pour mettre fin à un conflit qui a empuanti la ville trois semaines durant. Je travaille au lycée Thiers, et pour rentrer chez moi, je traverse (parfois assez tard, parce que nos élèves nous occupent pas mal, en prépas) le marché des Capucins, sis juste en dessous. Là aussi, colonisation. Aller manger un couscous (un vrai, un délectable, à la semoule d’orge, par exemple au Femina, rue du Musée), c’est entrer dans le dernier cercle de l’enfer, le paradis de rattus rattus : maisons branlantes ou écroulées, chantiers toujours en cours, ventes d’objets hétéroclites au ras du sol, débris alimentaires trop nombreux pour être détaillés.
La dernière campagne interne du PS pour désigner un candidat à la candidature a négligé ce point : Marseille est la ville la plus sale de France assurément, d’Europe peut-être — avant ou après Naples, en tout cas, pas loin.

On se rappelle la légende du joueur de flûte de Hamelin, telle que la racontent les frères Grimm. L’expert embauché pour éliminer les rats de la cité, faute d’avoir été payé par des édiles qui préféraient faire bombance (et Gaudin, qui s’endort régulièrement sur les dossiers brûlants, au point de laisser son ami Claude Bertrand régler les détails de la gestion de la ville — l’accessoire et l’essentiel, n’est pas le dernier à lever sa fourchette dans tel petit resto situé près du port), élimina le lendemain soir tous les enfants de la ville.
Ça n’arrivera pas ici : les enfants de Marseille s’éliminent tout seuls.

Ce n’est pas d’un Menucci que nous avons besoin (lui non plus ne déteste pas manger, comme en témoigne son impressionnant volume), mais d’un joueur de flûte. D’une personnalité qui fasse sortir Marseille du Moyen Age moderne où elle se complaît par la faute d’élus tous plus incapables les uns que les autres. Des cités comparables en importance (Lyon) ou en localisation sudiste (Toulon ou Nice) sont impeccables. J’étais il y a huit jours à Montpellier, pour l’expo Diderot et ses peintres du musée Fabre (à voir). Georges Frèche et son successeur n’ont jamais transigé sur l’hygiène, et le centre-ville, aux ruelles plus étroites encore que celles du Panier, est un exemple de propreté.
Alors oui, j’appelle de mes vœux, dans l’ancienne cité de Pythéas (cherchez, bande de paresseux !), l’élection d’un grand dératiseur. Que l’on puisse rentrer chez soi sans se heurter aux hordes furtives des rongeurs — ou bien nous récolterons, un de ces soirs, la peste.

*Photo: UNIVERSAL PHOTO/SIPA. 00415546_000030.

Rejet de greffe étatique en Centrafrique

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centrafrique sangris armee

centrafrique sangris armee

Depuis le coup d’Etat du 24 mars dernier, l’attitude de Paris vis-à-vis du chaos centrafricain est passée de l’attentisme à l’activisme. « Une gestion à la petite semaine », s’indigne le politologue Roland Marchal dans sa récente tribune au Monde[1. Roland Marchal, « Cessons ces interventions de courte vue », Le Monde, 6 décembre 2013.]. Si l’on peut saluer la décision du président François Hollande de déclencher, ce 5 décembre 2013, l’opération Sangaris, avec l’accord de l’ONU, comment se satisfaire du temps perdu par la France, et de la perspective d’une réaction à courte vue, exclusivement sécuritaire ? « La Centrafrique n’est pas le Mali. Il s’agit plutôt d’un coup de main ponctuel donné au pays et à a région avant de passer le relais rapidement, au bout de six mois. »? aurait ainsi déclaré Laurent Fabius[2. Le Figaro, 27 novembre 2013.].

Obsédé par l’enterrement de la Françafrique dont il affirmait vouloir « tourner la page » lors de sa campagne, François Hollande, ne s’est pas encore donné les moyens d’une nouvelle politique africaine digne de ce nom. Trop pressé de se démarquer des imprécations moralisatrices et ethnocentriques proférées par son prédécesseur, lors du discours de Dakar en 2007, Hollande s’est inscrit résolument du côté des Modernes, pour reprendre l’expression forgée par Yves Gounin[3. Yves Gounin, La France en Afrique, Le combat des Anciens et des Modernes, Paris, De Boeck, 2009.], qui désigne les partisans d’une banalisation des rapports entre la France et l’Afrique, face aux Anciens, nostalgiques du paternalisme français sur le continent. Cette banalisation n’a pas rendu leur fierté aux Africains, car ils ne la désirent pas eux-mêmes. L’enlisement du chaos centrafricain prouve encore que cette politique du moindre mal ne suffit pas.

À défaut d’un souffle partagé avec les Africains, d’une vision modeste mais assumée, on s’en tient à l’écran de fumée des responsabilités partagées. L’objectif de multilatéralisme, agir dans le cadre d’un mandat de l’ONU, agir en soutien d’un contingent panafricain, s’appuyer sur l’Union européenne, fait office de nouveau dogme. On en voit déjà les failles : la relative indifférence de la communauté internationale à propos de l’Afrique noire, quand il n’est pas question d’opportunités économiques à saisir, de ressources à capter ; l’incapacité de l’Europe à agir, en rangs serrés, sur le plan international ; l’inefficacité des troupes africaines, mal formées, mal payées, mal équipées. Faut-il ainsi préciser que 2500 soldats, du Cameroun, du Tchad, et du Congo-Kinshasa sont déjà déployés en République centrafricaine sous la bannière onusienne de la MISCA ? Ils ont été les spectateurs passifs des innombrables exactions des derniers mois. Les 600 marsouins et autres forces spéciales françaises, projetés sur Bangui, en appui aux 600 soldats français déjà sur place, vont donc faire le job, sous couvert d’appuyer la Mission internationale de soutien à la Centrafrique (MISCA).

