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Fausse intégration, vraie désintégration

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Je ne me rappelle plus quand je suis devenu passible de l’accusation de racisme, mais je dois me rendre à l’évidence : en observant ce que notre société dénonce et condamne aujourd’hui comme tel, je réponds aux critères. Cela n’a pas toujours été le cas.

J’en garde un vague souvenir mais, vers l’âge de 12 ans, j’ai été bouleversé par la lecture de Black Boy, histoire d’un petit garçon noir grandi aux États-Unis écrite par Richard Wright, dans laquelle je m’étais plongé un peu par erreur, confondant l’auteur avec son homonyme, clavier des Pink Floyd. L’un des premiers romans où je trouvais un frère, une âme proche, l’histoire d’une solitude, d’un isolement qui avait touché l’adolescent introverti que j’étais alors. Plus tard, je découvris Chester Himes, dont je lus quelque temps les enquêtes policières menées par ses deux fameux gros flics de Harlem, avant de réaliser, avec ses récits plus autobiographiques, dont S’il braille, lâche-le !, témoignage poignant d’un racisme vécu, que l’auteur était noir. Je me souviens encore d’un voyage en Afrique, des pistes du Bénin et du Niger où, tassé dans un taxi-brousse avec beaucoup plus d’Africains que le minibus pouvait en contenir, j’étais ballotté et ravi. Enfin, je n’oublie pas les nombreux compagnons de travail noirs ou arabes croisés sur des chantiers, le lien tissé sans dire un mot par le labeur partagé, infiniment plus engageant que celui qui me rapprochait du client ou de l’architecte, pourtant « frères » de couleur. Étais-je raciste alors ? Sans doute non. Le suis-je devenu ? À entendre les antiracistes, il semblerait que oui.[access capability= »lire_inedits »]

Depuis ces années où Lévi-Strauss parlait avec Mitterrand de ce fameux « seuil de tolérance » que l’on estimait alors autour de 10%, certaines choses ont changé. Le racisme, l’immigration, la tolérance ? Sans doute un peu tout ça.

Plus personne ne défend des théories sur la supériorité d’une race sur une autre : il suffit de comparer Barack Obama à Franck Ribéry pour comprendre combien tout cela fut idiot. Mais le racisme a changé. Aujourd’hui, est tenu pour raciste celui qui dénonce les dangers d’une immigration de peuplement ou, pire, celui qui commence à douter que certaines populations, venues du tiers-monde hier ou il y a trois générations, puissent devenir pleinement françaises un jour. Je suis de ceux-là. À moins d’élargir l’idée France à un tout qui ne contiendrait plus rien, à un passeport assorti de revendications et d’une toute nouvelle arrogance, je ne crois plus au leurre de l’intégration. Je parviens de moins en moins à distinguer nombre de ces néo-Français de leurs anciens compatriotes restés au pays. Ceux-là, même en pariant sur l’avenir avec toute la force de mon optimisme, je n’arrive plus à les voir comme des Français, même en devenir. Je ne vise pas seulement ici l’islam politique, hostile et menaçant, ni même la délinquance surreprésentée ethniquement, mais les modes de vie adoptés par des communautés par ailleurs pacifiques, dont certains membres travaillent et payent des impôts. Pour le raciste version 2012 que je suis manifestement devenu, l’intégration ou l’assimilation sont des illusions plus grossières encore que la promesse transsexuelle.

