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L’enterrement de Hugo

« Je donne cinquante mille francs aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l’oraison de toutes les Églises. Je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu ». (codicille de Victor Hugo à son testament, remis à Auguste Vaquerie, en août 1883).

Victor Hugo ne s’est pas contenté de mourir chez lui, le 22 mai 1885, mais encore dans l’avenue qui portait son nom de son vivant ! Sa gloire était immense et universelle. Il ne l’ignorait nullement : dans une famille qui m’est proche, on rapporte l’histoire de l’arrière-grand-mère, jolie femme encore jeune, se promenant un jour, à Paris. Elle croise un individu de belle allure à barbe blanche, mais l’ignore, selon les convenances de l’époque, alors l’homme : « On ne salue pas Victor Hugo ? ». Cette légende familiale est mieux que vraie, elle est possible.

Sa mort, cependant, fut paisible. Il eut le temps de dire adieu à ses proches. Après le décès, il fut placé sur son lit. Nous avons un témoignage original, la lettre que l’historien Émile Mâle écrivit à ses parents après avoir rendu une visite d’hommage et d’admiration muette à la dépouille de Victor H. Il était alors un jeune lycéen, très brillant, à Louis-le-Grand, préparant le concours de l’École normale supérieure (il sera reçu premier à l’agrégation) : « […] j’ai eu la faveur insigne d’entrer chez Victor Hugo et de voir le grand homme sur son lit de mort. C’est à Claretie que j’en suis redevable. Il avait demandé à son oncle Jules Claretie quelques mots de recommandation qui puissent lui permettre d’être admis chez Victor Hugo avec quelques amis. Nous étions cinq ou six de l’école. Nous avions acheté une couronne pour ne pas nous présenter les mains vides. On nous a introduit dans le salon, où on nous a fait attendre un petit quart d’heure. Nous avons examiné la maison à loisir ; nous avons vu par la porte ouverte le joli petit jardin, où Victor Hugo se promenait, la véranda où il s’asseyait et où on voit encore son fauteuil à côté des chaises de ses petits-enfants, le salon qui était tout rempli de fleurs et de couronnes, la salle à manger, tendue de cuir jaune, toute petite et très modeste. Enfin, on nous fait monter ! Dans la chambre, deux dames sont assises : Mme Lockroy et Mme Mesnard-Dorian. Le lit est au fond, dans l’ombre. Victor Hugo est couché, avec une palme verte sur la poitrine. Sa tête est très belle : il est aussi blanc qu’une statue de marbre. On dirait un buste de vieux poète grec. Près de son front, pour mieux en faire ressortir la blancheur, on a mis un bouquet de fleurs rouges. Nous le contemplons quelques minutes, tout pleins d’émotions, nous mettons notre couronne au pied du lit, et nous partons. Ce sera pour nous tous un grand souvenir. C’est ce soir qu’il est exposé à l’Arc de triomphe. On nous a donné une permission de onze heures et demi, pour que nous puissions voir l’effet grandiose de ce catafalque illuminé. Lundi, nous partirons à huit heures pour l’Arc de triomphe : par précaution, nous déjeunerons très copieusement avant de partir ; et l’économe, homme avisé, nous donnera des petits pains et du chocolat pour mettre dans nos poches. » […] ».[1. Lettre d’Émile Mâle (1862-1954) à ses parents, le 31 mai 1885 « Souvenirs et correspondances de jeunesse »,éditions Créer. Rappelons qu’il est le grand rénovateur de l’histoire de l’art en France, en particulier pour ce qui relève de l’époque médiévale.]

Les provisions de bouche furent sans douté dévorées par les jeunes gens, car elle fut longue, la marche vers le Panthéon qu’entreprit le cercueil, depuis l’Arc de triomphe jusqu’à sa destination finale. Le cercueil de Victor Hugo est donc exposé le 31 mai et jusqu’au lendemain matin, sous l’Arc, drapé pour l’occasion d’un grand voile de gaze noire. Il est déposé sur un catafalque énorme, qui le rend visible de très loin. L’émotion populaire se manifeste par une foule innombrable (deux millions ?), rassemblée autour de sa dépouille, puis le long du parcours que suivra le cortège, le lendemain, 1er juin, jusqu’au Panthéon. « Totor »[2. Surnom affectueux que Juliette -dite Juju- Drouet, donnait à son grand homme.] Hugo retrouvait ce peuple qui l’avait acclamé le 5 septembre 1870, alors qu’il rentrait enfin de son exil interminable (près de vingt ans !) : « Citoyens ! j’avais dit : “Le jour où la République rentrera je rentrerai“, me voici ! ». La république, Troisième du nom, lui fit des funérailles grandioses, auxquelles s’associèrent certains nationalistes, parmi lesquels des jeunes gens qui n’oubliaient pas le père du romantisme français ; ainsi Maurice Barrès.

Ce dernier nous en a laissé un superbe témoignage, certes quelque peu emphatique par instant, mais non dénué d’émotion vraie.
« […] Un immense voile de crêpe, dont on avait essayé de tendre l’angle droit de l’Arc de Triomphe, paraissait, des Champs- Elysées, une vapeur, une petite chose déplacée sur ce colosse triomphal. La garde du corps, confiée aux enfants des bataillons scolaires, était relevée toutes les demi-heures pour qu’un plus grand nombre participassent d’un honneur capable de leur former l’âme. Ces enfants, ces crêpes flottants, ces nappes d’administrateurs épandues à l’infini et dont les vagues basses battaient la porte géante, tout semblait l’effort des pygmées voulant retenir un géant : une immense clientèle crédule qui supplie son bon génie. […] d’une extrémité à l’autre des Champs-Elysées se produisit un mouvement colossal, un souffle de tempête ; derrière l’humble corbillard, marchaient des jardins de fleurs et les pouvoirs cabotinants de la Nation, et puis la Nation elle-même, orgueilleuse et naïve, touchante et ridicule, mais si sûre de servir l’idéal ! Notre fleuve français coula ainsi de midi à six heures, entre les berges immenses faites d’un peuple entassé depuis le trottoir, sur des tables, des échelles, des échafaudages, jusqu’aux toits. Qu’un tel phénomène d’union dans l’enthousiasme, puissant comme les plus grandes scènes de la nature, ait été déterminé pour remercier un poète-prophète, un vieil homme qui, par ses utopies, exaltait les cœurs, voilà qui doit susciter les plus ardentes espérances des amis de la France. Le son grave des marches funèbres allait dans ses masses profondes saisir les âmes disposées et marquer leur destinée. Gavroche, perché sur les réverbères, regardait passer la dépouille de son père indulgent et, par lui, s’élevait à une certaine notion du respect. […] »[3. Maurice Barrès, Les Déracinés.].

Dans cette cérémonie s’incarne le peuple parisien, celui de la liesse, des joies collectives, du bonheur mais aussi du recueillement et du chagrin. On le retrouvera à la Libération, aux obsèques d’Edith Piaf, comme à celles de Jean Cocteau, et sous la pluie battante, place de l’Étoile, quelques heures après l’annonce du décès du général de Gaulle. On retiendra encore que la préparation de la cérémonie hugolienne persuada le gouvernement de désacraliser définitivement le Panthéon : l’église, où l’on célébrait encore le culte catholique, devient temple laïque, exclusivement consacré au culte des grands hommes, par la Patrie, reconnaissante…

Drieu La Rochelle en Pléiade : la voix d’une solitude radicale

Drieu édité en Pléiade : l’affaire n’était pas entendue, tout de même. En 2011, le ministère de la Culture refusait à Céline la commémoration du cinquantenaire de sa mort. Quelques collabos ont beau avoir été de très grands écrivains, voire des génies, il y a toujours un passé qui ne passe pas et qui, paradoxalement, donne l’impression de passer de moins en moins. Essayez, par exemple, de trouver Notre avant-guerre en livre de poche… C’était pourtant possible jusqu’aux débuts des années 1980. Quant à Rebatet, n’en parlons pas. La droite littéraire des Hussards, dans les années 1950-1960, n’a même pas essayé une opération de sauvetage, même Nimier, éditeur chez Gallimard, qui avait réussi une spectaculaire réhabilitation littéraire de Céline. Bien sûr, tous ces écrivains n’ont pas le même degré de culpabilité, et encore moins le même talent. Notre littérature peut se passer de Rebatet, sans doute. Pour Chardonne, Jouhandeau et… Drieu, évidemment, c’est plus difficile.[access capability= »lire_inedits »]

Le point obscur, proprement impensable, c’est l’antisémitisme. Celui de Céline, à travers les pamphlets et sa correspondance, est tellement délirant que, paradoxalement, il est de plus en plus intégré, métabolisé par les céliniens : ils veulent saisir avec raison toute la mesure de cette part d’ombre, de ce monstrueux travail du négatif pour mieux comprendre la mesure de l’œuvre. En revanche, il est vrai que l’antisémitisme de Brasillach ou de Rebatet est un banal réflexe politique d’extrême droite poussé jusqu’à la délation en pleine occupation nazie, une vilaine verrue surajoutée à leurs livres, quelque chose qui les entache, quoi qu’on en dise. Quant à Chardonne ou Jouhandeau, plus hypocrites, ils savent se tenir et, en matière de style, ne desserrent jamais la cravate : ils ne se laissent pas aller explicitement à cette haine du juif qui affleure pourtant, en creux, très souvent dans leurs livres.

Si nous abordons d’emblée cette question de l’antisémitisme, c’est pour suivre dans sa préface aux Romans, récits, nouvelles de Drieu Jean-François Louette, qui est le responsable, avec Julien Hervier, de ce volume de la Pléiade. Dès les premières lignes, il nous entretient de cette question, comme pour justifier la présence de l’auteur du Feu follet dans l’illustre collection et désamorcer les éventuelles polémiques. Il n’a pas forcément tort. L’antifascisme d’opérette a souvent sévi dans le milieu intellectuel, ces derniers temps, et beaucoup aiment jouer les procureurs dans la République des lettres, qui est un front tout de même moins dangereux que celui de la guerre d’Espagne.

Jean-François Louette cite donc Emmanuel Berl qui écrivait, à propos de son ami Drieu : « L’antisémitisme l’avait pris vers 1934, comme un diabète. » Et de commenter ensuite assez justement : « C’est une maladie à évolution lente, comme on sait, mais aux rémissions rares. » Et pourtant, il signale aussi quelques faits biographiques qui méritent d’être rappelés : « Il reste que Drieu a toujours exercé le droit de se contredire que revendiquait un poète qu’il a beaucoup aimé, Baudelaire. Si bien que, sous l’Occupation, en 1943, il a contribué à sauver des mains des nazis sa première femme, Colette Jeramec, et ses deux jeunes enfants, internés à Drancy. Tout comme, en mai 1941, il avait fait libérer Jean Paulhan, arrêté pour faits de résistance, lui épargnant la déportation et l’exécution. »

Surtout, la fin de Drieu plaide pour lui: son suicide, en mars 1945, à Paris, alors que tant d’autres étaient déjà terrés ou en fuite sur les routes de l’exil, n’a pas peu contribué à sa légende. Jusqu’au bout, son ami Malraux lui proposa de s’engager sous un faux nom dans la brigade Alsace-Lorraine, de faire une belle campagne d’Allemagne comme il avait fait une admirable guerre de 14, racontée dans les nouvelles de La Comédie de Charleroi. D’après Malraux, cela aurait permis à Drieu de faire oublier qu’il avait été un intellectuel organique du PPF de Doriot, le seul parti de masse sous l’Occupation, et qu’il avait accepté de prendre le contrôle de La Nouvelle Revue française dès septembre 1940, la transformant en vitrine de luxe pour les grandes plumes collaborationnistes.

Drieu a voulu payer et on retrouvera, en fin de volume, le poignant Récit Secret, écrit en 1944 mais publié seulement en 1961 et complété par un Exorde où il est difficile d’être plus clair : « Oui, je suis un traître. Oui, j’ai été d’intelligence avec l’ennemi. J’ai apporté l’intelligence française à l’ennemi. Ce n’est pas ma faute si cet ennemi n’a pas été intelligent. Oui, je ne suis pas un patriote ordinaire, un nationaliste fermé ; je suis un internationaliste. Je ne suis pas qu’un Français, je suis un Européen. Vous aussi, vous l’êtes, sans le savoir, ou en le sachant. Mais nous avons joué, j’ai perdu. Je réclame la mort. » Sortie altière, donc, qui fit même dire à Sartre, pourtant peu enclin à l’indulgence avec ces écrivains-là : « Il était sincère, il l’a prouvé. »

C’est sans doute l’obsession du suicide qui constitue la véritable unité de l’œuvre de Drieu, et le choix opéré par cette édition de la Pléiade permet de la mettre en pleine lumière. Dès État Civil, autobiographie d’un jeune homme d’à peine 30 ans, publiée en 1921, l’idée est caressée, choyée, entretenue. On pourra bien entendu lire Rêveuse bourgeoisie ou Gilles comme des tentatives pour réaliser un roman total, prophétique, voulant rendre compte de tout une époque où se joue, entre le traumatisme de la Grande Guerre et l’affrontement des grandes idéologies fasciste, nazie et communiste, la fin d’une civilisation, mais on en revient encore et toujours à ce qui fait l’originalité de Drieu : ce sentiment éminemment moderne d’une radicale solitude de l’homme dans le monde. Il est d’ailleurs mis en lumière par le roman le plus célèbre de Drieu, également retenu pour la Pléiade : Le Feu Follet, histoire d’un homme incapable de saisir l’autre et le réel, ne trouvant un dérivatif que dans la toxicomanie.

Finalement, l’indulgence de Sartre n’est pas si surprenante. Le personnage du Feu Follet et celui de La Nausée sont plus que des cousins. Oui, Le Feu Follet et l’œuvre de Drieu sont d’une actualité saisissante quand la réalité est mise en question par un virtuel envahissant, qui menace chacun d’entre nous d’un enfermement définitif dans le bunker du solipsisme, pour reprendre le mot de Schopenhauer, autre grande lecture de Drieu.

Cette édition en Pléiade n’a donc rien à voir avec une quelconque tentative de réhabilitation, mais vise avant tout à faire entendre, au-delà de la légende de l’homme couvert de femmes, du dandy fasciste suicidé, la voix de celui qui a désespérément tenté, par la guerre, l’amour et les idées dangereuses de « se heurter enfin à l’objet ».
Que tout cela ait débouché sur un formidable échec ne fait que rendre la figure de Drieu encore plus fraternelle.[/access]

Romans, récits, nouvelles de Pierre Drieu La Rochelle (Bibliothèque de la Pléiade).