La décomposition des Etats fantômes africains appelle pourtant autre chose qu’un simple gendarme, qu’un professeur de démocratie, ou qu’un commissaire aux comptes. Ce qui est en jeu, au fond, en Centrafrique, comme au Mali, ce n’est pas la démocratie, ce n’est même pas la restauration ponctuelle de la paix -ce dont la France s’est fait une spécialité depuis les indépendances-, c’est la construction de la notion d’Etat[4. Jean-Loup Amselle, « Un continent frappé par l’effondrement de l’Etat », Le Monde, 6 décembre 2013.]. L’interventionnisme des années Foccart, des années 60 aux années 80, puis l’exigence de démocratisation des années 90, portée par le Congrès de la Baule, ont tour à tour empêché l’émergence de l’Etat dans les anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. Dans un cas, en réduisant les Etats africains à un théâtre d’ombres sur lesquels nous pouvions disposer à notre gré, et avec la complicité des élites africaines, nos hommes de paille. Dans l’autre, en offrant aux potentats africains l’alibi de la démocratie, paravent désormais le plus sûr, face à la communauté internationale, des réseaux mafieux et de la corruption.

L’Etat moderne, neutre et bureaucratique, tiers impartial, garant du droit et de la justice, tel qu’il s’est construit en Europe mais aussi en Asie, au cours du Moyen-Age et de l’époque moderne, n’existe pas en Afrique noire. Il bute sur une culture africaine du pouvoir qui privilégie l’accumulation ostentatoire des biens par le chef -et, par extension, par le clan-, ce qui loin d’en délégitimer les auteurs, en confirme le prestige et nourrit une compétition pour accéder à la table de l’Etat. Jean-François Bayart a pu ainsi parler d’une « politique du ventre ». La distinction entre sociétés acéphales, comme dans le cas de la Centrafrique, et royaumes africains, comme dans le cas du Mali ou du Bénin, ancien Dahomey, n’y change pas grand chose. Les logiques de prédation y étaient les mêmes autrefois, le clientélisme y reste encore la règle aujourd’hui.

Les sociétés africaines ne pourront pas faire plus longtemps l’économie de l’Etat. Contrairement à ce que l’on entend souvent, le modèle est souple. Il doit tenir compte des particularismes culturels, de l’histoire longue, mais il ne peut se réduire, comme il l’été jusque ici, à une coquille institutionnelle vide, et dont les apparences démocratiques masqueraient l’inanité. Il suppose, un pouvoir équitable, un corps de fonctionnaires éduqué et soumis à une exigence d’efficacité et d’impartialité, une société civile responsable et vigilante.

L’Afrique a encore besoin de la France, de son soutien, de son amitié, certes d’une autre manière que celle qui a prévalu ces dernières années. La bonne conscience d’une France repliée sur elle-même est un jeu de dupes qui se paiera de centaines de Lampedusa en 2050. Alors peuplé de plus de deux milliards d’habitants, le continent africain ne manquera pas de venir frapper aux portes d’une Europe vieillissante.

Au-delà du mandat onusien qui accorde douze mois à la France en Centrafrique, il faut assurément asseoir notre politique africaine sur une vision élargie, reconnaissant que nous n’avons pas toutes les clefs du développement mais que notre connaissance du terrain et une amitié dont nous n’avons plus à rougir, nous engagent à soutenir, sans faux-semblants, la construction de l’Etat en Afrique. L’intervention en Centrafrique nous offre l’occasion de relever ce défi.

*Photo : DR.

La gauche condom

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taubira racisme PS

taubira racisme PS

La culture, c’est l’autre, c’est l’ouverture, c’est le courant d’air, même, c’est le vent dans les cheveux, c’est la mèche élégamment soulevée, c’est la fière calvitie d’un crâne offensé par les propos ignobles des obscurantistes. La culture, c’est le théâtre du Rond-point, cette salle de patronage mondain, où, depuis des années, j’organise des soirées de colère et de solidarité, des soirées de résistance. La culture, c’est le partage, c’est la lutte des classes d’admiration, qui autorise les militants socialistes salariés à faire une haie d’honneur aux milliardaires socialistes. La culture, c’est la dénonciation clairvoyante et malgré tout joyeuse des fautes morales de la droite, c’est la célébration amusée et tout autant solidaire des qualités permanentes de la gauche : les premières ont conduit naturellement à l’esclavage des Noirs, au colonialisme, à la fuite des capitaux, et même à la corruption de Cahuzac ; grâce aux secondes, on peut jouir du capitalisme et en dénoncer les excès. La gauche, c’est la Raison au service des siens. La gauche, c’est l’appropriation collective des moyens de vivre de la droite, c’est la justification rationnelle du mode de vie de droite par la gauche riche.

Je suis de gauche. Je ne m’en lasse pas. Je n’ai jamais été tenté par la droite. Parfois, je pense à tout ce que je n’aurais pas obtenu, aux gens que je n’aurais pas côtoyés si j’avais été de droite, et j’en frémis. Par exemple, Valérie Trierweiler ne m’aurait pas embrassé en regardant les caméras, elle ne m’aurait pas confié à voix haute, pour être entendue pas la forêt de micros qui l’entoure en permanence, l’une de ces sentences creuses et fermes dont elle a le secret.