Un homme ne devient pas femme par simple ablation du pénis. Mais un individu né par erreur anatomiquement homme mais psychologiquement femme peut, si l’on croit ceux qui l’ont vécu, retrouver une unité de genre par la chirurgie. On ne devient pas non plus français d’un coup de tampon, on acquiert tout au plus le droit d’essayer de le devenir. Pour cela, il faudrait que la France ne soit pas seulement un choix de la raison, mais aussi un élan du cœur – celui-ci pouvant d’ailleurs naître de celui-là, mais à condition de ne pas attendre trop longtemps. Or, je ne vois pas beaucoup d’Afro-Français nés par erreur au Mali ou au Sénégal car habités par un goût pour la culture ou les mœurs occidentales, soucieux de prendre exemple sur les anciens Français pour adapter leur comportement aux usages en cours ici. Je vois peu d’Arabo-Français attirés sur notre sol par leur penchant pour la galanterie et quittant leurs terres natales pour tourner le dos à l’endogamie ou au mariage forcé. Il semble au contraire que les immigrés d’aujourd’hui soient bien plus soucieux de préserver leurs coutumes que ceux d’hier, car je vois, en traversant ma banlieue, de plus en plus de femmes voilées, de mères de familles nombreuses en boubous, de grappes d’hommes aux terrasses des cafés qui laissent les joies de la parité à d’autres, de voyageurs dans le RER qui gueulent dans leur dialecte, dans leur téléphone et dans les oreilles de leurs compatriotes sans la moindre gêne. Théoriquement, la grossièreté est assez largement partagée ; pratiquement, dans l’espace public, au moins d’après mon expérience, ceux qui en abusent ne sont pas les « Souchiens ».

Si des imbéciles heureux et dogmatiques pensent encore que nous avons de la chance d’accueillir toutes ces richesses, pour de nombreux Français, l’intégration est un échec. Sont-ils arrivés trop nombreux et trop vite ? Avons-nous été nous trop peu exigeants ? Il est un peu tard pour répondre à ces questions. À présent que des milliers de Français et de Françaises en droit, car parfaitement en règle, croient aux superstitions vaudoues ou pratiquent un christianisme de transes, ne sortent que voilées et ne mangent que halal, il est devenu très difficile de rejeter ces usages comme n’étant pas français sans être accusé de racisme. Je persiste à penser que ce n’est pas moi qui ai changé mais les discours sur ces questions. « La France, c’est nous ! » proclamait il y a peu une affiche de SOS Racisme. « Nous sommes français, nous n’avons ni à nous intégrer, ni à nous assimiler », déclarait dans la presse un collectif d’activistes de la diversité. En somme, un fossé se creuse entre le projet de ces enfants d’immigrés pour la France et ce que je veux en garder. Si dans toute critique ou rejet des pratiques culturelles d’autrui qui font, de mon point de vue, régresser ma société, on ne voit plus qu’intolérance et racisme, me voilà à mon tour transformé par l’intolérance grandissante à la critique d’une société qui devient multiculturelle en intolérant et raciste. Ce chantage devient fatigant et, au risque d’aggraver mon cas, je commence à me demander si, finalement, ce n’est pas plutôt l’émigration (de certains néo-Français) qui serait une chance pour la France.[/access]

*Photo : islamicus

Crise : suite et pas fin !

On prévoyait un déficit public français de 4,5% du PIB pour 2012. Mais au vu de la conjoncture récessive, nous nous dirigeons plutôt vers les 5%. Aussi, pour atteindre l’objectif fixé à 3% du PIB en 2013, de nouvelles mesures s’imposent : si François Hollande avait annoncé des hausses d’impôt pendant sa campagne, le gouvernement Ayrault entend aujourd’hui diminuer certaines dépenses publiques, voire baisser le nombre de fonctionnaires.

Et il y est bien obligé ! Car l’hypothèse rose d’un quinquennat avec 2,25% de croissance par an, soit 11,25 points cumulés sur cinq ans, s’éloigne à pas de géants. Sur deux ans, le PIB augmentera de 0,4% en 2012 puis de 1,3% en 2013, ce qui fait 1,7 point cumulé. Il reste donc 9,5 points de croissance à trouver en trois ans, soit environ 3,1 points par an. C’est inenvisageable. Autrement dit, l’annonce d’une réduction à zéro du déficit public sur la base du scénario du candidat Hollande est un mensonge programmé.