La gloire de Matisse

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Dans son admirable Gloire de Rubens, Philippe Muray se demandait si « dans l’ordre de la séduction, de l’éblouissement tactile » Pierre Bonnard ne serait pas au XXème siècle le digne successeur de Rubens. Curieux choix pour un peintre certes immense mais dont la chair est indéniablement bien moins « fraiche » que celle de Rubens et apparaît plus décorative que « succulente » – certainement « peignable », beaucoup moins « consommable ». Si, comme l’assure Muray, le visible est féminin, si la forme est femme, si les hanches, les cuisses et « les moiteurs éternelles » font bander, si le jugement de goût est d’abord une question sexuelle, si la vraie peinture n’est justement pas « que de la peinture, encore de la peinture, rien que de la peinture » (comme l’impose « le commandement moderne, l’article 1 du catéchisme de toute pensée sur l’art qui se respecte »), si la Méditerranée reste toujours la meilleure opposition esthétique, politique et religieuse à la Réforme (matrice de l’Empire du bien, comme chacun sait à Causeur mais peut-être pas ailleurs…), alors ce n’est pas à Bonnard qu’il faut penser mais à Matisse. Le peintre des bassins du bonheur, de ce « bonheur sans alternative », de « la non-culpabilité phénoménale », « d’une positivité comme on n’en verra plus », c’est lui et rien que lui ! Et c’est pour cela qu’il faut absolument se rendre à l’expo « Matisse, paires et séries » au centre Pompidou avant que celle-ci ne se termine le 18 juin.

Paires et séries, c’est-à-dire reprises, variations, dédoublements, processus de la création en live, « work in progress » et qui, loin d’exprimer « un doute fondamental » de l’artiste vis-à-vis de son œuvre, comme le dit le tristounet panneau de présentation dans la première salle, expriment au contraire sa jouissance fondamentale à refaire plusieurs fois, et parfois à l’infini, le même sujet – natures mortes aux oranges, aux pommes, aux acanthes, aux palmes, aux falaises ; vases de lierre ; bois et étangs de Trivaux ; pont Saint-Michel à Paris (étonnant « trois en un » de ce dernier peint effectivement en trois versions, l’impressionniste, la fauve et la pré-cubiste); vues de Notre-Dame ; et tous ces intérieurs qui ont fait sa gloire : l’Intérieur, bocal de poissons rouges de 1914, l’Intérieur jaune et bleu de 1946, et en 1948, l’Intérieur au rideau égyptien et le célébrissime Grand intérieur rouge, autant de pièces habitables, confortables, donc consommables.

Contrairement à ce qui se passe chez Bonnard, étouffant et figé, il fait à la fois très chaud et très frais chez Matisse. Les fenêtres sont ouvertes, le vent passe, tout est en mouvement, le trait va vite, « trop vite » pourra dire le vulgaire comme il trouvait naguère « trop grosses » les femmes de Rubens. Tout est toujours « trop » avec lui, « too much », c’est-à-dire pas raisonnable, pas comme il faut, pas comme « le bon goût » l’exigerait – mais le bon goût en art est criminel, le bon goût est la solution finale de l’art !

En fait, comme le dit Matisse lui-même, « tout doit être travaillé à l’envers et fini avant même que l’on ait commencé ». En sorte, faire semblant de faire une esquisse. Restituer d’un trait sans retour l’image que l’on avait en tête – « comme le faucon qui fond sur un lièvre » , pourrait rajouter Simon Leys parlant d’un peintre chinois. Rendre l’élémentaire, l’enfantin de la forme – et ce que les enfants sont bien incapables de faire malgré ce qu’en disent leurs anti-artistes de parents.

Il me faut l’avouer : pendant longtemps, je n’ai pas aimé Matisse (« qu’on me pardonne si je dis je, avertissait Stendhal, mais « c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen de raconter vite » »). Je le trouvais approximatif, grossier, désinvolte, trop rouge, trop bleu, trop rose, trop évident, trop heureux, trop glorieux – pas assez coupable justement (et la gloire est le contraire de la culpabilité). En fait, je crois qu’il me faisait peur. Ses femmes me faisaient peur. Or, tout est femme chez Matisse. Ici, tout ce que dit Muray à propos de Rubens s’applique, presqu’encore plus, oserais-je dire, à Matisse : « s’il y a bien quelque chose sur quoi il est ferme, c’est sur la possibilité de tout traduire en femme, quel que soit le sujet imposé. Souplesse, fuite, contours fondus, glissements. (…) Chaque fois qu’il aborde un nouveau tableau, il ne se pose qu’une question : « qu’est-ce que ça donnerait si c’était des femmes ? »

Et des femmes, il y en a quelques-unes unes de sublimes à cette exposition : peut-être pas celles des Luxe I et II, trop masculines pour être honnêtes et surtout dénuées de ces sourcils et ces arêtes du nez aussi inquiétants qu’accueillants et qui feront bientôt la marque du peintre, mais celles des Marguerite : Marguerite au chapeau de cuir de 1914 et surtout Marguerite à la veste rayée de 1915 dont le sourire imperceptible, presque moqueur, rappelle celui de Berthe Morisot au bouquet de violettes de Manet, et « Joconde d’Orsay » s’il en est ; celles de Femme nue drapée et de Nu dans un fauteuil, plante verte, toutes les deux de 1936, et dans lesquels on voit le peintre effacer progressivement les traits du visage pour laisser surabonder la chair rose pâle.

On se moque souvent de cette blague qui dit que les femmes sont nues sous leurs vêtements – et pourtant c’est bien ce que peint Matisse dans la Lorette sur fond noir, robe verte de 1916, merveilleuse femme endormie sur son fauteuil, ou la fameuse Grande robe bleue et mimosa de 1937 – premier exemple de monumentalité féminine dans laquelle la femme, de ses énormes mains, semble montrer à quoi pense l’homme, sa main droite enroulée de perles palpant l’endroit de son sexe, l’index de son main gauche pointant sa tête. Doux cauchemar du désir. Alors, tout n’est plus que proéminence et ondulations, épaulettes bombées (La blouse romaine, peinte à Nice en 1940) et bras boa (Le bras de 1938), courbes qui n’en finissent pas (Le rêve, 1940) et volumes qui ne cessent de s’offrir (série des quatre Nu bleu de 1952), sans oublier la fabuleuse série des Thèmes et variations de 1941 dite « série F » où les femmes deviennent progressivement vases, fleurs, fruits, citrouilles dans un fil de dessins qui finit par former un film (et fait que l’on surprend des visiteurs à jouer au jeu des sept erreurs entre deux images apparemment semblables !).

Art de traiter lignes et couleurs, aplats et volumes, papier et palette comme autant, dixit lui-même, de « matières qui remuent le fond sensuel des hommes » et nous rappellent combien nous avons été puceaux et combien nous le sommes toujours un peu devant de telles femmes. Muray avait raison : « la peinture est un moyen de détruire l’illusion que les sexes n’existeraient pas ; que la division des sexes constatée permet de faire l’économie de toutes les fausses divisions auxquelles on croit en général. » La peinture comme ce qui nous rend notre sexe et en finit avec les troubles du genre. La peinture, l’anti queer par excellence.

Exposition Matisse, « paires et séries », du 7 mars 2012 au 18 juin 2012.

Philippe Muray, La gloire de Rubens, Figures Grasset, 1991

Sur l’inutilité des débats en économie

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Le bon sens a des charmes que la subtilité ne connaîtra jamais. L’idée suivant laquelle un excès de dépenses doit être compensé par des coupes budgétaires est une idée simple ; son attrait paraît donc irrésistible. lI est un peu désolant de se dire que trois siècles de science économique ne nous permettent guère de dépasser le stade de la platitude, mais la comparaison de l’Etat et du gestionnaire économe est tellement simple qu’elle fait merveille chez les gens raisonnables.

« Que penseront nos petits-enfants si nous continuons à dilapider l’argent de la famille ? » s’inquiétait il y a peu François Fillon. Il ne faut jamais oublier que Rousseau, à l’article « Economie politique » de L’Encyclopédie, définissait l’économie ainsi: « le sage gouvernement de la maison pour le bien commun de toute la famille ». Quand on sait comment les choses se passent dans une famille, on comprend vite pourquoi notre économie va de crise en crise.
On trouve chez La Perrière (1503-1569) une imagerie familiale tout aussi saisissante – celle du bon père qui se lève tôt, et qui, de ce fait même, gère correctement sa maison. Voilà encore une imagerie qui a tous les charmes de la simplicité. L’individu qui se lève tôt aller pour travailler, ça ne vous rappelle rien ?

Que la science économique repose sur un fantasme familial – un fait inscrit dans le nom même de cette discipline, oikonomia – n’a pas l’air de retenir l’attention des experts. Il est bon de rappeler aux professeurs que leur discipline repose sur des fantasmes parce qu’ils seraient capables de se prendre pour des gens techniquement compétents. Pourtant, entre les « Eléments d’économie politique pure » de Walras et les délires du Président Schreber, la nuance est infime, et il n’est pas toujours facile de distinguer le plus dingo des deux.

Ce délire est si répandu qu’il prend souvent la forme d’un débat scientifique. Il prend aussi la forme d’un appel au sérieux. J’en veux pour preuve ce lecteur vigoureux qui, non content de reprocher à Roland Jaccard son manque de compétence économique, croit pouvoir chapitrer Voltaire pour le même crime. Nous voici en présence d’un digne héritier du Stader de Robert Musil. Visiblement, ce Monsieur a le sentiment qu’il maîtrise quelque chose parce qu’il a étudié dans les bons manuels. Je ne doute pas qu’il puisse nous présenter mille raisons raisonnables qui militent pour la vision économique qu’il s’est choisie. Et je comprends ce que l’amateurisme peut avoir de choquant pour un professionnel de la profession. Il ne fait aucun doute que les experts aiment beaucoup se retrouver entre eux afin d’évoquer posément les meilleures solutions pour la France. Nous savons pourtant qu’il n’en faut pas plus pour qu’ils s’entre-déchirent à coups de statistiques indiscutables et de lois naturelles.

Mais pourquoi diable se donner tout ce mal ? Si l’économie est affaire de fantasme, alors il est parfaitement inutile de convaincre quelqu’un de la justesse d’une politique économique quelconque. Tout au plus pouvons-nous attirer des partisans en fonction d’une affinité mystérieuse, largement inexplicable, qui n’est pas supérieure ni plus raffinée que l’entente tacite qui réunit deux obsédés autour d’une belle blonde.

Moubarak joue sa tête

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Aujourd’hui, le juge Ahmed Refaat lira la décision du tribunal à l’issue du procès intenté à Hosni Moubarak, l’homme qui a gouverné l’Egypte pendant plus de trente ans. L’ancien président, son ministre de l’Intérieur Habib el-Adli ainsi que six hauts fonctionnaires sont accusés d’être responsables de la mort de manifestants pendant la répression violente des 18 jours de soulèvement qui ont conduit à la chute du régime. Hosni Moubarak est également inculpé pour corruption avec ses deux fils, Alaa et Gamal, et l’homme d’affaires Hussein Salem. Selon l’accusation, le raïs déchu aurait reçu de Salem des villas à Charm-el-Cheikh en contrepartie de la vente de terrains appartenant à l’État pour un prix inférieur à celui du marché. Les deux hommes sont également impliqués dans une affaire de corruption autrement plus sensible et médiatisée : selon le procureur, ils auraient « dilapidé des fonds publics » dans un contrat de vente de gaz égyptien à Israël, marché que Moubarak avait attribué à la société de Salem.

Le procès a commencé par le témoignage de plus de 1600 personnes, pour la plupart policiers ou témoins oculaires des événements. Les déclarations les plus accablantes pour l’ancien président égyptien auront été celles d’officiers ayant assisté à une réunion au cours de laquelle le ministre el-Adli aurait donné l’ordre d’utiliser « un maximum de force » dans la répression des manifestations. D’autres témoins ont affirmé avoir vu des policiers recevoir des armes à feu peu avant la mort par balles de plusieurs manifestants.

En revanche, dans certains cas, des témoins de l’accusation ont révisé leur version des faits devant la cour, niant avoir observé des actes illégaux. Au moins l’un d’entre eux a été poursuivi pour faux témoignage. Ces incidents ont semé le doute sur la façon dont les premiers interrogatoires ont été conduits. Le ministère public a aggravé ce doute en expliquant au tribunal que les différentes administrations concernées avaient rechigné à coopérer avec les enquêteurs. Un officier vient en effet d’écoper de deux ans de réclusion criminelle pour destruction de preuves…

Mais l’un des moments-clés du procès a sans doute été l’audition du maréchal Tantaoui, chef du conseil suprême des forces armées et chef d’Etat par interim depuis la chute de Moubarak, suivie des témoignages du chef d’état-major des armées le général Sami Anan, de l’ancien chef des services de renseignement, le général Omar Suleiman et de l’ancien ministre de l’Intérieur Mansour Essaoui. Tous devaient apporter les preuves irréfutables de la culpabilité de Moubarak. La déception aura été à la hauteur des attentes du public. Ainsi, le maréchal Tantaoui a catégoriquement nié que Moubarak ait ordonné à l’armée d’ouvrir le feu sur les manifestants, contredisant les témoignages qui affirmaient que le conseil suprême des forces armées avait refusé d’exécuter les ordres présidentiels…

Ainsi, au-delà de la dimension politique du procès, le tribunal se trouve devant un dilemme juridique : le procureur a requis la peine de mort contre Moubarak mais n’a finalement pas pu fournir les preuves matérielles de sa culpabilité. Non seulement aucun témoin n’a rapporté avoir directement reçu l’ordre de tirer sur la foule de la part de l’ancien président, mais nul document sonore ou écrit n’en apporte la preuve. Encore plus troublant, les procès contre les policiers accusés d’avoir tiré sur les manifestants se sont le plus souvent soldés par des acquittements ou des condamnations symboliques. Dans bon nombre de cas, le tribunal a reconnu que les policiers avaient ouvert le feu en état de légitime défense, un comble pour les familles et les amis des « martyrs de la révolution ».

Le seul fonctionnaire de police condamné à mort a vu sa sentence commuée après appel à une peine de cinq ans de prison. Les preuves, déjà faibles en bas de l’échelle sécuritaire, s’amoindrissent à mesure que l’on remonte la chaîne de commandement, jusqu’au raïs et son entourage.

Tous ces éléments ont largement facilité la tâche de la défense, dirigée par l’avocat Farid al-Dib. Pour Maître al-Dib, les preuves contre son client sont insuffisantes pour le condamner. Or, comme on le sait, la dimension juridique n’est pas le seul ressort de ce procès. Pour le juge Reffat, président du tribunal, il s’agit de la dernière affaire de sa carrière avant son départ à la retraite en juin. Cela pourrait lui donner une certaine indépendance; aussi l’on ne saurait préjuger de sa décision malgré l’avis général des experts qui jugent le dossier de l’accusation trop faible pour pouvoir envoyer Moubarak à l’échafaud.