On reconnaît un humoriste de gauche au fait qu’il déclenche les rires seulement après avoir lancé une formule hargneuse et dénonciatrice, alors que les électeurs de droite sont tellement bêtes, tellement premier degré, qu’ils s’esclaffent dès que paraît un humoriste de droite. Au reste, il n’y a pas d’humoriste de droite. Il n’y a que des imbéciles de droite, qui attendent qu’un salaud les fasse rire ! La droite c’est le sperme d’Adolphe H., toujours actif, cherchant le ventre fécond d’une salope, d’une bourgeoise insupportablement belle, vêtue d’un pantalon en agneau plus souple que la soie de sa chair rose, en bas noir et à talons hauts, soumise à un rut brutal et furtif. La gauche, c’est le condom prêt à servir, afin que la semence satanique n’irrigue point ses muqueuses. La gauche, c’est l’interruption de grossesse en cas de rupture du caoutchouc : ainsi, le foutre d’abomination jamais ne donnera naissance à la nouvelle Bête immonde. Je suis donc un condom : qui me condamnera ?

La gauche, c’est le siècle des Lumières avant l’électricité ; la droite, c’est l’électricité par les centrales atomiques. Je suis de gauche. Le soir, dans mon lit, j’écoute avec ravissement tomber lentement mes paupières, et j’entends sans me lasser le friselis que font mes petits doigts dans le poil de ma barbiche. Je suis drôle. Mes amis rient.

Je roule à droite, mon volant est à gauche. Je ne crains pas d’évoquer la Révolution. Il ne m’arrivera rien. Je suis la moyenne des peurs et des aspirations de ma classe. Tout mon discours est une parfaite illustration de notre langue vernaculaire : celle du pouvoir. François Hollande vous étonnera. Guy Bedos ne m’a jamais déçu.

*Photo : REVELLI-BEAUMONT/SIPA. 00670715_000012.

Borloo-Bayrou : coïtus interruptus?

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« C’est plié, il n’y a pas de match, Sarkozy va revenir », a prophétisé Jean-Louis Borloo jeudi. Le président de l’UDI tire ce scoop de son récent déjeuner avec l’ancien chef de l’Etat, qui lui aurait confié ses ambitions présidentielles entre deux coups de fourchette. À en croire Borloo, Sarkozy consulte les grands pontes centristes les uns après les autres, dans l’idée de former une alliance en vue de la présidentielle de 2017. Il se murmure même que le prédécesseur de François Hollande voudrait créer un nouveau parti, histoire de ne pas hériter du discrédit qui colle aux basques de l’UMP depuis l’an dernier. Cela n’a échappé à personne, le règlement de comptes Fillon-Copé a laissé des traces dans l’opinion…

Mais tout cela ne nous dit pas pourquoi Sarkozy reçoit à tout va les amis de Borloo. Sitôt ses fiançailles avec François Bayrou scellées et l’alliance UDI-Modem créée autour du label « L’Alternative », Jean-Louis Borloo retrouve sa vieille défroque d’éternelle caution sociale de la droite. Dans ses dernières déclarations, on reconnaît le doux fumet de sa vraie-fausse candidature annoncée à l’automne 2011 par Rama Yade (signe prémonitoire…), suivie d’un soutien direct à Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle. Borloo reviendrait-il au bercail ? Son acolyte centriste, qui bat la campagne à Pau, devrait en tout cas se faire du mouron : aussitôt annoncée l’alliance UMP-UDI-Modem à Paris et Marseille, voilà que Borloo se mue en Pythie du sarkozysme.

Nombre de journalistes politiques aimeraient être une petite souris – ou un méchant mouchard- pour savoir ce que Borloo et Bayrou se disent en ce moment. Connaissant la réputation d’éternel velléitaire du premier et les ambitions présidentielles récurrentes du second, on peut raisonnablement penser que la pilule Sarko ne passe pas.

Autrefois, on disait des trotskistes qu’à deux ils formaient un parti, à trois des tendances, à quatre une scission. Désormais que le Vieux est passé de mode, il semblerait que cet adage vaille pour les centristes…

Le dégoût des autres

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moutons-unique-pluralisme

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Ils ne regrettent rien. Mais on ne les y reprendra pas de sitôt. À une écrasante majorité, les  « 343 salauds » sont des gentlemen – et beaucoup sont des amis. Ils n’ont pas eu la muflerie de me reprocher d’avoir librement choisi de figurer sur une liste dont nous ignorions tous qu’elle serait d’infamie (pour les distraits, il s’agit de celle des signataires du manifeste contre la pénalisation des clients de prostituée publié dans notre précédent numéro). En attendant, beaucoup trouvent qu’ils ont pris cher.