Dans ce contexte, la hausse du SMIC de 2% apparaît bien mesurée et intelligemment proportionnée. Cette modération salariale n’empêche pas la France d’afficher la hausse tendancielle la plus élevée pour le coût du travail peu qualifié. Entre 1970 et 2010, le salaire minimum français a cru de 2,5% par an, bien plus que la moyenne européenne, entraînant destructions d’emplois industriels et délocalisations en chaîne.
Certes, le SMIC contribue à réduire les inégalités. Mais à quel coût ? On constate que le salaire minimum favorise la création d’une catégorie d’emplois précaires à temps partiel, ce qui aboutit à ce que la probabilité de transformation d’un CDD en CDI soit moitié moindre en France que dans le reste de l’Europe.

Pour autant, tout n’est pas noir en France. Le projet de Banque Publique d’Investissement constitue ainsi une avancée positive en ce que ce nouvel établissement agira sur l’offre tout en palliant la défaillance bancaire dans la distribution de crédit, cette dernière se trouvant actuellement au point mort. Cette banque publique devrait s’appuyer sur les compétences d’Oséo en termes de garantie de crédits et les interventions du Fonds Structurel d’Investissements (FSI) en fonds propres et capitaux hybrides. Par ce biais, se mettra en place en 2013 un véritable outil de transformation industriel, qui ne sera efficace qu’à deux conditions :
– que les entreprises se restructurent (ce qui arrive avec les difficultés) ou lancent des projets d’investissement (c’est plus rare !)
– qu’on lui laisse le temps d’agir à long terme.

Or, du fait de son déficit commercial, la France appartient désormais à l’Europe du Sud, avec les autres pays du « Club Med »[1. Moins séparés de l’Europe du Nord par la dette publique que par les déséquilibres commerciaux.]. Nous marchons en effet vers un endettement public égal à 90% du PIB. Même l’Italie présence une situation plus saine que la nôtre, malgré sa dette publique de 120% du PIB, grâce aux inflexions à long terme et à la logique de désendettement insufflées par les gouvernements transalpins. Compte tenu de ces contraintes, les responsables politiques français semblent avoir compris qu’une simple relance keynésienne n’aurait aucun sens. Insuffler du pouvoir d’achat et décupler la demande ne riment à rien tant que l’appareil productif et industriel n’est pas assez compétitif et indépendant des importations pour se « redresser » – à bon entendeur…

Voilà le vrai sens de la hausse modérée du SMIC, au-delà du signal symbolique et électoral : en économie ouverte, Keynes a les mains coupées. Si l’on se penche au chevet de nos échanges, force est de constater que la monnaie unique a désintégré les balances commerciales des pays de l’UE. Certains sont devenus structurellement très déficitaires avec une industrie incapable de répondre à la demande locale (Grèce, Portugal). Depuis quelques années, la France – dont la balance commerciale restait faiblement excédentaire en 2000 – connaît un commerce extérieur structurellement déficitaire entre -3 et-4% de PIB. L’Italie est dans une situation meilleure de ce point de vue avec un déséquilibre commercial en amélioration qui culmine à -1% du PIB. Ce n’est un secret pour personne : l’Allemagne est une machine à exporter avec un solde extérieur courant correspondant à 6% de son PIB. A ce propos, on ne soulignera jamais assez le dérapage des coûts français par rapports aux coûts allemands depuis dix ans.

Plus globalement, si la balance commerciale cumulée de la zone euro est à peine équilibrée, les déséquilibres qui y apparaissent ici ou là résultent des pertes de compétitivité et de l’augmentation du coût du travail qui grèvent une économie comme la France. Dans l’Europe du Sud, à laquelle nous appartenons économiquement, les politiques de soutien de la demande n’ont fait que déséquilibrer un peu plus les comptes extérieurs entre pays de l’Euroland.

La prime à la casse automobile est l’exemple même d’un choix à courte vue pour doper artificiellement la conjoncture et le pouvoir d’achat. Que d’aucuns l’évoquent actuellement comme une solution miracle à la crise devrait nous alarmer : dans quel monde (et quelle Europe) ces esprits légers vivent-ils ?