Mais le volet corruption du dossier de l’accusation reste solide et fait encourir jusqu’à 15 ans de prison à l’ancien président. Que ce soit dans quelques jours, quelques mois ou quelques années, Hosni Moubarak, gravement malade, ne sortira donc de prison que dans un cercueil.

 
*Photo : Maggie Osama

Les tribulations du PC en Chine

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Un vent mauvais souffle en Chine ces derniers temps. Sur Internet, ce vent-là a pris le doux nom de « Brise de printemps », dénomination officielle d’une vaste campagne de verrouillage de l’espace numérique du pays. Les autorités chinoises font preuve d’une sensibilité poétique certaine quand il s’agit de lancer réformes et opérations de répression. En 1957, le pouvoir maoïste avait pris une initiative originale, joliment baptisée « La campagne des cent fleurs ». Il s’agissait ni plus ni moins que d’appeler opposants et dissidents à formuler librement leurs critiques à l’égard du régime afin de reprendre en main collectivement, dans la transparence et la concertation, le destin du pays. L’initiative connut un grand succès et contribua à délier les langues les plus enthousiastes. Le débat public fut néanmoins de courte durée et les plus naïfs des dissidents qui avaient cru que la liberté avait enfin posé un pied dans l’empire du Milieu furent promptement identifiés, arrêtés, voire exécutés. L’opération de la « Campagne des cent fleurs » avait parfaitement joué son rôle et permis au Parti Communiste Chinois de faire un peu le ménage.

Aujourd’hui, nul besoin de lancer à grand renfort de propagande des réformes piège-à-souris telles que la « Campagne des cent fleurs ». Il suffit pour le gouvernement chinois d’observer la bulle internet dans laquelle blogueurs et opposants sont suivis à la trace. Quand une crise politique semble s’annoncer, le seul mal que se donnent les autorités est de trouver un nom poétique pour baptiser le coup de filet qui va suivre. En février dernier, l’agence officielle chinoise a dressé un bilan modeste de l’opération « Brise (nettoyage ?) de printemps » : 1000 interpellations, 200 000 courriers « effacés » et 3000 sites avertis ou neutralisés.

La « Brise de printemps » n’a pas soufflé de nulle part et n’a pas complètement empêché la nouvelle de circuler : après le limogeage surprise de Bo Xilai, dirigeant du Parti Communiste de Chongqing et prétendant à la succession prochaine de Hu Jintao, des rumeurs de tentatives de coup d’Etat ont commencé à circuler un peu partout sur le net chinois, puis dans les médias étrangers, incluant, selon plusieurs sources, des déplacements de blindés autour de Pékin, voire des coups de feu. Le coup de force, s’il a bien eu lieu, aurait été principalement le fait de Zhou Yongkang, responsable de la police au sein de la direction du PCC. Il a visé dans un premier temps le charismatique Bo Xilai, ainsi que quelques proches, dont Wang Lijun, policier lui-même et bras droit de Bo Xilai qui a déclenché un mini-scandale diplomatique en tentant sans succès de se réfugier à l’ambassade américaine pour réclamer l’asile politique.

L’internet chinois ne s’avère cependant, en ces temps troubles, pas si verrouillé que cela. Du moins ce qui s’y écrit est-il soigneusement contrôlé et le pouvoir central encourage vivement les « libres » manifestations d’attachement nationaliste et de ferveur patriotique qui, depuis quelques mois, sont au diapason des gesticulades viriles et des démonstrations d’autorité du gouvernement chinois. Une vaste campagne de répression de l’immigration illégale, d’incitation à la dénonciation et d’arrestation au faciès a ainsi été lancée par Pékin tandis les dirigeants chinois multiplient les coups de menton et les annonces fracassantes à destination de leurs homologues étrangers, qu’ils soient accusés d’ »impérialisme pacifique » ou bien concernés par un conflit territorial comme la Chine en entretient avec tous ses voisins, Russie, Japon et Philippines compris.

Certes, le gouvernement chinois n’est jamais avare de déclarations fracassantes et les conflits de voisinage ont mené par le passé à des empoignades plus musclées. On évoquera pour mémoire la déclaration d’amour faite à la Russie autour du fleuve du même nom qui s’était soldée par une micro-guerre d’une semaine entre les deux nations en 1969 ou la « guerre pédagogique » entamée contre le petit frère vietnamien après son insolente intervention au Cambodge en 1979 qui s’était soldée elle par une magistrale raclée infligée à l’armée chinoise. Décidément les Vietnamiens c’est comme les routiers, ils sont sympas mais faut pas pousser.

Mais les dirigeants occidentaux semblent aujourd’hui traiter la Chine avec autant de précautions qu’un service de gériatrie face à Valéry Giscard d’Estaing ou un notaire confronté à Liliane Bettencourt. On a vu très récemment les Etats-Unis accepter avec empressement de livrer aux autorités l’avocat dissident Chen Guangcheng qui avait eu le malheur de se réfugier lui aussi dans leur ambassade (on n’a pas idée !) tandis que le sujet a soigneusement été écarté du débat présidentiel en France.

Cela est vraisemblablement dû à un double sentiment à l’égard de la deuxième puissance économique mondiale : une hostilité grandissante à mesure que la Chine est identifiée comme un adversaire particulièrement agressif et déloyal sur le plan économique et une méfiance qui croît au même rythme que les doutes sur la croissance chinoise. Le secteur le plus à même de générer une croissance forte reste le secteur industriel. Tant que la demande en création de biens reste forte, que l’innovation de produit répond à cette demande, voire crée de nouveaux besoins, tout va bien et c’est la fête au village. Tant qu’une industrie manufacturière dynamique soutient un commerce extérieur qui a la banane, tout le monde est content, enfin du moins les 300 millions d’heureux profiteurs de la mondialisation de l’économie. Le milliard restant étant prié de la mettre en sourdine en attendant des jours meilleurs. Dans ces conditions historiques et économiques particulières, les pays émergents comme la Chine peuvent afficher des taux de croissance insolents et un commerce extérieur tellement bénéficiaire qu’il en devient irritant, tandis que les économies des pays de l’OCDE sont condamnées à se contenter de l’innovation de processus, de la multiplication des produits financiers, de l’économie de la dette et du smartphone pour doper un peu leur croissance anémique qui fait rire les enfants chinois.

Les choses changent petit à petit et le grand dragon chinois commence à avoir les articulations qui grincent lorsqu’il aborde une nouvelle phase de développement. Il y a encore deux ou trois ans, on évoquait les problèmes d’une économie en surchauffe, aujourd’hui les prévisions de développement de l’industrie et de l’économie chinoise se trouvent brutalement revues à la baisse. Bien sûr, les chiffres affichés donnent toujours des cauchemars à n’importe quel ministre des Finances européen mais la croissance de l’économie chinoise commence à sérieusement ralentir. Avant de penser à ses éventuelles répercussions sur l’économie mondiale, le pouvoir chinois doit gérer la pression sociale engendrée par ce changement de conjoncture.

Alors que 200 à 300 millions de Chinois ont connu une élévation notable de leur niveau de vie, les autres, à qui on avait demandé de gentiment la mettre en veilleuse en attendant des jours meilleurs, commencent à dangereusement s’agiter en faisant remarquer que les salaires misérables, les expropriations forcées et l’absence complète de protection sociale sont un prix bien lourd à payer au pays du maoïsme pour financer les 4×4 de quelques beaufs arrivistes de la province de Canton, surtout quand ces riches-là commencent à quitter le pays pour mettre leur fortune à l’abri. C’est dans ce contexte économique qu’il faut replacer les récentes et inquiétantes rumeurs de coup d’Etat en Chine et au sein du PCC lui-même. Longtemps, la transition vers « l’économie socialiste de marché » avait permis au pouvoir communiste de passer avec succès l’épreuve de la fin de la guerre froide, tandis que son homologue russe se disloquait, et d’assurer sa mainmise sur la société chinoise grâce aux fruits de la croissance. Aujourd’hui, avec des perspectives revues à la baisse, la succession annoncée de Hu Jintao s’annonce compliquée.

Le PCC devra-t-il revenir à des problématiques plus « impériales » que marchandes pour assurer sa pérennité et affirmer plus martialement une politique de puissance qui lui permette de tenir un pays en pleine ébullition ? C’est Francis Fukuyama qui va être déçu.

 
*Photo : censorshipinamerica.com

Mediapart ou le journalisme à l’esbroufe

Ce qui est formidable avec Internet, c’est qu’on peut réécrire l’Histoire. Un journaliste qui publie une information fausse n’a pas besoin de s’excuser : il lui suffit de corriger son texte et, s’il est malhonnête, de prétendre qu’il n’a jamais écrit ce qu’il a écrit. Trop cool… Plus besoin de recouper ni de vérifier, il suffit de publier, on verra bien. J’ai eu l’occasion d’apprécier ces méthodes avec le fameux « scoop » de Mediapart sur le supposé financement de la campagne de Nicolas Sarkozy par le colonel Kadhafi ¬− affaire sur laquelle je n’ai aucune vérité à défendre. J’ai simplement observé qu’une des affirmations publiées par le journaliste en charge de cette affaire, relative à l’un des protagonistes, était clairement et évidemment fausse. Étant d’une nature confraternelle, j’ai envoyé un message au confrère pour lui signaler son erreur. J’ai eu la surprise de recevoir une réponse dans laquelle il prétendait n’avoir jamais écrit ce que j’avais bel et bien lu. Et de fait, l’erreur avait disparu ![access capability= »lire_inedits »] Je n’avais pas compris qu’il était impudent de contester une information publiée par les sacro-saints chevaliers du journalisme d’investigation. Du reste, « journalisme d’investigation » est sans doute un costume trop étriqué pour un média qui ne publie pas des informations, mais des « révélations ». Tout est aussi vrai dans Mediapart que bon dans le cochon. Même ce qui est faux.

« Sarkozy-Kadhafi : la preuve du financement » : c’est sous ce titre dépourvu de la moindre ambiguïté que le site d’Edwy Plenel publie, le 28 avril, quelques jours avant le second tour de la présidentielle, un document qui, s’il était authentique, constituerait en effet une preuve accablante des largesses de Kadhafi pour Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’une lettre en arabe signée par Moussa Koussa, ex-chef du renseignement libyen, et adressée à Bachir Saleh, ancien directeur de cabinet de Kadhafi. On admettra cependant que la précision « s’il était authentique » a son importance… Un certain nombre d’éléments que j’exposerai ci-dessous permettent pour le moins d’en douter. Personne, et certainement pas moi, n’accuse les journalistes de Mediapart d’avoir fabriqué ce document. Ce que l’on pourrait reprocher aux porte-flingues d’Edwy Plenel, en revanche, c’est de l’avoir publié alors qu’ils ne disposaient pas de la moindre preuve de son authenticité.

J’ai eu l’occasion de rencontrer Kadhafi et certaines personnes de son entourage m’ont expliqué à plusieurs reprises comment fonctionnait ce type d’opération du temps du « Guide ». Après avoir promis une « aide politique », le Leader transmettait verbalement un ordre à son directeur de cabinet, Ahmed Ramadan, et à son chef de cabinet, Bachir Saleh. Ce dernier prenait les choses en main, organisait le versement et se chargeait de répartir les commissions des uns et des autres. Au final, un seul document entrait dans le système comptable : un reçu signé de la main du messager du bénéficiaire (qui serait, en l’occurrence, un émissaire de Sarkozy) était remis par Bachir Saleh au chef comptable du palais. Voilà la preuve que nous cherchons et que nous n’avons pas trouvée. Même si la transaction a réellement eu lieu, il est possible que cette preuve n’existe pas. En effet, c’est Kadhafi lui-même qui a déclaré que Nicolas Sarkozy avait bénéficié de sa prodigalité. On imagine que s’il avait possédé un document étayant cette accusation, feu le Guide se serait fait un plaisir de le transmettre à Mediapart.

Ce qui est tout aussi certain, c’est que Moussa Koussa − l’expéditeur supposé de la lettre de Mediapart − ne jouait aucun rôle dans ces affaires. L’« aide politique », ce n’était pas son truc. Et les conseillers dont le bureau jouxtait celui du « Guide » au palais de Bab Al-Azizia n’avaient pas besoin d’autorisation du chef des renseignements pour distribuer ces menus cadeaux aux partis-frères. Imaginez une seconde que la France soit assez riche pour financer des hommes politiques étrangers : verrait-on le patron de la DCRI adresser par courrier un ordre de virement au directeur de cabinet du Président de la République ? Demanderait-on à Bernard Squarcini de donner son aval pour allonger une subvention à un parti politique polonais ? Admettons cependant, pour la commodité du raisonnement, que cette aberration politique et protocolaire ait eu lieu malgré tout. L’ennui, c’est que le courrier mentionne également une réunion entre l’intermédiaire désormais célèbre Ziad Takieddine et Brice Hortefeux. Or, ni l’un ni l’autre n’étaient présents à Tripoli à la date mentionnée. Et tous ceux qui connaissent le dossier savent que l’homme de confiance de Sarkozy en Libye était Claude Guéant. On m’accordera que cela fait beaucoup d’invraisemblances.

Le plus surprenant − ou le plus inquiétant −, c’est que ça marche ! Grâce au buzz suscité par ce « scoop », nombre de gens sont aujourd’hui convaincus que Nicolas Sarkozy a bien bénéficié d’une « aide politique » du « Guide » libyen pour sa campagne de 2007. Les observateurs les plus indulgents (de droite) pensent − sans l’écrire − qu’en acceptant les largesses d’un chef d’État étranger, Sarkozy n’a fait que perpétuer une tradition de la Ve République. Les plus teigneux (de gauche) écrivent − sans le penser − qu’il s’agit d’une preuve supplémentaire de l’alliance des riches et des corrompus contre le petit peuple. Reste une question fort intéressante : pourquoi un site d’information a-t-il cru bon, quelques jours avant une échéance électorale majeure, de publier un document étayant une accusation aussi grave, alors même qu’il n’existait aucune preuve pour en attester l’authenticité ? La réponse est simple : Mediapart n’est pas un site d’information mais un média militant. Faute d’éléments indiscutables, il pratique ce qu’on appellera le « journalisme à coups de marteau ». Si une information ne rentre pas dans la tête des gens même quand Edwy Plenel a décrété qu’elle était vraie, il faut asséner chaque jour de nouveaux arguments sans être trop regardant sur les vérifications d’usage.