On les comprend. La bagarre, c’est un métier.Et même quand on aime ça, on n’est pas forcément outiller pour essuyer avec philosophie le torrent de venin et la pluie acide de haine, relevés d’un pénible fumet scatologique, qui se sont déversés sur les malheureux signataires – et, au passage, sur votre servante. Ceux-là se sont vus dénoncés comme d’abjects prédateurs, de dégoûtants exploiteurs, des ordures jouissant sans vergogne de la misère des femmes. Quant à moi, bien qu’ayant quelques heures de vol en matière de polémique, j’ai été sidérée par les épithètes accolés à mon nom : admettons que « la salope », je l’avais cherché, mais que tant de gens qui ne m’ont jamais vue – et encore moins lue – puissent écrire, sans même se planquer derrière un pseudo, que je suis « libidineuse », « monstrueuse », « repoussante », « malfaisante », j’avoue que cela me surprend. Sur son blog hébergé par 20 minutes, un obscur avocat, dont la première raison de vivre semble être une haine rabique d’Israël, qualifie Causeur de « foyer microbien », et le plus aimable des commentaires voit en moi « toute la malveillance du monde déguisée en jolie fille ». Soral fait à peine mieux en me décrivant comme une « vilaine putain sioniste » – vilaine, c’est vexant, non ? Notons qu’en matière d’invective, je n’arrive pas à la cheville de notre amie Virginie Tellenne, Frigide Barjot à la scène : une « mocheture », une « abomination », qu’on dirait « sortie d’un film porno » et qui ne mérite que de pourrir dans les « abysses du néant », pouvait-on lire, entre autres gracieusetés, sur je ne sais plus quelle page Facebook.

Je dois être exagérément susceptible. D’après mes amis de gauche, j’accorde beaucoup trop d’importance à des quidams excités. Tu sais bien que « c’est comme ça », me disent-ils. Non, je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi les excités qui injurient Christiane Taubira sont plus inquiétants que ceux qui crachent sur Barjot. Je ne sais pas pourquoi nul ne moufte quand l’impertinent Nicolas Bedos, rétractataire précoce, affirme que ses anciens complices sentent mauvais – le pauvret a été abusé, je lui avais caché ma « liste nauséabonde ». Ce ne sont pas les idées qui puent, mais les personnes. L’animalisation de Christiane Taubira est insoutenable, mais la « merdification » des ennemis du peuple et du progrès est anecdotique, voire admirable. Rioufol, Zemmour et de Koch, qui étaient nommément désignés par Bedos, ne sont ni ministres de la République, ni femmes, ni noirs.

Quand ils parlent, c’est de la « diarrhée », quand ils écrivent, c’est de la « bouse » ou du « vomi ». Ainsi, la plupart des commentateurs et des acteurs qui étaient, comme nous, opposés à la loi anti-prostitution ont tenu à faire savoir que nous étions infréquentables, ringards, débiles et tutti quanti. Comme s’ils avaient peur que nous contaminions leurs merveilleuses idées par notre dégoûtante présence.

On n’a pas non plus invoqué, quand le ciel est tombé sur la tête des « 343 », le climat délétère ou le terreau corrompu. Quelques racistes à bas front cachent, selon la romancière Scholastique Mukasonga, une forêt de « papas et mamans de souche qui apprennent à leurs enfants de souche à agiter des bananes de souche », mais les milliers d’imbéciles qui éructent à jet continu l’aversion que leur inspirent ceux qui ne pensent pas comme eux ne contribuent nullement à dégrader le climat.

Les uns souillent la République, les autres font œuvre de salubrité publique. De même, toute ressemblance entre le délire anticapitaliste d’un Abdelhakim Dekhar et la musique du Mélenchon grand style, voire celle du Hollande des grands soirs de campagne, est purement fortuite – soyons clair, notre Che Guevara national n’est pas plus responsable de l’attaque contre Libé qu’Alain Finkielkraut des crimes de Breivik. Il faudrait en parler aux spécialistes du climat et autres chercheurs en terreau.

D’accord, nous ne sommes pas des porcelaines chinoises – pas moi en tout cas. Si nous revenons sur ce mémorable scandale, ce n’est pas pour pleurnicher sur la méchanterie de nos détracteurs, mais parce qu’il est symptomatique de l’état du débat public et paradigmatique de ce qui nous arrive : les cris et trépignements de la meute des bigots donnent une idée de l’avenir radieux dont ils rêvent et des méthodes qu’ils emploieront pour le faire advenir. Ainsi apparaissent les prémices d’une nouvelle terreur, certes kitsch mais pas si douce que ça. Par grignotages successifs, c’est « l’un des droits les plus précieux de l’homme » – celui de « parler, écrire, imprimer librement », selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – qui disparaît. Et personne ne s’en offusque. Le spectacle de l’autocritique télévisée et la pratique décomplexée de la délation publique n’inspirent pas la moindre analogie aux amateurs d’« heures les plus sombres de notre histoire ». Pas l’ombre d’une réminiscence quand de nouveaux ennemis du peuple sont chaque jour cloués au pilori – vieux mâles, blancs, riches, réacs, sans oublier les gens de la Manif pour tous : la roue de l’infortune tourne sans relâche. Dans le monde parfait qu’on prétend nous faire aimer, de gré ou de force, tout est pour tous, sauf le pluralisme.

Il suffit pourtant de tendre l’oreille pour connaître le programme que concocte une constellation d’associations punitives, groupusculaires mais efficaces, encouragées par quelques aboyeurs médiatiques et leurs innombrables perroquets. Il s’agit de réformer les mentalités, de décoloniser les représentations et de dé-genrer les imaginaires.

Bref, pour transformer le monde, il faut interdire qu’on le comprenne et plus encore qu’on le critique. Malheur aux réfractaires, aux hésitants, aux mous du genou : le changement, c’est maintenant. Applaudissez ou disparaissez !

Ne pleurez pas le monde ancien, il est déjà mort et vous le serez bientôt, déclare en substance Léonora Miano, lauréate du prix Fémina, s’adressant à travers l’écran à tous ceux qu’inquiètent les malheurs de l’identité française. Je suis une progressiste, ânonne pour sa part Anne-Cécile Mailfert, la tordante patronne d’Osez le féminisme !