*Photo : Stéfan

Les vacances de M. Le Pen

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En Tunisie, après les émeutes salafistes mollement condamnées par le gouvernement, on imagine les hôteliers bien à la peine. Pour relancer une saison touristique en berne, mes compatriotes ont eu la riche idée d’accueillir une haute personnalité toujours en quête du bon mot « nauséabond » qui lui fera retrouver la une des quotidiens. Cette nouvelle star des spots de Hammamet s’appelle… Jean-Marie Le Pen ! En vacances au Cap Bon avec son épouse Jany, le vieux lion – 84 ans cet été, mine de rien…- s’il n’a plus besoin de faire le vide autour de lui, provoque toujours du bruit et de la fureur. Pour preuve, un parti tunisien centriste a opportunément décidé de recuisiner à la sauce harissa le Goldstein de la vie politique française.

Pour la direction du mouvement Al-Majd, Jean-Marie Le Pen est indésirable en Tunisie, because il n’aimerait pas les Tunisiens en France. D’où cette alternative implacable : « Les Tunisiens soit on les aime partout soit on les quitte ! ». En toute logique, Majd réclame donc l’extradition du fondateur du FN, arguant que « l’entrée de Jean Marie Lepen, tortionnaire endurci en Algérie et porteur d’une idéologie fasciste, est un outrage aux valeurs de la République et une injure aux martyrs du mouvement de libération nationale. Le parti Al-Majd dénonce l’arrivée sur notre sol d’un leader raciste aux multiples prédications anti-maghrébines, accusé d’actions xénophobes souvent violentes et assumées » Rien que ça !

Nous ne demanderons pas aux majdistes l’adresse de la mosquée ou de l’église dans laquelle Jean-Marie Le Pen prêche la haine, ni ne leur expliquerons que le FN n’exige plus l’expulsion systématique des étrangers depuis belle lurette. Mieux, nous leur pardonnerons leur antifascisme d’opérette, maladie infantile d’un parti créé il y a moins de dix-huit mois.

Mais à vigilants, vigilant et demi. Comme le souligne maître Vergès à longueur de plateaux télévisés, au risque de froisser Solferino, rappelons que l’usage de la torture en Algérie a été commandité par des ministres socialistes, à commencer par Guy Mollet et son ministre de la Justice… François Mitterrand.

Ni putes, ni putes…

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Georges Kaplan, notre parangon du libéralisme chimiquement pur, explique à Najat Vallaud-Belkacem qu’il est absurde et infondé de vouloir interdire la prostitution. Avant de lui répondre, je précise que rien ne m’énerve autant que le puritanisme. Qu’il soit de droite ou de gauche. Qu’il vienne du bénitier ou d’un certain républicanisme qui ne fait que laïciser les névroses judéo-chrétiennes sur le sexe en général, le sexe et l’orgasme féminins en particulier.

Face à ce qui fait peur, on peut verrouiller ou on peut aussi, à l’inverse, autoriser tout et n’importe quoi. Dans les années 1970, à en croire des éditeurs ayant pignon sur rue et leurs écrivains, la pédophilie devenait une émancipation pour le petit garçon et son amant plus âgé.
Quant à la prostitution, un discours très énervant « post-néo-féministe » explique depuis quelques années qu’au bout du compte, on peut être une prostituée heureuse, libre, émancipée et que la violence du maquerellage façon La dérobade[1. La dérobade de Jeanne Cordelier (1976). Et adaptation de Daniel Duval, avec Miou-Miou en 1979] appartient au passé, exception faite des malheureuses filles de l’Est et de quelques cas sociaux. C’est finalement le discours de notre ami Kaplan : la prostitution n’aurait rien de condamnable en soi parce qu’elle est le plus vieux métier du monde, et qu’à partir du moment où la transaction repose sur un contrat sans contrainte, qu’il s’agisse de vendre son cul ou des aspirateurs, cela revient au même.