Dans les jours suivant la publication de l’article, le signataire et le destinataire présumés de cette lettre nient son existence. Peu importe : les journalistes qui enquêtent sur ce sujet brûlant trouvent une méthode imparable pour faire passer la pilule. Ils compilent les éléments qui fragilisent leur document-preuve dans une série de mini-articles (payants) et aboutissent à la conclusion suivante : « Si tout le monde dit que c’est faux, c’est parce que tout le monde a peur, ce qui prouve que c’est vrai. » Cette prétendue démonstration par l’absurde ressemble plutôt à une démonstration absurde. Quand Bachir Saleh affirme n’avoir jamais reçu la lettre, « cela n’a aucune valeur, il est recherché par Interpol et protégé par la France ». Quand l’expéditeur supposé, Moussa Koussa, nie l’avoir jamais signée, « le démenti n’a aucune valeur ». Quand les anciens insurgés et nouveaux gouvernants de la Libye font des déclarations allant dans le même sens, c’est encore une preuve : « Cela n’étonne personne que le CNT contredise Mediapart. Qui les a mis en place ?»

Le 2 mai, assis à la table d’un célèbre café parisien, j’apprends donc, dans un article intitulé « L’Élysée piégé par ses témoins », que Bachir Saleh (le destinataire supposé de la lettre) est probablement en fuite. Or, il se trouve alors attablé à quelques mètres de moi. La veille, il s’était payé une belle balade sur les Champs-Élysées, après avoir rencontré Dominique de Villepin dans un palace parisien. Cela fait deux jours que je le suis à la trace. Notre métier nous impose parfois ce genre de méthodes. Bref, le « témoin de l’Élysée » n’était pas en fuite. C’est à ce moment-là que j’alerte mon confrère sur son erreur : le témoin n’est pas « en fuite ». Et quelques minutes plus tard, il ne l’a jamais été : dans l’article de Mediapart discrètement expurgé de cette bourde, on apprend simplement qu’il est « réclamé par la Libye ». Rien d’autre n’a été changé. L’erreur n’a jamais existé. Bizarrement, le confrère ne semble pas m’être reconnaissant. Son emportement, dans le cours de nos échanges électroniques, traduit plutôt la posture d’éternel indigné − ne serait-ce pas plutôt à moi de l’être ? Il conclut : « S’il est à Paris, qu’attend la police de Sarkozy pour l’arrêter comme promis ? C’est surréaliste. » Surréaliste, en effet. Puisqu’il est si assoiffé de justice, je lui suggère d’aller de ce pas retrouver ce « témoin-clef » grâce aux indications que je lui ai gracieusement fournies, et de le dénoncer à la police. L’échange s’arrête là. Bachir Saleh n’a été ni arrêté par la police, ni interrogé par Mediapart.

Les témoins à décharge sont donc disqualifiés − au motif, pour Saleh, qu’il est réclamé par les nouveaux maîtres de la Libye. Il faut maintenant produire un témoin à charge. C’est chose faite le 3 mai dans un article intitulé : « Mediapart, Kadhafi : l’ancien Premier ministre libyen confirme les 50 millions pour Sarkozy ». Cette fois, c’est du lourd.

Incarcéré en Tunisie pour « franchissement illégal de frontière », Baghdadi Al-Mahmoudi est réclamé par la justice de son pays où, dit-on, il risque la peine de mort. Selon Mediapart, il a affirmé aux enquêteurs tunisiens avoir lui-même livré le cash en Suisse aux porte-flingues de Sarkozy. « Depuis octobre 2011, la justice tunisienne savait… », annonce le site. Un Premier ministre porteur de valise ? Personne ne moufte. Et puis pourquoi risque-t-il la peine capitale en Libye ? Silence radio sur le Web francophone. Ce qui intéresse les Français, c’est de savoir que l’ancien Premier ministre de Kadhafi confirme les dires de Mediapart. N’ont-ils pas le droit d’en savoir un peu plus ? Pourtant, quand l’AFP interroge un avocat de Mahmoudi, elle ne prend pas la peine de lui demander de quoi son client est accusé. Décidément, tous ces journalistes ne sont pas très curieux…

Si Baghdadi Al-Mahmoudi est réclamé par le régime de Tripoli, c’est parce qu’on l’accuse d’avoir participé, en mars 2011, aux massacres perpétrés par les soldats loyalistes sur les minorités berbères de Zwara. Le pauvre homme expliquera évidemment qu’il n’avait pas le choix, qu’il était obligé − argument récurrent de ceux qui servent les dictatures. Malheureusement pour lui, on peut consulter sur Internet des documents accablants : des écoutes téléphoniques où il évoque, sur un ton jovial, les viols commis sur les jeunes Libyennes par les mercenaires de Kadhafi.

Tout cela, les investigateurs intrépides de Mediapart ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir. Ce qui importe, pour eux, c’est que l’ancien Premier ministre de Kadhafi a confirmé le versement des 50 millions. L’information, relayée par l’AFP, tourne en boucle sur Internet. Pour un scoop, c’est un scoop ! Le tout-Paris politique tremble ou exulte.

Depuis ses aveux, Mahmoudi croupit toujours dans les geôles tunisiennes. Or, plus aucune charge ne pèse plus sur lui en Tunisie où il a purgé sa peine de six mois de prison. Ses avocats sont indignés ! Voudrait-on le faire taire pour protéger Nicolas Sarkozy ? C’est ce que laissent entendre entre les lignes les journalistes de Mediapart. La réalité est moins rocambolesque. Si la Tunisie maintient cet homme en captivité, c’est parce qu’elle rechigne à le livrer aux Libyens. L’acte d’extradition a bien été signé. Mais le Président tunisien, Moncef Marzouki, ancien militant des droits de l’homme, hésite à appliquer cette décision. Amnesty International a attiré son attention sur le cas de Mahmoudi. Le renvoyer chez lui reviendrait à envoyer une bête à l’abattoir. Alors que ses avocats se battent pour attirer l’attention des médias, cette affaire Sarkozy tombe vraiment à pic ! Jusque-là inconnu du grand public en France, Baghdadi Al-Mahmoudi devient un héros. Il n’est plus l’un des bourreaux du régime de Kadhafi, mais la victime du clan Sarkozy. Les twits repartent de plus belle, comme celui-ci, relayé par un des investigateurs : « Le mec qui confirme les 50 millions a une hémorragie interne. Tout est normal. » Faut-il comprendre que le Président de la République française a envoyé des exécuteurs dans sa cellule tunisienne pour lui faire passer l’envie de causer ? En réalité, Mahmoudi est souffrant notamment parce qu’il a fait quatre grèves de la faim qui n’ont rien à voir avec les millions de Sarkozy.

Ce témoignage opportun ne laisse pas d’intriguer. Pourquoi aurait-il parlé de ces fameux millions et de son escapade suisse à la justice tunisienne, alors qu’il n’était inculpé que de « franchissement illégal de frontière » ? En quoi le fait d’apparaître comme un « porteur de valise » serait-il utile à sa défense ? Surtout, comment expliquer Toutes ces questions en appellent une autre : comment expliquer que des journalistes chevronnés ne se les soient même pas posées ?

Vous ne comprenez plus rien à cette histoire ? Vous pensez que, tout de même, ça pue ? Cela signifie que Mediapart a réussi son coup. Le journalisme à coups de marteau a permis de transformer une hypothèse en certitude, un document non authentifié en preuve et un ancien dignitaire du régime de Kadhafi en témoin indiscutable. Et le pire, c’est que les confrères croient dur comme fer à un échafaudage qui s’accorde parfaitement avec leur vision de la politique en général et de Sarkozy en particulier. Bienvenue à Parano-Land !

Maintenant, je vais vous dire ce que je sais : Kadhafi a dit à un de mes amis qui travaillait pour lui qu’il avait donné 20 millions d’euros à Sarkozy. Ce même ami m’a parlé d’une réunion où Claude Guéant, accompagné d’un Tchadien, aurait demandé une « aide politique » pour la campagne de 2007. C’est peut-être vrai, peut-être faux. De plus, quiconque connaît les rouages de l’ancienne Jamahiriya libyenne sait que, même si Kadhafi avait promis de faire un don, cela ne prouve nullement que le bon montant ait ensuite été alloué à la bonne personne. Les porteurs de valises ne sont pas toujours fiables. Rechercher une information dans ce milieu de tueurs suppose de plonger dans la fosse aux requins et de patauger dans des eaux saumâtres. J’ignore totalement si l’information concernant le financement de la campagne de Sarkozy est vraie. Mais j’ai d’excellentes raisons de douter de l’authenticité du document. Et j’ai beaucoup de mal à croire que ces raisons aient échappé aux détectives de Plenel.

Alors, j’ai envie de dire aux Bob Woodward d’opérette de redescendre de leur nuage. Ce n’est pas le Watergate, votre truc, mais une boule puante que vous lâchez, comme un tract de la LCR. Si vous voulez faire du journalisme, revoyez Les Hommes du président. Ils n’avaient même pas de portable, devaient se déplacer chez les gens pour leur tirer les vers du nez. Surtout, notez un détail : dans le film, comme dans la réalité, l’article est publié à la fin de l’histoire, pas au début.[/access]

François Hollande se précipite sur le chemin de Damas

Il jubile… Après un parcours que la presse a dit sans faute (sic) aux Etats-Unis, où il a pu blaguer avec Barack Obama et faire plier l’Otan en jouant un peu sur les mots, il ne manquait au nouveau président que l’occasion de briller en solo sur la scène internationale. C’est maintenant chose faite grâce à l’annonce de sa décision d’expulser l’ambassadrice de Syrie en France à peine quelques heures après la révélation du massacre de Houla. Une prise de position ferme et décidée qui marque son homme, mais qui pourrait bien lui causer quelques soucis : la diplomatie internationale n’est pas une course de vitesse…

D’abord parce que, annonce-t-il, cette décision est motivée par « le massacre odieux commis à Houla par les forces syriennes » : si Hollande, tout excité par sa volonté de créer le buzz, avait attendu les rapports officiels, il aurait appris que le massacre n’était pas la conséquence du pilonnage de Houla par les forces du régime syrien, mais qu’il s’agissait en fait d’exécutions sommaires perpétrées par un groupe qui n’a pas été formellement identifié. Les rebelles accusent les partisans de Bachar al-Assad qui eux-même fustigent des groupes proches d’Al-Qaïda et de la rébellion sunnite… Pendant ce temps, les observateurs des Nations-Unies essaient bêtement de faire leur travail et mènent l’enquête. Gageons que François Hollande était mieux informé que tout le monde !

En revanche, ce qui est sûr, c’est que cette décision symbolique vient à point nommé pour faire de la France l’inspiratrice d’une politique d’ingérence internationale en Syrie et pourquoi pas de notre président le potentiel futur libérateur du pays… Un massacre vaut certainement psychologiquement autant que quelques armes de destruction massive et on a déjà fait la guerre pour moins que cela ! Comment la Russie pourrait-elle encore refuser une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU après Houla ? C’est pourtant ce qui est arrivé, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, ayant jugé que les rebelles et le gouvernement syriens étaient tous deux impliqués dans le massacre et critiqué les pays qui jugent la paix impossible sans le départ de Bachar al-Assad…

Rendons-nous à l’évidence, le président syrien n’est pas un tendre, ni même un garçon sympathique. Il aurait même tendance à faire passer quelques despotes d’Amérique Latine pour des enfants de chœur. Mais les événements récents en Syrie auraient dû faire comprendre à Hollande que la précipitation n’est pas une solution : le plan Annan patauge surtout du fait de la désorganisation des troupes rebelles, conglomérat de groupes de guérilla sans unité et sans interlocuteur unique. Certes, les forces du régime tuent chaque jour en Syrie, mais les attentats suicides de ces derniers jours, qui font planer l’ombre d’Al-Qaïda, posent la question de l’équilibre du pays et de la région après Assad. Certes, le dictateur baasiste est contesté par une frange de la population, mais les élections organisées en mai, tout aussi critiquables qu’elles aient pu être, n’ont pas plébiscité son départ. En un mot, couper les relations diplomatiques avec Damas, c’est aussi couper la communication avec le seul représentant identifié et légitime parmi les belligérants : François Hollande en a fait le choix, par effet d’annonce, prônant ainsi une intervention unilatérale contre le régime en place, si toutefois ses nouveaux « amis » du monde diplomatique lui emboîtent le pas.

Pendant ce temps, Lamia Chakkour, l’ambassadrice de Syrie en France, coule des jours heureux à Paris : son accréditation auprès de l’Unesco lui permet de résider en France, malgré son expulsion annoncée en fanfare… Qu’un retrait des troupes d’Afghanistan devienne un retrait des troupes offensives passe encore, mais une expulsion qui n’expulse pas…

Le bonheur est dans le chai

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Et si le samedi 2 juin de 10h à 20h et le dimanche 3 juin, de 10h à 18h (pour permettre aux fidèles d’aller aux Vêpres), vous alliez dans une ville rouge pour en boire du bon ? Une semaine avant le premier tour des législatives, à Ivry, l’excellent caviste Paco Mora organise pour la deuxième année un salon, Les Papilles résistent, dont l’intitulé indique assez la philosophie. Le vin est en effet, l’air de rien, un enjeu de civilisation et suppose un certain rapport au monde, au plaisir et à l’autre. Vous pourrez, grâce à ce bienfaiteur de l’humanité et de la proche banlieue, découvrir une douzaine de vignerons qui aiment suffisamment leur métier pour revendiquer fièrement la typicité de leurs terroirs respectifs en s’opposant à la standardisation du goût qui veut faire du vin un produit comme un autre.

Tous ont comme devise la célèbre phrase de Jules Chauvet (1907-1989), initiateur du retour à une vinification plus naturelle : « Le vin, moins on y touche, mieux ça vaut, parce qu’il ne faut pas oublier que ça se boit, quand même. » Paco Mora vous permettra ainsi de vous réconcilier avec le bordeaux, grâce au Médoc de Didier Michaud qui a courageusement résisté à la parkérisation ou de découvrir le champagne de Francis Boulard (y aura-t-il sa fameuse cuvée Pétréa vieillie par solera, méthode d’assemblage espagnole habituellement utilisée pour le Xérès ?).

On pourra aussi faire un petit tour du côté de chez Brigitte Roche, une référence en matière de côte-rôtie. Qu’est-ce qu’il disait encore, Jules Chauvet, ce Paul-Jean Toulet de la fermentation malolactique ? Ah oui : « Certains vins ont non seulement des caractères précis mais encore des silhouettes idéales. Ils peuvent évoquer les matins de printemps embaumés et les soirs troublants de septembre. »

Pour tout renseignement complémentaire, Paco Mora, la « Cave d’Ivry », 40 rue Marat 94200 Ivry sur Seine (01 46 58 33 28). Possibilité de restauration sur place.

FARC : Roméo et Ingrid

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Mes camarades des FARC sont des gens étranges : ils capturent Roméo Langlois, qui a l’air tout à fait fréquentable, et le relâchent au bout d’à peine un mois. Et quand ils kidnappent quelqu’un d’aussi intégralement insupportable qu’Ingrid Betancourt, au lieu de la libérer de suite, ils se la supportent six ans durant. Masochistes ?