Bientôt, grâce à elle et à ses copines, tout le monde aura le droit à une sexualité libre – un oxymore, lui ai-je fait remarquer, mais je ne suis pas sûre qu’elle ait goûté ma blague. C’est qu’elle semble vraiment croire qu’on a découvert le clitoris il y a une dizaine d’années, sans doute dans les livres des féministes américaines.

Bien entendu, ces péronnelles et perroneaux imbus de certitudes veulent notre bien. Ils entendent nous délivrer du mal et du mâle, de la guerre des sexes et du choc des cultures – le plus simple étant de détruire et le sexe et la culture eux-mêmes, ce à quoi ils s’emploient avec un zèle infatigable.

On me dira que l’Histoire, comme prévu, nous repasse le plat en farce. En effet, il y a de quoi rire, il n’y a même que ça à faire, quand un Thierry Ardisson, évoquant le Manifeste, fait sa chochotte outragée, que Bruno Gaccio, ex-auteur-à-vie des « Guignols », nous dispense une leçon de maintien, ou que l’impayable Nicolas Bedos s’autorise à décréter, sur Canal+, que Frédéric Beigbeder (coupable d’avoir eu l’idée des « 343 salauds ») aurait « niqué Anne Frank avant de la vendre aux Allemands ». Désolée, cher Frédéric, mais s’il faut se cacher un jour, j’aimerais mieux ta cave que celle de Nico.

On a toujours raison de se moquer. En attendant, quand des adultes n’osent plus émettre publiquement des opinions d’adultes (critiquables mais respectables), il est peut-être temps de s’inquiéter. Nous sommes en train d’apprendre à vivre et penser par temps de peur.

L’édification de ce vaste dispositif de contrôle des esprits – les corps suivront – n’a pas commencé avec les « 343 ». Cependant, la quinzaine de la haine organisée en notre honneur révèle peut-être la vérité la plus profonde de la mutation en cours. Nul ne peut plus ignorer que l’homme nouveau est une femme. Dans le vaste arsenal des armes d’intimidation massive, le moralisme néo-féministe est le plus féroce. Rien de plus terrifiant, dirait-on, que de passer pour un macho, un mâle dominant, un homme à l’ancienne. Cela explique que quelques « salauds » repentis se soient livrés à de piteuses autocritiques et à d’humiliantes contorsions sur le mode du chaudron : j’ai signé sans réfléchir – elle m’a obligé – je ne la connais pas. De grands gaillards vous confient en privé qu’ils recourent parfois à « l’amour tarifé » et proclament gravement en public que le « système prostitueur » doit être éradiqué.

Il faut dire que l’enjeu n’est pas seulement le désagrément moral que procure la réprobation de ses contemporains. Un écrivain qui s’était spontanément proposé pour être le 344e et le proclamer avec fracas dans le présent numéro s’est désisté dans un courriel embarrassé, l’agence de com’ avec laquelle il collaborait pour le lancement d’un produit de luxe lui ayant fortement déconseillé, pour être poli, de mêler son nom à une cause aussi douteuse, défendue par des gens plus douteux encore. On ne lui jettera pas la pierre – il faut bien vivre. Mais que dire à celui-ci, englué dans un divorce sanglant, dont la tendre épouse menace d’utiliser son affreux forfait pour s’attirer la sympathie des juges ? Et à cet autre, qui craint de voir une nomination future compromise : le sommera-t-on de dépérir pour ses idées ?

Tous les domaines de la pensée et de l’existence humaines sont ainsi balisés par de nouveaux interdits qui ne visent nullement à protéger les valeurs auxquelles même les réactionnaires les plus endurcis sont attachés, comme la dignité humaine ou l’égalité entre les hommes et les femmes, mais à sanctuariser l’unique vision acceptable du monde. L’air de rien, on instaure, par la loi ou la pression sociale, de nouveaux délits d’opinion. Une illustration éclatante en a été fournie lors de la longue bataille du « mariage pour tous », tous les opposants ayant été, de proche en proche, dénoncés comme homophobes, puis, grâce à l’agitatrice de banane, comme racistes –tout se tient. On assiste aujourd’hui à la traque obsessionnelle de tout propos non conforme sur les femmes.

Animateur d’un blog nommé « Hommes libres », hébergé par la Tribune de Genève, John Goetelen a récemment vu deux de ses textes, dans lesquels il tentait, non sans brio, de déconstruire la notion de femme-objet, refusés par Agoravox – que l’on ne savait pas si regardant. « Suite à vos deux derniers articles intitulés “Pubs sexy : la femme objet n’existe pas” et “Pub, femme, sexe: puritanisme contre libéralisme”, nous avons reçu des plaintes pour contenu illicite en application de la loi du 29 juillet 1881 (sexisme et misogynie). » Messieurs, il faudra désormais parler de nous avec tous les égards qui nous sont dus – sauf si on est réac, ce qui annule le bénéfice de l’état de femme. Dans le même esprit de paix et d’amour entre les sexes, Mediapart a récemment inventé le « Machoscope », outil analytique permettant de procéder à « l’inventaire du sexisme ordinaire et du harcèlement dont sont victimes militantes et responsables politiques. » C’est bien la haine de l’homme, et plus encore de la sexualité, avec ses tourments et ses turpitudes, ses ratages et ses malentendus, qui anime nos casseuses de tabous (et de bonbons, pardon pour ce dérapage). Parlant avec dégoût des clients des prostituées, la marchande de perles Mailfert m’a lancé cette amusante accusation : « Vous défendez les puissants ! » Je me suis retenue à temps de lui demander si, elle, défendait les impuissants.