Il n’y aurait donc pas d’autre choix que le néo-puritanisme de madame Vallaud-Belkacem et la permissivité de monsieur Kaplan.
Alors, reprenons les choses dans l’ordre. Si la ministre de l’égalité hommes/femmes veut interdire la prostitution, c’est parce qu’elle est rigoureusement incapable, avec le gouvernement qu’elle représente, de changer véritablement les rapports de force dans le monde du travail. Elle fait donc de la morale sociétale, faute de marges d’action pour le pouvoir politique dans une société de marché régie par des organismes supranationaux non élus. C’est très vilain, disent les nouvelles dames chaisières, la prostitution ! Et cachez cette délocalisation que je ne saurais voir !
Les trois quarts du temps, effectivement, c’est sordide, violent, mortifère, la prostitution. C’est l’extrême aboutissement de la misère sociale et de la précarité. Ce n’est pas pour rien si Marx voyait dans le mariage bourgeois du XIXème siècle la forme la plus achevée de la prostitution. Les parents vendaient leurs filles qui allaient devenir des épouses éternellement mineures au regard de la loi. Mais en échange, ces mêmes parents accroissaient leur patrimoine ou gagnaient un capital symbolique avec la particule aristocratique du futur gendre. Interdisons donc la pute, disent les modernes, nous interdirons cette violence archaïque faite à la femme.

Le problème, vous l’aurez compris, c’est que la prohibition de la prostitution est un pis-aller, un remords pour une gauche capitularde qui aurait voulu changer le monde du travail lui-même et ne veut plus voir qu’il n’y a pas de grande différence entre faire le tapin sur un périphérique et être prêt à se vendre à un employeur en position de force absolue dans une société gangrénée par un chômage endémique et une crise structurelle du capitalisme.
Quant à Georges Kaplan, ce qui l’agace dans cette éventuelle prohibition, c’est qu’elle introduit une réglementation ! Horreur, malheur ! Une loi, une loi contre le contrat. Bon lecteur de Walter Block dans Défendre les indéfendables[2. Défendre les indéfendables, proxénètes, vendeurs d’héroïne, prostituées, maîtres chanteurs, faux-monnayeurs et autres boucs émissaires de notre société, Les Belles Lettres], il refuse assez honnêtement toute forme de prohibition. Pour lui, la prostitution est une affaire de responsabilité individuelle. Rien ne force dans l’absolu la prostituée à se vendre ou le consommateur de drogue à acheter au dealer. De même, Walter Block, toujours lui, explique que celui qui est l’objet d’un chantage n’est pas forcé de céder au chantage. Par exemple, quelqu’un vient vous voir et vous demande une certaine somme pour ne pas révéler que vous êtes homosexuel. Ou vous payez pour être tranquille, ou vous ne payez pas et vous assumez.
Pour Kaplan ou Walter Block, rien d’illégal, rien d’immoral. Ce qui est illégal, ce n’est pas le chantage, c’est l’extorsion. Je viens vous voir, j’applique un revolver sur votre tempe et je menace de tirer si vous ne me donnez pas une certaine somme d’argent. Là, même le libéral estime que ce n’est pas acceptable.

Il y a la même hypocrisie chez Najat Vallaud-Belkacem et chez Georges Kaplan. L’une veut interdire la prostitution pour oublier qu’elle ne peut plus changer la société, l’autre veut l’autoriser, la pérenniser parce qu’elle représente un certain idéal dans l’échange commercial et contractuel d’un monde du travail enfin raisonnable.