L’enterrement de Hugo

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« Je donne cinquante mille francs aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l’oraison de toutes les Églises. Je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu ». (codicille de Victor Hugo à son testament, remis à Auguste Vaquerie, en août 1883).

Victor Hugo ne s’est pas contenté de mourir chez lui, le 22 mai 1885, mais encore dans l’avenue qui portait son nom de son vivant ! Sa gloire était immense et universelle. Il ne l’ignorait nullement : dans une famille qui m’est proche, on rapporte l’histoire de l’arrière-grand-mère, jolie femme encore jeune, se promenant un jour, à Paris. Elle croise un individu de belle allure à barbe blanche, mais l’ignore, selon les convenances de l’époque, alors l’homme : « On ne salue pas Victor Hugo ? ». Cette légende familiale est mieux que vraie, elle est possible.

Sa mort, cependant, fut paisible. Il eut le temps de dire adieu à ses proches. Après le décès, il fut placé sur son lit. Nous avons un témoignage original, la lettre que l’historien Émile Mâle écrivit à ses parents après avoir rendu une visite d’hommage et d’admiration muette à la dépouille de Victor H. Il était alors un jeune lycéen, très brillant, à Louis-le-Grand, préparant le concours de l’École normale supérieure (il sera reçu premier à l’agrégation) : « […] j’ai eu la faveur insigne d’entrer chez Victor Hugo et de voir le grand homme sur son lit de mort. C’est à Claretie que j’en suis redevable. Il avait demandé à son oncle Jules Claretie quelques mots de recommandation qui puissent lui permettre d’être admis chez Victor Hugo avec quelques amis. Nous étions cinq ou six de l’école. Nous avions acheté une couronne pour ne pas nous présenter les mains vides. On nous a introduit dans le salon, où on nous a fait attendre un petit quart d’heure. Nous avons examiné la maison à loisir ; nous avons vu par la porte ouverte le joli petit jardin, où Victor Hugo se promenait, la véranda où il s’asseyait et où on voit encore son fauteuil à côté des chaises de ses petits-enfants, le salon qui était tout rempli de fleurs et de couronnes, la salle à manger, tendue de cuir jaune, toute petite et très modeste. Enfin, on nous fait monter ! Dans la chambre, deux dames sont assises : Mme Lockroy et Mme Mesnard-Dorian. Le lit est au fond, dans l’ombre. Victor Hugo est couché, avec une palme verte sur la poitrine. Sa tête est très belle : il est aussi blanc qu’une statue de marbre. On dirait un buste de vieux poète grec. Près de son front, pour mieux en faire ressortir la blancheur, on a mis un bouquet de fleurs rouges. Nous le contemplons quelques minutes, tout pleins d’émotions, nous mettons notre couronne au pied du lit, et nous partons. Ce sera pour nous tous un grand souvenir. C’est ce soir qu’il est exposé à l’Arc de triomphe. On nous a donné une permission de onze heures et demi, pour que nous puissions voir l’effet grandiose de ce catafalque illuminé. Lundi, nous partirons à huit heures pour l’Arc de triomphe : par précaution, nous déjeunerons très copieusement avant de partir ; et l’économe, homme avisé, nous donnera des petits pains et du chocolat pour mettre dans nos poches. » […] ».[1. Lettre d’Émile Mâle (1862-1954) à ses parents, le 31 mai 1885 « Souvenirs et correspondances de jeunesse »,éditions Créer. Rappelons qu’il est le grand rénovateur de l’histoire de l’art en France, en particulier pour ce qui relève de l’époque médiévale.]

Les provisions de bouche furent sans douté dévorées par les jeunes gens, car elle fut longue, la marche vers le Panthéon qu’entreprit le cercueil, depuis l’Arc de triomphe jusqu’à sa destination finale. Le cercueil de Victor Hugo est donc exposé le 31 mai et jusqu’au lendemain matin, sous l’Arc, drapé pour l’occasion d’un grand voile de gaze noire. Il est déposé sur un catafalque énorme, qui le rend visible de très loin. L’émotion populaire se manifeste par une foule innombrable (deux millions ?), rassemblée autour de sa dépouille, puis le long du parcours que suivra le cortège, le lendemain, 1er juin, jusqu’au Panthéon. « Totor »[2. Surnom affectueux que Juliette -dite Juju- Drouet, donnait à son grand homme.] Hugo retrouvait ce peuple qui l’avait acclamé le 5 septembre 1870, alors qu’il rentrait enfin de son exil interminable (près de vingt ans !) : « Citoyens ! j’avais dit : “Le jour où la République rentrera je rentrerai“, me voici ! ». La république, Troisième du nom, lui fit des funérailles grandioses, auxquelles s’associèrent certains nationalistes, parmi lesquels des jeunes gens qui n’oubliaient pas le père du romantisme français ; ainsi Maurice Barrès.

Ce dernier nous en a laissé un superbe témoignage, certes quelque peu emphatique par instant, mais non dénué d’émotion vraie.
« […] Un immense voile de crêpe, dont on avait essayé de tendre l’angle droit de l’Arc de Triomphe, paraissait, des Champs- Elysées, une vapeur, une petite chose déplacée sur ce colosse triomphal. La garde du corps, confiée aux enfants des bataillons scolaires, était relevée toutes les demi-heures pour qu’un plus grand nombre participassent d’un honneur capable de leur former l’âme. Ces enfants, ces crêpes flottants, ces nappes d’administrateurs épandues à l’infini et dont les vagues basses battaient la porte géante, tout semblait l’effort des pygmées voulant retenir un géant : une immense clientèle crédule qui supplie son bon génie. […] d’une extrémité à l’autre des Champs-Elysées se produisit un mouvement colossal, un souffle de tempête ; derrière l’humble corbillard, marchaient des jardins de fleurs et les pouvoirs cabotinants de la Nation, et puis la Nation elle-même, orgueilleuse et naïve, touchante et ridicule, mais si sûre de servir l’idéal ! Notre fleuve français coula ainsi de midi à six heures, entre les berges immenses faites d’un peuple entassé depuis le trottoir, sur des tables, des échelles, des échafaudages, jusqu’aux toits. Qu’un tel phénomène d’union dans l’enthousiasme, puissant comme les plus grandes scènes de la nature, ait été déterminé pour remercier un poète-prophète, un vieil homme qui, par ses utopies, exaltait les cœurs, voilà qui doit susciter les plus ardentes espérances des amis de la France. Le son grave des marches funèbres allait dans ses masses profondes saisir les âmes disposées et marquer leur destinée. Gavroche, perché sur les réverbères, regardait passer la dépouille de son père indulgent et, par lui, s’élevait à une certaine notion du respect. […] »[3. Maurice Barrès, Les Déracinés.].

Dans cette cérémonie s’incarne le peuple parisien, celui de la liesse, des joies collectives, du bonheur mais aussi du recueillement et du chagrin. On le retrouvera à la Libération, aux obsèques d’Edith Piaf, comme à celles de Jean Cocteau, et sous la pluie battante, place de l’Étoile, quelques heures après l’annonce du décès du général de Gaulle. On retiendra encore que la préparation de la cérémonie hugolienne persuada le gouvernement de désacraliser définitivement le Panthéon : l’église, où l’on célébrait encore le culte catholique, devient temple laïque, exclusivement consacré au culte des grands hommes, par la Patrie, reconnaissante…

Drieu La Rochelle en Pléiade : la voix d’une solitude radicale

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Drieu édité en Pléiade : l’affaire n’était pas entendue, tout de même. En 2011, le ministère de la Culture refusait à Céline la commémoration du cinquantenaire de sa mort. Quelques collabos ont beau avoir été de très grands écrivains, voire des génies, il y a toujours un passé qui ne passe pas et qui, paradoxalement, donne l’impression de passer de moins en moins. Essayez, par exemple, de trouver Notre avant-guerre en livre de poche… C’était pourtant possible jusqu’aux débuts des années 1980. Quant à Rebatet, n’en parlons pas. La droite littéraire des Hussards, dans les années 1950-1960, n’a même pas essayé une opération de sauvetage, même Nimier, éditeur chez Gallimard, qui avait réussi une spectaculaire réhabilitation littéraire de Céline. Bien sûr, tous ces écrivains n’ont pas le même degré de culpabilité, et encore moins le même talent. Notre littérature peut se passer de Rebatet, sans doute. Pour Chardonne, Jouhandeau et… Drieu, évidemment, c’est plus difficile.[access capability= »lire_inedits »]

Le point obscur, proprement impensable, c’est l’antisémitisme. Celui de Céline, à travers les pamphlets et sa correspondance, est tellement délirant que, paradoxalement, il est de plus en plus intégré, métabolisé par les céliniens : ils veulent saisir avec raison toute la mesure de cette part d’ombre, de ce monstrueux travail du négatif pour mieux comprendre la mesure de l’œuvre. En revanche, il est vrai que l’antisémitisme de Brasillach ou de Rebatet est un banal réflexe politique d’extrême droite poussé jusqu’à la délation en pleine occupation nazie, une vilaine verrue surajoutée à leurs livres, quelque chose qui les entache, quoi qu’on en dise. Quant à Chardonne ou Jouhandeau, plus hypocrites, ils savent se tenir et, en matière de style, ne desserrent jamais la cravate : ils ne se laissent pas aller explicitement à cette haine du juif qui affleure pourtant, en creux, très souvent dans leurs livres.

Si nous abordons d’emblée cette question de l’antisémitisme, c’est pour suivre dans sa préface aux Romans, récits, nouvelles de Drieu Jean-François Louette, qui est le responsable, avec Julien Hervier, de ce volume de la Pléiade. Dès les premières lignes, il nous entretient de cette question, comme pour justifier la présence de l’auteur du Feu follet dans l’illustre collection et désamorcer les éventuelles polémiques. Il n’a pas forcément tort. L’antifascisme d’opérette a souvent sévi dans le milieu intellectuel, ces derniers temps, et beaucoup aiment jouer les procureurs dans la République des lettres, qui est un front tout de même moins dangereux que celui de la guerre d’Espagne.

Jean-François Louette cite donc Emmanuel Berl qui écrivait, à propos de son ami Drieu : « L’antisémitisme l’avait pris vers 1934, comme un diabète. » Et de commenter ensuite assez justement : « C’est une maladie à évolution lente, comme on sait, mais aux rémissions rares. » Et pourtant, il signale aussi quelques faits biographiques qui méritent d’être rappelés : « Il reste que Drieu a toujours exercé le droit de se contredire que revendiquait un poète qu’il a beaucoup aimé, Baudelaire. Si bien que, sous l’Occupation, en 1943, il a contribué à sauver des mains des nazis sa première femme, Colette Jeramec, et ses deux jeunes enfants, internés à Drancy. Tout comme, en mai 1941, il avait fait libérer Jean Paulhan, arrêté pour faits de résistance, lui épargnant la déportation et l’exécution. »

Surtout, la fin de Drieu plaide pour lui: son suicide, en mars 1945, à Paris, alors que tant d’autres étaient déjà terrés ou en fuite sur les routes de l’exil, n’a pas peu contribué à sa légende. Jusqu’au bout, son ami Malraux lui proposa de s’engager sous un faux nom dans la brigade Alsace-Lorraine, de faire une belle campagne d’Allemagne comme il avait fait une admirable guerre de 14, racontée dans les nouvelles de La Comédie de Charleroi. D’après Malraux, cela aurait permis à Drieu de faire oublier qu’il avait été un intellectuel organique du PPF de Doriot, le seul parti de masse sous l’Occupation, et qu’il avait accepté de prendre le contrôle de La Nouvelle Revue française dès septembre 1940, la transformant en vitrine de luxe pour les grandes plumes collaborationnistes.

Drieu a voulu payer et on retrouvera, en fin de volume, le poignant Récit Secret, écrit en 1944 mais publié seulement en 1961 et complété par un Exorde où il est difficile d’être plus clair : « Oui, je suis un traître. Oui, j’ai été d’intelligence avec l’ennemi. J’ai apporté l’intelligence française à l’ennemi. Ce n’est pas ma faute si cet ennemi n’a pas été intelligent. Oui, je ne suis pas un patriote ordinaire, un nationaliste fermé ; je suis un internationaliste. Je ne suis pas qu’un Français, je suis un Européen. Vous aussi, vous l’êtes, sans le savoir, ou en le sachant. Mais nous avons joué, j’ai perdu. Je réclame la mort. » Sortie altière, donc, qui fit même dire à Sartre, pourtant peu enclin à l’indulgence avec ces écrivains-là : « Il était sincère, il l’a prouvé. »

C’est sans doute l’obsession du suicide qui constitue la véritable unité de l’œuvre de Drieu, et le choix opéré par cette édition de la Pléiade permet de la mettre en pleine lumière. Dès État Civil, autobiographie d’un jeune homme d’à peine 30 ans, publiée en 1921, l’idée est caressée, choyée, entretenue. On pourra bien entendu lire Rêveuse bourgeoisie ou Gilles comme des tentatives pour réaliser un roman total, prophétique, voulant rendre compte de tout une époque où se joue, entre le traumatisme de la Grande Guerre et l’affrontement des grandes idéologies fasciste, nazie et communiste, la fin d’une civilisation, mais on en revient encore et toujours à ce qui fait l’originalité de Drieu : ce sentiment éminemment moderne d’une radicale solitude de l’homme dans le monde. Il est d’ailleurs mis en lumière par le roman le plus célèbre de Drieu, également retenu pour la Pléiade : Le Feu Follet, histoire d’un homme incapable de saisir l’autre et le réel, ne trouvant un dérivatif que dans la toxicomanie.

Finalement, l’indulgence de Sartre n’est pas si surprenante. Le personnage du Feu Follet et celui de La Nausée sont plus que des cousins. Oui, Le Feu Follet et l’œuvre de Drieu sont d’une actualité saisissante quand la réalité est mise en question par un virtuel envahissant, qui menace chacun d’entre nous d’un enfermement définitif dans le bunker du solipsisme, pour reprendre le mot de Schopenhauer, autre grande lecture de Drieu.

Cette édition en Pléiade n’a donc rien à voir avec une quelconque tentative de réhabilitation, mais vise avant tout à faire entendre, au-delà de la légende de l’homme couvert de femmes, du dandy fasciste suicidé, la voix de celui qui a désespérément tenté, par la guerre, l’amour et les idées dangereuses de « se heurter enfin à l’objet ».
Que tout cela ait débouché sur un formidable échec ne fait que rendre la figure de Drieu encore plus fraternelle.[/access]

Romans, récits, nouvelles de Pierre Drieu La Rochelle (Bibliothèque de la Pléiade).