N’empêche, c’est pas pour nous vanter mais, dans le débat sur la prostitution, mes « salauds » et moi (qu’ils me pardonnent ce possessif affectueux), avons quand même fait bouger les lignes. Après deux semaines d’unanimisme vociférant où le parti de l’abolition – de la prostitution et du réel avec – a pu croire qu’il avait gagné, il a enfin été possible d’échanger des arguments raisonnables. Et là, surprise, les plus solides piliers du camp du Bien se sont ralliés à notre position, qui s’est égale- ment avérée celle d’une écrasante majorité de Français, mais ça, ça ne compte pas. En revanche, que Le Monde se soit prononcé contre la pénalisation des clients, cela peut changer la donne. Les députés qui jusque-là faisaient le dos rond, peu soucieux d’être étiquetés comme complices des proxénètes et des réseaux mafieux, n’ont plus très envie d’apparaître comme des partisans de l’abolition.

Coïncidence, sans doute, le début de l’examen du texte a été reporté à un vendredi, jour où les parlementaires sont absents. Ni salauds ni téméraires, en somme. Il n’est pas exclu que ce projet-phare de la modernité en marche aille rejoindre l’instauration du droit de vote des étrangers aux élections locales au magasin des illusions enterrées. Espérons, le cas échéant, que Najat Vallaud- Belkacem ne nous tiendra pas rigueur d’avoir contribué à ce recul, certainement provisoire du reste. Cette fois, l’intimidation a peut-être échoué. Mais il est peu probable que ce semi-échec arrête les épurateurs. En attendant de réduire intégralement les divergences, on peut compter sur eux pour s’employer à neutraliser les divergents, ou, au moins, à les décourager. Bref, l’idéologie du soupçon que l’on nomme aujourd’hui progressisme n’en a pas fini avec vous. Vous regrettez le temps où l’on pouvait fumer dans les bistrots ? Vous roulez pour le lobby du tabac. Vous pestez contre les radars ? Vous êtes partisan de la « violence routière ». Vous plaidez pour l’enseignement de l’Histoire de France ? Vous voulez traumatiser les enfants d’immigrés. Vous doutez des bienfaits du multiculturalisme ? Vous déroulez le tapis brun à Marine Le Pen.

Tant de malveillance, de mauvaise foi et de volonté de nuire finissent par lasser. Alors, on s’habitue à ne plus oser dire ce qu’on pense. Et on finira par ne plus oser penser.

Cet article en accès libre est extrait du numéro de décembre de Causeur magazine. Pour lire l’intégralité du magazine, achetez-le ou abonnez-vous.

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*Photo: Soleil

Les médias publics russes sont plus libres que les chaînes privées

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alena vugelman russie

alena vugelman russie

Vu d’ici, le métier de journaliste en Russie semble un sport de combat- Qu’en est-il vraiment ?

Alëna Vugelman: Vous parlez des journalistes qui se définissent comme étant d’opposition. Or, dans le journalisme, l’opposition n’est pas une fin en soi. Le métier de journaliste  consiste à rechercher l’objectivité, avec recul et honnêteté, et ça, ça n’existe presque  plus. Sur notre chaîne TV4, par exemple, on présente toujours au moins deux points de vue. Quand un journaliste de ma chaîne me propose un travail tout ficelé, prêt à être diffusé,  mais qui ne présente qu’un seul point de vue, sans contradiction, je le refuse.

En tant que directrice de chaîne publique, pensez-vous qu’il y ait des sujets qu’on peut moins facilement  aborder dans le publique que dans le privé ?

La quatrième chaîne appartient à une usine d’Etat, une entreprise qui produit du matériel urbain et routier. Donc, il s’agit d’une structure à capitaux publics, mais qui n’est pas directement dirigée par l’Etat. En réalité, il n’y a que très peu de journaux privés en Russie, presque toute la presse a un lien, d’une manière ou d’une autre,  avec le gouvernement. D’expérience,  je constate qu’on  est  plus libre dans les médias à capitaux publics. La quatrième chaîne  a été privée pendant  21 ans  avant de retrouver le giron du public il y a deux ans, alors je peux en parler. Dans les médias privés, les dirigeants sont des hommes d’affaires, des banquiers, des oligarques qui s’imposent et les journalistes deviennent tributaires de toutes leurs pressions. Ils mettent les médias au service de leurs intérêts propres et ne veulent pas non plus se brouiller avec le pouvoir. En réalité, dans de tels médias, il y a deux courants de pression, du côté du propriétaire  et du côté du pouvoir. Mais, cela ne concerne pas la 4ème chaine.

Vous avez commencé votre carrière journalistique il y a plus de 20 ans, comment voyez-vous l’évolution de votre métier ?

J’ai démarré en pleine Perestroïka. Les jeunes journalistes que nous étions voulions nous battre pour la vérité. Nous aurions fait n’importe quoi pour ça. C’était notre idéal.Depuis, il y a eu un énorme changement, un nivellement vers le bas du niveau du journalisme. Les jeunes préfèrent aller là où il y a l’argent, notamment dans les relations publiques. Ils sont désabusés. Ils ne pensent plus à la recherche de la vérité, mais tiennent à leur confort personnel.

Qui en est responsable ?