Que l’on nous permette de penser une autre voie. Celle qui, par la redistribution équitable des richesses, l’éducation, le rapport à l’autre pensé de manière nouvelle n’aura plus besoin de criminaliser la drogue ou la prostitution, ni de les considérer comme un exercice normal d’une liberté libérale. Une autre voie qui en faisant disparaître les raisons du malheur fera disparaître le malheur, qu’il s’agisse d’un fix d’héroïne dans un squat ou du corps profané d’une jeune albanaise dans un parking pour routiers… Un autre monde, sans ce genre d’alternative piégée comme un champ de mines, est possible. Utopie ? Et alors…

*Photo : Lumi Z̼nica РFotojornalismo

LeBonCoin.fr fait son entrée dans la littérature française

Après la tragique disparition de son frère Jules, Edmond de Goncourt décida de poursuivre la fabuleuse collection d’art ancien qu’ils avaient commencée ensemble, mais aussi d’en organiser la dispersion, dont son testament prévoyait qu’elle aurait lieu aux enchères au lendemain de sa mort. Pas question, pour lui, de renoncer aux chasses subtiles qui rythment la vie du collectionneur, ni aux délicats plaisirs de la possession ; mais pas question non plus de condamner ces objets- si passionnément convoités- à finir dans l’indifférence générale, sous la poussière grisâtre d’une vitrine de musée. On n’a pas le droit, estimait Goncourt, d’arracher un bel objet aux désirs des autres, et le devoir paradoxal de tout collectionneur est de songer à la dispersion de qu’il a eu tant de mal, et de bonheur, à rassembler.

Le propos d’Yves Dauteuille, qui vient de faire paraître un drôle de petit livre intitulé La collection, est à la fois semblable et différent. Différent, dans la mesure où les pièces composant sa collection à lui relèvent moins du palais que du bazar, et que ce qui les réunit, c’est simplement d’avoir perdu toute utilité pratique à ses yeux, puis d’avoir été entassés par ses soins au fond de son garage. Un peu juste pour faire une collection, dira-t-on – même quand lesdits objets répondent aux doux noms d’arrosoir, de table à langer, de cloche à fromage, de valet à vêtements, de support pour tuyau d’aspirateur, de pouf, de tréteau, etc. Autre différence notable : Yves Dauteuille, contrairement à Edmond de Goncourt, n’éprouve plus aucun plaisir à posséder, à caresser, à contempler ces objets naguère amoureusement acquis chez des marchands aussi renommés qu’IKEA, Carrefour, Auchan, Lidl, Décathlon ou la Halle aux chaussures : c’est pourquoi notre homme a entrepris de s’en séparer de son vivant, en les proposant à la vente sur le site Internet Leboncoin. Et pour y parvenir, de rédiger, sur chacune des pièces de sa collection, une brève notice accompagnée d’une photo de son cru.

Ce qui rapproche pourtant Dauteuille et Goncourt, c’est la volonté, et, il faut bien le reconnaître, le talent de faire naître, ou plutôt, renaître la passion. Et ici, on a beau dire, c’est Dauteuille qui remporte la palme. Car ce qu’il offre aux éventuels acheteurs, ce ne sont pas des dessins de Fragonard, de sublimes pastels de Nattier ou des netsuké inestimables – mais ce que notre société de consommation produit de plus effroyablement quelconque : bref, ce qu’il se propose, c’est de (re)vendre l’invendable. De faire désirer l’indésirable. Et, comme Goncourt, il le fait avec des mots – composant des petites annonces d’anthologie qui confèrent à chacun des rogatons minables ainsi offerts le prestige fascinant de la pièce unique, la valeur presque intimidante du chef-d’œuvre ou du trésor.

Alors, bien sûr, la prose n’est pas de la même eau que celle du romancier XIXème ; pour le meilleur et pour le pire, elle est de notre temps à nous, rapide, débraillée, truffée de calembours à la tonne et de jeux de mots laids. Mais il faut reconnaître que, dans ce genre inédit, l’exercice est magistral. A force de croiser l’absurde et le cocasse, Pierre Dac, Alphonse Allais et l’Almanach Vermot, Dauteuille réussit l’impossible : il parvient à vider son garage, à ressusciter la convoitise d’acheteurs blasés, et à faire rire le lecteur de ce catalogue des gloires de notre monde dont la banalité étouffante aurait dû le faire pleurer.