La gloire de Matisse

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Dans son admirable Gloire de Rubens, Philippe Muray se demandait si « dans l’ordre de la séduction, de l’éblouissement tactile » Pierre Bonnard ne serait pas au XXème siècle le digne successeur de Rubens. Curieux choix pour un peintre certes immense mais dont la chair est indéniablement bien moins « fraiche » que celle de Rubens et apparaît plus décorative que « succulente » – certainement « peignable », beaucoup moins « consommable ». Si, comme l’assure Muray, le visible est féminin, si la forme est femme, si les hanches, les cuisses et « les moiteurs éternelles » font bander, si le jugement de goût est d’abord une question sexuelle, si la vraie peinture n’est justement pas « que de la peinture, encore de la peinture, rien que de la peinture » (comme l’impose « le commandement moderne, l’article 1 du catéchisme de toute pensée sur l’art qui se respecte »), si la Méditerranée reste toujours la meilleure opposition esthétique, politique et religieuse à la Réforme (matrice de l’Empire du bien, comme chacun sait à Causeur mais peut-être pas ailleurs…), alors ce n’est pas à Bonnard qu’il faut penser mais à Matisse. Le peintre des bassins du bonheur, de ce « bonheur sans alternative », de « la non-culpabilité phénoménale », « d’une positivité comme on n’en verra plus », c’est lui et rien que lui ! Et c’est pour cela qu’il faut absolument se rendre à l’expo « Matisse, paires et séries » au centre Pompidou avant que celle-ci ne se termine le 18 juin.

Paires et séries, c’est-à-dire reprises, variations, dédoublements, processus de la création en live, « work in progress » et qui, loin d’exprimer « un doute fondamental » de l’artiste vis-à-vis de son œuvre, comme le dit le tristounet panneau de présentation dans la première salle, expriment au contraire sa jouissance fondamentale à refaire plusieurs fois, et parfois à l’infini, le même sujet – natures mortes aux oranges, aux pommes, aux acanthes, aux palmes, aux falaises ; vases de lierre ; bois et étangs de Trivaux ; pont Saint-Michel à Paris (étonnant « trois en un » de ce dernier peint effectivement en trois versions, l’impressionniste, la fauve et la pré-cubiste); vues de Notre-Dame ; et tous ces intérieurs qui ont fait sa gloire : l’Intérieur, bocal de poissons rouges de 1914, l’Intérieur jaune et bleu de 1946, et en 1948, l’Intérieur au rideau égyptien et le célébrissime Grand intérieur rouge, autant de pièces habitables, confortables, donc consommables.

Contrairement à ce qui se passe chez Bonnard, étouffant et figé, il fait à la fois très chaud et très frais chez Matisse. Les fenêtres sont ouvertes, le vent passe, tout est en mouvement, le trait va vite, « trop vite » pourra dire le vulgaire comme il trouvait naguère « trop grosses » les femmes de Rubens. Tout est toujours « trop » avec lui, « too much », c’est-à-dire pas raisonnable, pas comme il faut, pas comme « le bon goût » l’exigerait – mais le bon goût en art est criminel, le bon goût est la solution finale de l’art !

En fait, comme le dit Matisse lui-même, « tout doit être travaillé à l’envers et fini avant même que l’on ait commencé ». En sorte, faire semblant de faire une esquisse. Restituer d’un trait sans retour l’image que l’on avait en tête – « comme le faucon qui fond sur un lièvre » , pourrait rajouter Simon Leys parlant d’un peintre chinois. Rendre l’élémentaire, l’enfantin de la forme – et ce que les enfants sont bien incapables de faire malgré ce qu’en disent leurs anti-artistes de parents.

Il me faut l’avouer : pendant longtemps, je n’ai pas aimé Matisse (« qu’on me pardonne si je dis je, avertissait Stendhal, mais « c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen de raconter vite » »). Je le trouvais approximatif, grossier, désinvolte, trop rouge, trop bleu, trop rose, trop évident, trop heureux, trop glorieux – pas assez coupable justement (et la gloire est le contraire de la culpabilité). En fait, je crois qu’il me faisait peur. Ses femmes me faisaient peur. Or, tout est femme chez Matisse. Ici, tout ce que dit Muray à propos de Rubens s’applique, presqu’encore plus, oserais-je dire, à Matisse : « s’il y a bien quelque chose sur quoi il est ferme, c’est sur la possibilité de tout traduire en femme, quel que soit le sujet imposé. Souplesse, fuite, contours fondus, glissements. (…) Chaque fois qu’il aborde un nouveau tableau, il ne se pose qu’une question : « qu’est-ce que ça donnerait si c’était des femmes ? »

Et des femmes, il y en a quelques-unes unes de sublimes à cette exposition : peut-être pas celles des Luxe I et II, trop masculines pour être honnêtes et surtout dénuées de ces sourcils et ces arêtes du nez aussi inquiétants qu’accueillants et qui feront bientôt la marque du peintre, mais celles des Marguerite : Marguerite au chapeau de cuir de 1914 et surtout Marguerite à la veste rayée de 1915 dont le sourire imperceptible, presque moqueur, rappelle celui de Berthe Morisot au bouquet de violettes de Manet, et « Joconde d’Orsay » s’il en est ; celles de Femme nue drapée et de Nu dans un fauteuil, plante verte, toutes les deux de 1936, et dans lesquels on voit le peintre effacer progressivement les traits du visage pour laisser surabonder la chair rose pâle.

On se moque souvent de cette blague qui dit que les femmes sont nues sous leurs vêtements – et pourtant c’est bien ce que peint Matisse dans la Lorette sur fond noir, robe verte de 1916, merveilleuse femme endormie sur son fauteuil, ou la fameuse Grande robe bleue et mimosa de 1937 – premier exemple de monumentalité féminine dans laquelle la femme, de ses énormes mains, semble montrer à quoi pense l’homme, sa main droite enroulée de perles palpant l’endroit de son sexe, l’index de son main gauche pointant sa tête. Doux cauchemar du désir. Alors, tout n’est plus que proéminence et ondulations, épaulettes bombées (La blouse romaine, peinte à Nice en 1940) et bras boa (Le bras de 1938), courbes qui n’en finissent pas (Le rêve, 1940) et volumes qui ne cessent de s’offrir (série des quatre Nu bleu de 1952), sans oublier la fabuleuse série des Thèmes et variations de 1941 dite « série F » où les femmes deviennent progressivement vases, fleurs, fruits, citrouilles dans un fil de dessins qui finit par former un film (et fait que l’on surprend des visiteurs à jouer au jeu des sept erreurs entre deux images apparemment semblables !).

Art de traiter lignes et couleurs, aplats et volumes, papier et palette comme autant, dixit lui-même, de « matières qui remuent le fond sensuel des hommes » et nous rappellent combien nous avons été puceaux et combien nous le sommes toujours un peu devant de telles femmes. Muray avait raison : « la peinture est un moyen de détruire l’illusion que les sexes n’existeraient pas ; que la division des sexes constatée permet de faire l’économie de toutes les fausses divisions auxquelles on croit en général. » La peinture comme ce qui nous rend notre sexe et en finit avec les troubles du genre. La peinture, l’anti queer par excellence.

Exposition Matisse, « paires et séries », du 7 mars 2012 au 18 juin 2012.

Philippe Muray, La gloire de Rubens, Figures Grasset, 1991

Sur l’inutilité des débats en économie

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Le bon sens a des charmes que la subtilité ne connaîtra jamais. L’idée suivant laquelle un excès de dépenses doit être compensé par des coupes budgétaires est une idée simple ; son attrait paraît donc irrésistible. lI est un peu désolant de se dire que trois siècles de science économique ne nous permettent guère de dépasser le stade de la platitude, mais la comparaison de l’Etat et du gestionnaire économe est tellement simple qu’elle fait merveille chez les gens raisonnables.

« Que penseront nos petits-enfants si nous continuons à dilapider l’argent de la famille ? » s’inquiétait il y a peu François Fillon. Il ne faut jamais oublier que Rousseau, à l’article « Economie politique » de L’Encyclopédie, définissait l’économie ainsi: « le sage gouvernement de la maison pour le bien commun de toute la famille ». Quand on sait comment les choses se passent dans une famille, on comprend vite pourquoi notre économie va de crise en crise.
On trouve chez La Perrière (1503-1569) une imagerie familiale tout aussi saisissante – celle du bon père qui se lève tôt, et qui, de ce fait même, gère correctement sa maison. Voilà encore une imagerie qui a tous les charmes de la simplicité. L’individu qui se lève tôt aller pour travailler, ça ne vous rappelle rien ?

Que la science économique repose sur un fantasme familial – un fait inscrit dans le nom même de cette discipline, oikonomia – n’a pas l’air de retenir l’attention des experts. Il est bon de rappeler aux professeurs que leur discipline repose sur des fantasmes parce qu’ils seraient capables de se prendre pour des gens techniquement compétents. Pourtant, entre les « Eléments d’économie politique pure » de Walras et les délires du Président Schreber, la nuance est infime, et il n’est pas toujours facile de distinguer le plus dingo des deux.

Ce délire est si répandu qu’il prend souvent la forme d’un débat scientifique. Il prend aussi la forme d’un appel au sérieux. J’en veux pour preuve ce lecteur vigoureux qui, non content de reprocher à Roland Jaccard son manque de compétence économique, croit pouvoir chapitrer Voltaire pour le même crime. Nous voici en présence d’un digne héritier du Stader de Robert Musil. Visiblement, ce Monsieur a le sentiment qu’il maîtrise quelque chose parce qu’il a étudié dans les bons manuels. Je ne doute pas qu’il puisse nous présenter mille raisons raisonnables qui militent pour la vision économique qu’il s’est choisie. Et je comprends ce que l’amateurisme peut avoir de choquant pour un professionnel de la profession. Il ne fait aucun doute que les experts aiment beaucoup se retrouver entre eux afin d’évoquer posément les meilleures solutions pour la France. Nous savons pourtant qu’il n’en faut pas plus pour qu’ils s’entre-déchirent à coups de statistiques indiscutables et de lois naturelles.

Mais pourquoi diable se donner tout ce mal ? Si l’économie est affaire de fantasme, alors il est parfaitement inutile de convaincre quelqu’un de la justesse d’une politique économique quelconque. Tout au plus pouvons-nous attirer des partisans en fonction d’une affinité mystérieuse, largement inexplicable, qui n’est pas supérieure ni plus raffinée que l’entente tacite qui réunit deux obsédés autour d’une belle blonde.

Moubarak joue sa tête

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Aujourd’hui, le juge Ahmed Refaat lira la décision du tribunal à l’issue du procès intenté à Hosni Moubarak, l’homme qui a gouverné l’Egypte pendant plus de trente ans. L’ancien président, son ministre de l’Intérieur Habib el-Adli ainsi que six hauts fonctionnaires sont accusés d’être responsables de la mort de manifestants pendant la répression violente des 18 jours de soulèvement qui ont conduit à la chute du régime. Hosni Moubarak est également inculpé pour corruption avec ses deux fils, Alaa et Gamal, et l’homme d’affaires Hussein Salem. Selon l’accusation, le raïs déchu aurait reçu de Salem des villas à Charm-el-Cheikh en contrepartie de la vente de terrains appartenant à l’État pour un prix inférieur à celui du marché. Les deux hommes sont également impliqués dans une affaire de corruption autrement plus sensible et médiatisée : selon le procureur, ils auraient « dilapidé des fonds publics » dans un contrat de vente de gaz égyptien à Israël, marché que Moubarak avait attribué à la société de Salem.

Le procès a commencé par le témoignage de plus de 1600 personnes, pour la plupart policiers ou témoins oculaires des événements. Les déclarations les plus accablantes pour l’ancien président égyptien auront été celles d’officiers ayant assisté à une réunion au cours de laquelle le ministre el-Adli aurait donné l’ordre d’utiliser « un maximum de force » dans la répression des manifestations. D’autres témoins ont affirmé avoir vu des policiers recevoir des armes à feu peu avant la mort par balles de plusieurs manifestants.

En revanche, dans certains cas, des témoins de l’accusation ont révisé leur version des faits devant la cour, niant avoir observé des actes illégaux. Au moins l’un d’entre eux a été poursuivi pour faux témoignage. Ces incidents ont semé le doute sur la façon dont les premiers interrogatoires ont été conduits. Le ministère public a aggravé ce doute en expliquant au tribunal que les différentes administrations concernées avaient rechigné à coopérer avec les enquêteurs. Un officier vient en effet d’écoper de deux ans de réclusion criminelle pour destruction de preuves…

Mais l’un des moments-clés du procès a sans doute été l’audition du maréchal Tantaoui, chef du conseil suprême des forces armées et chef d’Etat par interim depuis la chute de Moubarak, suivie des témoignages du chef d’état-major des armées le général Sami Anan, de l’ancien chef des services de renseignement, le général Omar Suleiman et de l’ancien ministre de l’Intérieur Mansour Essaoui. Tous devaient apporter les preuves irréfutables de la culpabilité de Moubarak. La déception aura été à la hauteur des attentes du public. Ainsi, le maréchal Tantaoui a catégoriquement nié que Moubarak ait ordonné à l’armée d’ouvrir le feu sur les manifestants, contredisant les témoignages qui affirmaient que le conseil suprême des forces armées avait refusé d’exécuter les ordres présidentiels…

Ainsi, au-delà de la dimension politique du procès, le tribunal se trouve devant un dilemme juridique : le procureur a requis la peine de mort contre Moubarak mais n’a finalement pas pu fournir les preuves matérielles de sa culpabilité. Non seulement aucun témoin n’a rapporté avoir directement reçu l’ordre de tirer sur la foule de la part de l’ancien président, mais nul document sonore ou écrit n’en apporte la preuve. Encore plus troublant, les procès contre les policiers accusés d’avoir tiré sur les manifestants se sont le plus souvent soldés par des acquittements ou des condamnations symboliques. Dans bon nombre de cas, le tribunal a reconnu que les policiers avaient ouvert le feu en état de légitime défense, un comble pour les familles et les amis des « martyrs de la révolution ».

Le seul fonctionnaire de police condamné à mort a vu sa sentence commuée après appel à une peine de cinq ans de prison. Les preuves, déjà faibles en bas de l’échelle sécuritaire, s’amoindrissent à mesure que l’on remonte la chaîne de commandement, jusqu’au raïs et son entourage.

Tous ces éléments ont largement facilité la tâche de la défense, dirigée par l’avocat Farid al-Dib. Pour Maître al-Dib, les preuves contre son client sont insuffisantes pour le condamner. Or, comme on le sait, la dimension juridique n’est pas le seul ressort de ce procès. Pour le juge Reffat, président du tribunal, il s’agit de la dernière affaire de sa carrière avant son départ à la retraite en juin. Cela pourrait lui donner une certaine indépendance; aussi l’on ne saurait préjuger de sa décision malgré l’avis général des experts qui jugent le dossier de l’accusation trop faible pour pouvoir envoyer Moubarak à l’échafaud.