C’est en partie de la faute de la génération précédente. Ceux de mes confrères qui n’ont pas respecté les normes déontologiques ont dégoûté les suivants de ce métier. Plus de la moitié de la production journalistique  n’est plus du journalisme à proprement parler mais de la communication. Ces jeunes  journalistes écrivent des articles, commandés, sur le business, sur la redistribution des marchés, sur les nouveaux produits etc. C’est leur gagne-pain. Et les annonceurs  trouvent plus intéressant d’être intégrés à l’article plutôt que de figurer dans un encadré à la marge de la page.

Vous vivez à Ekaterinbourg, capitale de l’Oural, quelle est la particularité de cette région qu’on connaît peu ici ?

Notre région est un laboratoire politique où Moscou teste des idées nouvelles avant leur application généralisée. Il a fallu nommer le représentant de l’exécutif en Oural. C’est un homme du peuple qui travaillait comme ouvrier dans une usine. Sauf qu’il était tellement proche du peuple qu’il ne comprenait rien aux dossiers et qu’il a fallu lui attribuer un conseiller pour qu’il puisse suivre les conversations avec les grands patrons et les représentants politiques.

Un autre exemple, plus récent, est l’élection du Maire d’Ekaterinbourg. Tout le monde a été très étonné de la victoire de M. Royzman, le représentant de l’opposition. Le premier surpris a d’ailleurs été  l’intéressé lui-même ! Il n’avait pas à proprement parler le profil-type. Il a même fait de la prison. C’est qu’il a été décidé, en haut, de laisser une place à l’opposition …. Inutile d’ajouter que depuis l’élection de ce « contestataire » les choses ne sont toujours pas arrangées. Mais maintenant c’est lui le pouvoir et la cible de la contestation !

*Photo : DR.

Soirée Taubira au Rond-Point : la Lune et le doigt

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Théophane, vous critiquez la marche du 30 novembre à Paris contre le racisme et la soirée antiraciste organisée le 2 décembre au Théâtre du Rond-Point. À trop porter votre attention sur ces manifestations, vous en venez, mécaniquement pourrait-on dire, à minimiser les causes qui les ont produites, à savoir les insultes proférées par une fillette à l’encontre de Christiane Taubira et auparavant les comparaisons entre la ministre et un singe, faites par une ancienne candidate FN aux municipales.

« Comme on entend tous les jours dans une cour de récréation », écrivez-vous à propos des joyeusetés prononcées par la fillette. Cette remarque tend (ce n’est peut-être pas votre intention) à relativiser la portée des paroles prononcées. À force de vouloir éviter la reductio ad hitlerum, on en finit par ne plus savoir différencier ce qui est dans l’ordre des choses de ce qui ne doit pas l’être. Ce n’est pas parce que des insultes de type raciste se font entendre à la récré qu’elles conservent un statut de cour d’école, dans la rue, au passage d’un individu, ministre ou non. Elles en acquièrent un autre, beaucoup plus puissant. Elles ne sont plus un jouet en plastique mais une arme dont les balles, pour être verbales (tiens, je slame), n’en sont pas moins réelles.

Ces comparaisons animalières, dans ce qu’elles avaient et gardent de haineux, visaient les juifs avant la Seconde Guerre mondiale – le personnage déguisé en guenon dans « Cabaret », la comédie musicale de Bob Fosse. Cela ne signifie pas qu’un processus d’extermination soit en cours en France, cela veut dire que la passé nous oblige. Ce n’est pas parce que certains ont surfé et continuent de glisser corps huilé sur le devoir de mémoire que nous devons ignorer les vagues de racisme quand elles se présentent (l’horaire des marées est là-dessus mal renseigné). Les pouvoirs publics ont eu raison de réagir fermement aux propos de cette petite fille.

Nous en sommes aujourd’hui au point où nous ne nous indignons plus, quand nous le pourrions pourtant, au motif que ce serait là donner des gages au « camp d’en face ». On en est à bouder son plaisir, pire, à regretter la défaite quand la France se qualifie pour la coupe du monde de football au Brésil. C’est bien dommage, d’autant plus que la victoire, contrairement à ce qui a été dit par des esprits chagrins, a été obtenue de très belle manière. À force de refuser d’être un idiot utile, on risque de perdre toute utilité et on a de grande chance de finir idiot.

 

Deux tabous sur l’immigration

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immigration becker tabou

immigration becker tabou

En France, la réflexion sur l’immigration est victime de deux tabous.

Le premier tabou est éthique. Selon la vulgate morale en vigueur, il existerait un consensus éthique pour admettre le droit inconditionnel d’un immigré à rejoindre un pays développé. Ne pas reconnaître ce droit serait crime de non-assistance à personne en danger. Or, comme l’a rappelé opportunément Christopher Heath Wellman, il n’existe aucun consensus éthique sur cette question. Les principales philosophies morales (aristotélisme, utilitarisme, rawlsisme) seraient plutôt d’avis qu’il n’existe aucune obligation éthique pour une nation d’accueillir un étranger en difficulté.