Mais le volet corruption du dossier de l’accusation reste solide et fait encourir jusqu’à 15 ans de prison à l’ancien président. Que ce soit dans quelques jours, quelques mois ou quelques années, Hosni Moubarak, gravement malade, ne sortira donc de prison que dans un cercueil.

 
*Photo : Maggie Osama

Les tribulations du PC en Chine

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Un vent mauvais souffle en Chine ces derniers temps. Sur Internet, ce vent-là a pris le doux nom de « Brise de printemps », dénomination officielle d’une vaste campagne de verrouillage de l’espace numérique du pays. Les autorités chinoises font preuve d’une sensibilité poétique certaine quand il s’agit de lancer réformes et opérations de répression. En 1957, le pouvoir maoïste avait pris une initiative originale, joliment baptisée « La campagne des cent fleurs ». Il s’agissait ni plus ni moins que d’appeler opposants et dissidents à formuler librement leurs critiques à l’égard du régime afin de reprendre en main collectivement, dans la transparence et la concertation, le destin du pays. L’initiative connut un grand succès et contribua à délier les langues les plus enthousiastes. Le débat public fut néanmoins de courte durée et les plus naïfs des dissidents qui avaient cru que la liberté avait enfin posé un pied dans l’empire du Milieu furent promptement identifiés, arrêtés, voire exécutés. L’opération de la « Campagne des cent fleurs » avait parfaitement joué son rôle et permis au Parti Communiste Chinois de faire un peu le ménage.

Aujourd’hui, nul besoin de lancer à grand renfort de propagande des réformes piège-à-souris telles que la « Campagne des cent fleurs ». Il suffit pour le gouvernement chinois d’observer la bulle internet dans laquelle blogueurs et opposants sont suivis à la trace. Quand une crise politique semble s’annoncer, le seul mal que se donnent les autorités est de trouver un nom poétique pour baptiser le coup de filet qui va suivre. En février dernier, l’agence officielle chinoise a dressé un bilan modeste de l’opération « Brise (nettoyage ?) de printemps » : 1000 interpellations, 200 000 courriers « effacés » et 3000 sites avertis ou neutralisés.

La « Brise de printemps » n’a pas soufflé de nulle part et n’a pas complètement empêché la nouvelle de circuler : après le limogeage surprise de Bo Xilai, dirigeant du Parti Communiste de Chongqing et prétendant à la succession prochaine de Hu Jintao, des rumeurs de tentatives de coup d’Etat ont commencé à circuler un peu partout sur le net chinois, puis dans les médias étrangers, incluant, selon plusieurs sources, des déplacements de blindés autour de Pékin, voire des coups de feu. Le coup de force, s’il a bien eu lieu, aurait été principalement le fait de Zhou Yongkang, responsable de la police au sein de la direction du PCC. Il a visé dans un premier temps le charismatique Bo Xilai, ainsi que quelques proches, dont Wang Lijun, policier lui-même et bras droit de Bo Xilai qui a déclenché un mini-scandale diplomatique en tentant sans succès de se réfugier à l’ambassade américaine pour réclamer l’asile politique.

L’internet chinois ne s’avère cependant, en ces temps troubles, pas si verrouillé que cela. Du moins ce qui s’y écrit est-il soigneusement contrôlé et le pouvoir central encourage vivement les « libres » manifestations d’attachement nationaliste et de ferveur patriotique qui, depuis quelques mois, sont au diapason des gesticulades viriles et des démonstrations d’autorité du gouvernement chinois. Une vaste campagne de répression de l’immigration illégale, d’incitation à la dénonciation et d’arrestation au faciès a ainsi été lancée par Pékin tandis les dirigeants chinois multiplient les coups de menton et les annonces fracassantes à destination de leurs homologues étrangers, qu’ils soient accusés d’ »impérialisme pacifique » ou bien concernés par un conflit territorial comme la Chine en entretient avec tous ses voisins, Russie, Japon et Philippines compris.

Certes, le gouvernement chinois n’est jamais avare de déclarations fracassantes et les conflits de voisinage ont mené par le passé à des empoignades plus musclées. On évoquera pour mémoire la déclaration d’amour faite à la Russie autour du fleuve du même nom qui s’était soldée par une micro-guerre d’une semaine entre les deux nations en 1969 ou la « guerre pédagogique » entamée contre le petit frère vietnamien après son insolente intervention au Cambodge en 1979 qui s’était soldée elle par une magistrale raclée infligée à l’armée chinoise. Décidément les Vietnamiens c’est comme les routiers, ils sont sympas mais faut pas pousser.

Mais les dirigeants occidentaux semblent aujourd’hui traiter la Chine avec autant de précautions qu’un service de gériatrie face à Valéry Giscard d’Estaing ou un notaire confronté à Liliane Bettencourt. On a vu très récemment les Etats-Unis accepter avec empressement de livrer aux autorités l’avocat dissident Chen Guangcheng qui avait eu le malheur de se réfugier lui aussi dans leur ambassade (on n’a pas idée !) tandis que le sujet a soigneusement été écarté du débat présidentiel en France.

Cela est vraisemblablement dû à un double sentiment à l’égard de la deuxième puissance économique mondiale : une hostilité grandissante à mesure que la Chine est identifiée comme un adversaire particulièrement agressif et déloyal sur le plan économique et une méfiance qui croît au même rythme que les doutes sur la croissance chinoise. Le secteur le plus à même de générer une croissance forte reste le secteur industriel. Tant que la demande en création de biens reste forte, que l’innovation de produit répond à cette demande, voire crée de nouveaux besoins, tout va bien et c’est la fête au village. Tant qu’une industrie manufacturière dynamique soutient un commerce extérieur qui a la banane, tout le monde est content, enfin du moins les 300 millions d’heureux profiteurs de la mondialisation de l’économie. Le milliard restant étant prié de la mettre en sourdine en attendant des jours meilleurs. Dans ces conditions historiques et économiques particulières, les pays émergents comme la Chine peuvent afficher des taux de croissance insolents et un commerce extérieur tellement bénéficiaire qu’il en devient irritant, tandis que les économies des pays de l’OCDE sont condamnées à se contenter de l’innovation de processus, de la multiplication des produits financiers, de l’économie de la dette et du smartphone pour doper un peu leur croissance anémique qui fait rire les enfants chinois.

Les choses changent petit à petit et le grand dragon chinois commence à avoir les articulations qui grincent lorsqu’il aborde une nouvelle phase de développement. Il y a encore deux ou trois ans, on évoquait les problèmes d’une économie en surchauffe, aujourd’hui les prévisions de développement de l’industrie et de l’économie chinoise se trouvent brutalement revues à la baisse. Bien sûr, les chiffres affichés donnent toujours des cauchemars à n’importe quel ministre des Finances européen mais la croissance de l’économie chinoise commence à sérieusement ralentir. Avant de penser à ses éventuelles répercussions sur l’économie mondiale, le pouvoir chinois doit gérer la pression sociale engendrée par ce changement de conjoncture.

Alors que 200 à 300 millions de Chinois ont connu une élévation notable de leur niveau de vie, les autres, à qui on avait demandé de gentiment la mettre en veilleuse en attendant des jours meilleurs, commencent à dangereusement s’agiter en faisant remarquer que les salaires misérables, les expropriations forcées et l’absence complète de protection sociale sont un prix bien lourd à payer au pays du maoïsme pour financer les 4×4 de quelques beaufs arrivistes de la province de Canton, surtout quand ces riches-là commencent à quitter le pays pour mettre leur fortune à l’abri. C’est dans ce contexte économique qu’il faut replacer les récentes et inquiétantes rumeurs de coup d’Etat en Chine et au sein du PCC lui-même. Longtemps, la transition vers « l’économie socialiste de marché » avait permis au pouvoir communiste de passer avec succès l’épreuve de la fin de la guerre froide, tandis que son homologue russe se disloquait, et d’assurer sa mainmise sur la société chinoise grâce aux fruits de la croissance. Aujourd’hui, avec des perspectives revues à la baisse, la succession annoncée de Hu Jintao s’annonce compliquée.

Le PCC devra-t-il revenir à des problématiques plus « impériales » que marchandes pour assurer sa pérennité et affirmer plus martialement une politique de puissance qui lui permette de tenir un pays en pleine ébullition ? C’est Francis Fukuyama qui va être déçu.

 
*Photo : censorshipinamerica.com

Mediapart ou le journalisme à l’esbroufe

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Ce qui est formidable avec Internet, c’est qu’on peut réécrire l’Histoire. Un journaliste qui publie une information fausse n’a pas besoin de s’excuser : il lui suffit de corriger son texte et, s’il est malhonnête, de prétendre qu’il n’a jamais écrit ce qu’il a écrit. Trop cool… Plus besoin de recouper ni de vérifier, il suffit de publier, on verra bien. J’ai eu l’occasion d’apprécier ces méthodes avec le fameux « scoop » de Mediapart sur le supposé financement de la campagne de Nicolas Sarkozy par le colonel Kadhafi ¬− affaire sur laquelle je n’ai aucune vérité à défendre. J’ai simplement observé qu’une des affirmations publiées par le journaliste en charge de cette affaire, relative à l’un des protagonistes, était clairement et évidemment fausse. Étant d’une nature confraternelle, j’ai envoyé un message au confrère pour lui signaler son erreur. J’ai eu la surprise de recevoir une réponse dans laquelle il prétendait n’avoir jamais écrit ce que j’avais bel et bien lu. Et de fait, l’erreur avait disparu ![access capability= »lire_inedits »] Je n’avais pas compris qu’il était impudent de contester une information publiée par les sacro-saints chevaliers du journalisme d’investigation. Du reste, « journalisme d’investigation » est sans doute un costume trop étriqué pour un média qui ne publie pas des informations, mais des « révélations ». Tout est aussi vrai dans Mediapart que bon dans le cochon. Même ce qui est faux.

« Sarkozy-Kadhafi : la preuve du financement » : c’est sous ce titre dépourvu de la moindre ambiguïté que le site d’Edwy Plenel publie, le 28 avril, quelques jours avant le second tour de la présidentielle, un document qui, s’il était authentique, constituerait en effet une preuve accablante des largesses de Kadhafi pour Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’une lettre en arabe signée par Moussa Koussa, ex-chef du renseignement libyen, et adressée à Bachir Saleh, ancien directeur de cabinet de Kadhafi. On admettra cependant que la précision « s’il était authentique » a son importance… Un certain nombre d’éléments que j’exposerai ci-dessous permettent pour le moins d’en douter. Personne, et certainement pas moi, n’accuse les journalistes de Mediapart d’avoir fabriqué ce document. Ce que l’on pourrait reprocher aux porte-flingues d’Edwy Plenel, en revanche, c’est de l’avoir publié alors qu’ils ne disposaient pas de la moindre preuve de son authenticité.

J’ai eu l’occasion de rencontrer Kadhafi et certaines personnes de son entourage m’ont expliqué à plusieurs reprises comment fonctionnait ce type d’opération du temps du « Guide ». Après avoir promis une « aide politique », le Leader transmettait verbalement un ordre à son directeur de cabinet, Ahmed Ramadan, et à son chef de cabinet, Bachir Saleh. Ce dernier prenait les choses en main, organisait le versement et se chargeait de répartir les commissions des uns et des autres. Au final, un seul document entrait dans le système comptable : un reçu signé de la main du messager du bénéficiaire (qui serait, en l’occurrence, un émissaire de Sarkozy) était remis par Bachir Saleh au chef comptable du palais. Voilà la preuve que nous cherchons et que nous n’avons pas trouvée. Même si la transaction a réellement eu lieu, il est possible que cette preuve n’existe pas. En effet, c’est Kadhafi lui-même qui a déclaré que Nicolas Sarkozy avait bénéficié de sa prodigalité. On imagine que s’il avait possédé un document étayant cette accusation, feu le Guide se serait fait un plaisir de le transmettre à Mediapart.

Ce qui est tout aussi certain, c’est que Moussa Koussa − l’expéditeur supposé de la lettre de Mediapart − ne jouait aucun rôle dans ces affaires. L’« aide politique », ce n’était pas son truc. Et les conseillers dont le bureau jouxtait celui du « Guide » au palais de Bab Al-Azizia n’avaient pas besoin d’autorisation du chef des renseignements pour distribuer ces menus cadeaux aux partis-frères. Imaginez une seconde que la France soit assez riche pour financer des hommes politiques étrangers : verrait-on le patron de la DCRI adresser par courrier un ordre de virement au directeur de cabinet du Président de la République ? Demanderait-on à Bernard Squarcini de donner son aval pour allonger une subvention à un parti politique polonais ? Admettons cependant, pour la commodité du raisonnement, que cette aberration politique et protocolaire ait eu lieu malgré tout. L’ennui, c’est que le courrier mentionne également une réunion entre l’intermédiaire désormais célèbre Ziad Takieddine et Brice Hortefeux. Or, ni l’un ni l’autre n’étaient présents à Tripoli à la date mentionnée. Et tous ceux qui connaissent le dossier savent que l’homme de confiance de Sarkozy en Libye était Claude Guéant. On m’accordera que cela fait beaucoup d’invraisemblances.

Le plus surprenant − ou le plus inquiétant −, c’est que ça marche ! Grâce au buzz suscité par ce « scoop », nombre de gens sont aujourd’hui convaincus que Nicolas Sarkozy a bien bénéficié d’une « aide politique » du « Guide » libyen pour sa campagne de 2007. Les observateurs les plus indulgents (de droite) pensent − sans l’écrire − qu’en acceptant les largesses d’un chef d’État étranger, Sarkozy n’a fait que perpétuer une tradition de la Ve République. Les plus teigneux (de gauche) écrivent − sans le penser − qu’il s’agit d’une preuve supplémentaire de l’alliance des riches et des corrompus contre le petit peuple. Reste une question fort intéressante : pourquoi un site d’information a-t-il cru bon, quelques jours avant une échéance électorale majeure, de publier un document étayant une accusation aussi grave, alors même qu’il n’existait aucune preuve pour en attester l’authenticité ? La réponse est simple : Mediapart n’est pas un site d’information mais un média militant. Faute d’éléments indiscutables, il pratique ce qu’on appellera le « journalisme à coups de marteau ». Si une information ne rentre pas dans la tête des gens même quand Edwy Plenel a décrété qu’elle était vraie, il faut asséner chaque jour de nouveaux arguments sans être trop regardant sur les vérifications d’usage.

Dans les jours suivant la publication de l’article, le signataire et le destinataire présumés de cette lettre nient son existence. Peu importe : les journalistes qui enquêtent sur ce sujet brûlant trouvent une méthode imparable pour faire passer la pilule. Ils compilent les éléments qui fragilisent leur document-preuve dans une série de mini-articles (payants) et aboutissent à la conclusion suivante : « Si tout le monde dit que c’est faux, c’est parce que tout le monde a peur, ce qui prouve que c’est vrai. » Cette prétendue démonstration par l’absurde ressemble plutôt à une démonstration absurde. Quand Bachir Saleh affirme n’avoir jamais reçu la lettre, « cela n’a aucune valeur, il est recherché par Interpol et protégé par la France ». Quand l’expéditeur supposé, Moussa Koussa, nie l’avoir jamais signée, « le démenti n’a aucune valeur ». Quand les anciens insurgés et nouveaux gouvernants de la Libye font des déclarations allant dans le même sens, c’est encore une preuve : « Cela n’étonne personne que le CNT contredise Mediapart. Qui les a mis en place ?»

Le 2 mai, assis à la table d’un célèbre café parisien, j’apprends donc, dans un article intitulé « L’Élysée piégé par ses témoins », que Bachir Saleh (le destinataire supposé de la lettre) est probablement en fuite. Or, il se trouve alors attablé à quelques mètres de moi. La veille, il s’était payé une belle balade sur les Champs-Élysées, après avoir rencontré Dominique de Villepin dans un palace parisien. Cela fait deux jours que je le suis à la trace. Notre métier nous impose parfois ce genre de méthodes. Bref, le « témoin de l’Élysée » n’était pas en fuite. C’est à ce moment-là que j’alerte mon confrère sur son erreur : le témoin n’est pas « en fuite ». Et quelques minutes plus tard, il ne l’a jamais été : dans l’article de Mediapart discrètement expurgé de cette bourde, on apprend simplement qu’il est « réclamé par la Libye ». Rien d’autre n’a été changé. L’erreur n’a jamais existé. Bizarrement, le confrère ne semble pas m’être reconnaissant. Son emportement, dans le cours de nos échanges électroniques, traduit plutôt la posture d’éternel indigné − ne serait-ce pas plutôt à moi de l’être ? Il conclut : « S’il est à Paris, qu’attend la police de Sarkozy pour l’arrêter comme promis ? C’est surréaliste. » Surréaliste, en effet. Puisqu’il est si assoiffé de justice, je lui suggère d’aller de ce pas retrouver ce « témoin-clef » grâce aux indications que je lui ai gracieusement fournies, et de le dénoncer à la police. L’échange s’arrête là. Bachir Saleh n’a été ni arrêté par la police, ni interrogé par Mediapart.

Les témoins à décharge sont donc disqualifiés − au motif, pour Saleh, qu’il est réclamé par les nouveaux maîtres de la Libye. Il faut maintenant produire un témoin à charge. C’est chose faite le 3 mai dans un article intitulé : « Mediapart, Kadhafi : l’ancien Premier ministre libyen confirme les 50 millions pour Sarkozy ». Cette fois, c’est du lourd.

Incarcéré en Tunisie pour « franchissement illégal de frontière », Baghdadi Al-Mahmoudi est réclamé par la justice de son pays où, dit-on, il risque la peine de mort. Selon Mediapart, il a affirmé aux enquêteurs tunisiens avoir lui-même livré le cash en Suisse aux porte-flingues de Sarkozy. « Depuis octobre 2011, la justice tunisienne savait… », annonce le site. Un Premier ministre porteur de valise ? Personne ne moufte. Et puis pourquoi risque-t-il la peine capitale en Libye ? Silence radio sur le Web francophone. Ce qui intéresse les Français, c’est de savoir que l’ancien Premier ministre de Kadhafi confirme les dires de Mediapart. N’ont-ils pas le droit d’en savoir un peu plus ? Pourtant, quand l’AFP interroge un avocat de Mahmoudi, elle ne prend pas la peine de lui demander de quoi son client est accusé. Décidément, tous ces journalistes ne sont pas très curieux…

Si Baghdadi Al-Mahmoudi est réclamé par le régime de Tripoli, c’est parce qu’on l’accuse d’avoir participé, en mars 2011, aux massacres perpétrés par les soldats loyalistes sur les minorités berbères de Zwara. Le pauvre homme expliquera évidemment qu’il n’avait pas le choix, qu’il était obligé − argument récurrent de ceux qui servent les dictatures. Malheureusement pour lui, on peut consulter sur Internet des documents accablants : des écoutes téléphoniques où il évoque, sur un ton jovial, les viols commis sur les jeunes Libyennes par les mercenaires de Kadhafi.

Tout cela, les investigateurs intrépides de Mediapart ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir. Ce qui importe, pour eux, c’est que l’ancien Premier ministre de Kadhafi a confirmé le versement des 50 millions. L’information, relayée par l’AFP, tourne en boucle sur Internet. Pour un scoop, c’est un scoop ! Le tout-Paris politique tremble ou exulte.

Depuis ses aveux, Mahmoudi croupit toujours dans les geôles tunisiennes. Or, plus aucune charge ne pèse plus sur lui en Tunisie où il a purgé sa peine de six mois de prison. Ses avocats sont indignés ! Voudrait-on le faire taire pour protéger Nicolas Sarkozy ? C’est ce que laissent entendre entre les lignes les journalistes de Mediapart. La réalité est moins rocambolesque. Si la Tunisie maintient cet homme en captivité, c’est parce qu’elle rechigne à le livrer aux Libyens. L’acte d’extradition a bien été signé. Mais le Président tunisien, Moncef Marzouki, ancien militant des droits de l’homme, hésite à appliquer cette décision. Amnesty International a attiré son attention sur le cas de Mahmoudi. Le renvoyer chez lui reviendrait à envoyer une bête à l’abattoir. Alors que ses avocats se battent pour attirer l’attention des médias, cette affaire Sarkozy tombe vraiment à pic ! Jusque-là inconnu du grand public en France, Baghdadi Al-Mahmoudi devient un héros. Il n’est plus l’un des bourreaux du régime de Kadhafi, mais la victime du clan Sarkozy. Les twits repartent de plus belle, comme celui-ci, relayé par un des investigateurs : « Le mec qui confirme les 50 millions a une hémorragie interne. Tout est normal. » Faut-il comprendre que le Président de la République française a envoyé des exécuteurs dans sa cellule tunisienne pour lui faire passer l’envie de causer ? En réalité, Mahmoudi est souffrant notamment parce qu’il a fait quatre grèves de la faim qui n’ont rien à voir avec les millions de Sarkozy.

Ce témoignage opportun ne laisse pas d’intriguer. Pourquoi aurait-il parlé de ces fameux millions et de son escapade suisse à la justice tunisienne, alors qu’il n’était inculpé que de « franchissement illégal de frontière » ? En quoi le fait d’apparaître comme un « porteur de valise » serait-il utile à sa défense ? Surtout, comment expliquer Toutes ces questions en appellent une autre : comment expliquer que des journalistes chevronnés ne se les soient même pas posées ?

Vous ne comprenez plus rien à cette histoire ? Vous pensez que, tout de même, ça pue ? Cela signifie que Mediapart a réussi son coup. Le journalisme à coups de marteau a permis de transformer une hypothèse en certitude, un document non authentifié en preuve et un ancien dignitaire du régime de Kadhafi en témoin indiscutable. Et le pire, c’est que les confrères croient dur comme fer à un échafaudage qui s’accorde parfaitement avec leur vision de la politique en général et de Sarkozy en particulier. Bienvenue à Parano-Land !

Maintenant, je vais vous dire ce que je sais : Kadhafi a dit à un de mes amis qui travaillait pour lui qu’il avait donné 20 millions d’euros à Sarkozy. Ce même ami m’a parlé d’une réunion où Claude Guéant, accompagné d’un Tchadien, aurait demandé une « aide politique » pour la campagne de 2007. C’est peut-être vrai, peut-être faux. De plus, quiconque connaît les rouages de l’ancienne Jamahiriya libyenne sait que, même si Kadhafi avait promis de faire un don, cela ne prouve nullement que le bon montant ait ensuite été alloué à la bonne personne. Les porteurs de valises ne sont pas toujours fiables. Rechercher une information dans ce milieu de tueurs suppose de plonger dans la fosse aux requins et de patauger dans des eaux saumâtres. J’ignore totalement si l’information concernant le financement de la campagne de Sarkozy est vraie. Mais j’ai d’excellentes raisons de douter de l’authenticité du document. Et j’ai beaucoup de mal à croire que ces raisons aient échappé aux détectives de Plenel.

Alors, j’ai envie de dire aux Bob Woodward d’opérette de redescendre de leur nuage. Ce n’est pas le Watergate, votre truc, mais une boule puante que vous lâchez, comme un tract de la LCR. Si vous voulez faire du journalisme, revoyez Les Hommes du président. Ils n’avaient même pas de portable, devaient se déplacer chez les gens pour leur tirer les vers du nez. Surtout, notez un détail : dans le film, comme dans la réalité, l’article est publié à la fin de l’histoire, pas au début.[/access]

François Hollande se précipite sur le chemin de Damas

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Il jubile… Après un parcours que la presse a dit sans faute (sic) aux Etats-Unis, où il a pu blaguer avec Barack Obama et faire plier l’Otan en jouant un peu sur les mots, il ne manquait au nouveau président que l’occasion de briller en solo sur la scène internationale. C’est maintenant chose faite grâce à l’annonce de sa décision d’expulser l’ambassadrice de Syrie en France à peine quelques heures après la révélation du massacre de Houla. Une prise de position ferme et décidée qui marque son homme, mais qui pourrait bien lui causer quelques soucis : la diplomatie internationale n’est pas une course de vitesse…

D’abord parce que, annonce-t-il, cette décision est motivée par « le massacre odieux commis à Houla par les forces syriennes » : si Hollande, tout excité par sa volonté de créer le buzz, avait attendu les rapports officiels, il aurait appris que le massacre n’était pas la conséquence du pilonnage de Houla par les forces du régime syrien, mais qu’il s’agissait en fait d’exécutions sommaires perpétrées par un groupe qui n’a pas été formellement identifié. Les rebelles accusent les partisans de Bachar al-Assad qui eux-même fustigent des groupes proches d’Al-Qaïda et de la rébellion sunnite… Pendant ce temps, les observateurs des Nations-Unies essaient bêtement de faire leur travail et mènent l’enquête. Gageons que François Hollande était mieux informé que tout le monde !

En revanche, ce qui est sûr, c’est que cette décision symbolique vient à point nommé pour faire de la France l’inspiratrice d’une politique d’ingérence internationale en Syrie et pourquoi pas de notre président le potentiel futur libérateur du pays… Un massacre vaut certainement psychologiquement autant que quelques armes de destruction massive et on a déjà fait la guerre pour moins que cela ! Comment la Russie pourrait-elle encore refuser une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU après Houla ? C’est pourtant ce qui est arrivé, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, ayant jugé que les rebelles et le gouvernement syriens étaient tous deux impliqués dans le massacre et critiqué les pays qui jugent la paix impossible sans le départ de Bachar al-Assad…

Rendons-nous à l’évidence, le président syrien n’est pas un tendre, ni même un garçon sympathique. Il aurait même tendance à faire passer quelques despotes d’Amérique Latine pour des enfants de chœur. Mais les événements récents en Syrie auraient dû faire comprendre à Hollande que la précipitation n’est pas une solution : le plan Annan patauge surtout du fait de la désorganisation des troupes rebelles, conglomérat de groupes de guérilla sans unité et sans interlocuteur unique. Certes, les forces du régime tuent chaque jour en Syrie, mais les attentats suicides de ces derniers jours, qui font planer l’ombre d’Al-Qaïda, posent la question de l’équilibre du pays et de la région après Assad. Certes, le dictateur baasiste est contesté par une frange de la population, mais les élections organisées en mai, tout aussi critiquables qu’elles aient pu être, n’ont pas plébiscité son départ. En un mot, couper les relations diplomatiques avec Damas, c’est aussi couper la communication avec le seul représentant identifié et légitime parmi les belligérants : François Hollande en a fait le choix, par effet d’annonce, prônant ainsi une intervention unilatérale contre le régime en place, si toutefois ses nouveaux « amis » du monde diplomatique lui emboîtent le pas.

Pendant ce temps, Lamia Chakkour, l’ambassadrice de Syrie en France, coule des jours heureux à Paris : son accréditation auprès de l’Unesco lui permet de résider en France, malgré son expulsion annoncée en fanfare… Qu’un retrait des troupes d’Afghanistan devienne un retrait des troupes offensives passe encore, mais une expulsion qui n’expulse pas…

Le bonheur est dans le chai

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Et si le samedi 2 juin de 10h à 20h et le dimanche 3 juin, de 10h à 18h (pour permettre aux fidèles d’aller aux Vêpres), vous alliez dans une ville rouge pour en boire du bon ? Une semaine avant le premier tour des législatives, à Ivry, l’excellent caviste Paco Mora organise pour la deuxième année un salon, Les Papilles résistent, dont l’intitulé indique assez la philosophie. Le vin est en effet, l’air de rien, un enjeu de civilisation et suppose un certain rapport au monde, au plaisir et à l’autre. Vous pourrez, grâce à ce bienfaiteur de l’humanité et de la proche banlieue, découvrir une douzaine de vignerons qui aiment suffisamment leur métier pour revendiquer fièrement la typicité de leurs terroirs respectifs en s’opposant à la standardisation du goût qui veut faire du vin un produit comme un autre.

Tous ont comme devise la célèbre phrase de Jules Chauvet (1907-1989), initiateur du retour à une vinification plus naturelle : « Le vin, moins on y touche, mieux ça vaut, parce qu’il ne faut pas oublier que ça se boit, quand même. » Paco Mora vous permettra ainsi de vous réconcilier avec le bordeaux, grâce au Médoc de Didier Michaud qui a courageusement résisté à la parkérisation ou de découvrir le champagne de Francis Boulard (y aura-t-il sa fameuse cuvée Pétréa vieillie par solera, méthode d’assemblage espagnole habituellement utilisée pour le Xérès ?).

On pourra aussi faire un petit tour du côté de chez Brigitte Roche, une référence en matière de côte-rôtie. Qu’est-ce qu’il disait encore, Jules Chauvet, ce Paul-Jean Toulet de la fermentation malolactique ? Ah oui : « Certains vins ont non seulement des caractères précis mais encore des silhouettes idéales. Ils peuvent évoquer les matins de printemps embaumés et les soirs troublants de septembre. »

Pour tout renseignement complémentaire, Paco Mora, la « Cave d’Ivry », 40 rue Marat 94200 Ivry sur Seine (01 46 58 33 28). Possibilité de restauration sur place.

FARC : Roméo et Ingrid

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Mes camarades des FARC sont des gens étranges : ils capturent Roméo Langlois, qui a l’air tout à fait fréquentable, et le relâchent au bout d’à peine un mois. Et quand ils kidnappent quelqu’un d’aussi intégralement insupportable qu’Ingrid Betancourt, au lieu de la libérer de suite, ils se la supportent six ans durant. Masochistes ?