Prenons le cas de la Théorie de la Justice de Rawls (1971). Selon cette théorie, une société est juste, notamment, si elle accorde un traitement préférentiel (techniquement, on appelle ça  le principe de différence) aux nationaux connaissant la situation économique la plus difficile. Or, si l’on accueille massivement des étrangers en difficulté, ce seront évidemment les nationaux les plus défavorisés qui seront affectés. Bref, on violera le principe de différence (ou on le videra de son sens) et, au final, la société ne se comportera pas de façon juste. Par conséquent, au regard des principales éthiques existantes, il n’y a aucune obligation morale d’accueillir inconditionnellement des étrangers en difficulté. Ceci, toutefois, n’est pas vrai d’une philosophie morale en particulier: le libertarianisme tel qu’il a été illustré par des auteurs comme Rand, Nozick ou Rothbard. Ces tenants du « laissez-faire » intégral sont favorables à la liberté totale d’immigrer, mais pour une raison simple : la Nation, l’Etat n’ont aucune réalité. Les seules réalités, ce sont des individus souverains et propriétaires. Et comme ils sont propriétaires, ils sont libres d’inviter qui ils veulent dans leur domaine : un immigré est un invité souverain, libre d’aller s’installer où il est invité par un autre individu souverain. Tout cela est beau comme l’antique. Mais si l’individu libre, propriétaire et souverain est en droit d’accueillir qui il veut chez lui, il n’est pas en droit de faire supporter aux autres propriétaires souverains les embarras éventuels que peut causer son invité. Reconnaissons donc que les positions éthiques libertariennes en matière d’immigration ne mènent nulle part, sauf au désastre. Par ailleurs, quels sont les peuples, européens ou non,  qui  seraient prêts à admettre que la Nation et l’Etat sont des réalités vides de sens ?

À côté de ce tabou éthique, dont on vient de voir ce qu’il vaut, il y a un tabou économique. Mais avant de l’ausculter, mentionnons d’abord que la science économique s’intéresse de plus en plus à l’immigration. Dans ce domaine, les grands noms sont, notamment, George Borjas et Barry Chiswick, tous deux issus de l’université de Chicago. Le tabou économique  consiste à laisser croire que les politiques de régulation de l’immigration par les quantités sont les seules possibles. Or ces politiques ont toutes échoué, à quelques nuances près. Conclusion : on a tout essayé ; on a toujours échoué ; il n’y a rien à faire. Voilà le tabou économique. Or, il est erroné. Pour réguler un marché, et le marché de l’immigration est un, on peut utiliser deux politiques. La première consiste à réguler les quantités en contingentant les entrées. Cette politique a échoué. Et puis, il y une autre politique qui consiste à agir sur le prix de l’immigration, pour réduire les entrées et les candidatures. Gary Becker, prix Nobel d’économie, a fait à ce sujet une proposition originale (ça lui ressemble) et profonde : pourquoi ne pas rendre l’immigration payante ? Avant de crier au « fascisme », examinons la logique de sa proposition. Becker fait tout d’abord remarquer qu’un immigré paie généralement fort cher la possibilité de s’installer dans un pays développé. Mais les sommes qu’il débourse, il ne les acquitte pas aux Etats qui les accueillent, mais à toutes sortes de trafiquants (passeurs, esclavagistes de tout acabit). Donc, l’immigration n’est jamais gratuite. Second point souligné par Becker : à partir du moment où un immigré met le pied sur le sol d’une nation développée, il bénéficie de multiples avantages (sociaux, mais également infrastructures, organisation de l’Etat) pour lesquels, contrairement aux nationaux et résidents, il n’a jamais payé ni contribué. Dans ces conditions, pourquoi ne pas créer un droit d’entrée ? Sur le plan économique comme sur celui de la justice, il n’y a là rien de choquant, au contraire. Le pays d’accueil fixerait donc un montant de droit d’entrée et tout immigré qui l’acquitterait se verrait reconnaître tous les droits d’un résident légitime. Evidemment, se pose la question du montant du droit d’entrée. Pour les Etats-Unis, Gary Becker avance le chiffre de 50 000$, soit un peu moins de 40 000 euros. Tout dépend de ce que l’on recherche : si l’on est prêt à accepter beaucoup d’immigrés, on peut fixer le droit d’entrée à un prix faible. Si l’on souhaite décourager l’immigration, alors il faut un prix élevé du droit d’entrée. Mais avant de pousser des cris d’horreur devant un tel système, il faut préciser plusieurs points. Tout d’abord, Gary Becker prévoit que les immigrés potentiels puissent emprunter dans une banque du pays d’accueil (privée ou publique) le montant de leur droit d’entrée, de la même façon que les étudiants financent leurs études par des emprunts étudiants. Ensuite, actuellement, les immigrés paient pour migrer, mais cet argent est capté par des trafiquants. Le système du droit d’entrée permettrait que cet argent soit utilement utilisé pour financer l’entrée. Enfin, les montants qui seraient collectés par les droits d’entrée pourraient être utilisés utilement, soit pour faciliter l’arrivée des nouveaux migrants, soit pour aider les pays de départ à se développer, soit pour venir en aide aux nationaux les plus démunis. Au total, le système serait cohérent et certainement beaucoup plus juste et transparent. Certes, il ne règlerait pas tous les problèmes. Une immigration illégale continuerait d’exister, mais dans des proportions certainement plus faibles. En effet, les clandestins seraient fortement incités à régulariser leur situation, ne serait-ce que pour bénéficier des avantages liés à une présence légitime. Plus que tout, cette « régulation par les prix » agirait comme un facteur d’intégration. Car une fois qu’un immigré aurait payé son droit d’entrée, qui pourrait contester la légitimité de sa présence sur le territoire ? Il ferait partie du « club » et, psychologiquement, ce serait un pas décisif.

Alors, si l’on doit parler d’immigration, évitons les « tabous » ou l’eau bénite du pape François. Ce ne sont pas eux qui résolvent les problèmes. Ils les accentuent.

 *Photo : Thibault Camus/AP/SIPA. AP21479224_000009.