Yves Dauteuille, La Collection, Flammarion, avril 2012, 94 p.

*Photo : Lucidio Studio

La RATP ose l’Osmose

Au siècle dernier, croyez-moi, il existait des abribus ! Le Larousse est limpide à leur propos : il s’agissait d’« édicules comportant des panneaux publicitaires, faits pour abriter les personnes qui attendent l’autobus ». L’affaire était claire et simple : un ensemble d’individus grégaires, réunis autour d’un même projet (prendre le bus) se rapprochaient les uns des autres − sous l’édicule − afin d’échapper aux intempéries. En général, le temps passait, les nuages aussi, les femmes peaufinaient leur maquillage, les hommes lisaient France-Soir d’un air pénétré, les gamins ployaient sous le poids de leur cartable en peau de cuir et soudain, au loin, apparaissait le bus 91 (Bastille-Montparnasse 2 Gare TGV). Alors la joie collective était grande, et l’on tendait son titre de transport au poinçonneur avec un authentique sourire de courtoisie.

Seulement, voilà, les abribus, c’est terminé ![access capability= »lire_inedits »] À l’instar des téléphones filaires en bakélite, des bistrots de quartier où l’on pouvait jouer au 421 en buvant un Picon-bière, des porte-jarretelles et des disques microsillons en vinyle. C’est ce que j’ai découvert en cherchant justement à prendre le bus 91 à l’arrêt « Gare de Lyon-Diderot », dans le 12e arrondissement de la capitale. Je m’attendais à trouver l’habituel et immuable abribus sans histoire, mais j’ai été confronté à… « une démarche ambitieuse de recherche sur les espaces de transport du futur, appelée Osmose » (selon le dossier de presse de la RATP). Car oui, on avait transformé cet anodin édicule urbain en colossal « lieu de vie » expérimental…

La première chose que j’ai vue de cet édifice tentaculaire était le slogan du sous-traitant proposant du café sur les lieux : « L’amour, l’art et la manière. » Chiche ? On nous vendait donc presque du bonheur… « Dans le cadre du projet European Bus System of the Future − poursuit le dossier de presse − cette réalisation concrète traduit la vision de la RATP sur la place qu’une station de bus conséquente peut occuper dans l’espace urbain, en tant que lieu multifonctionnel assurant une meilleure qualité de service aux voyageurs, aux passants et aux riverains. » La RATP, n’oublions pas son slogan, veut nous faire « aimer la ville »… ce qui est certainement plus simple que de nous transporter d’un point A vers un point B.

Le projet s’appelle « Osmose », car il convient de ne pas diviser les usagers des espaces publics partagés ; et qu’il est normal de concevoir avec citoyenneté un devenir urbain authentiquement harmonieux. L’espace en question − de plus de 80 m² − comporte pléthore d’écrans, de vélos électriques amusants et se trouve même doté d’une bibliothèque en « libre service » dont le principe de fonctionnement m’a échappé , et dans laquelle je n’ai rien trouvé de Raymond Queneau : ni Zazie dans le métro ni Exercices de style… Par ailleurs, le dossier de presse promet ceci : « Une ambiance apaisante et confortable a été spécifiquement mise au point avec une animation lumineuse et sonore originale, évoluant tout au long de la journée. » Et c’est sans parler des fameuses cloisons chauffantes de cet abribus de concours , que même l’Amérique nous envie ! Grâce à une « signalétique redimensionnée pour faciliter l’accessibilité visuelle », je n’ai eu aucun mal à trouver le chemin de la « borne interactive trifaces proposant des petites annonces sur Paris ». Au-delà… « une connexion Wi-Fi publique et une prise électrique permettant le rechargement de petits équipements personnels »… ce qui permet de consulter ses mails tout en se rasant électriquement, tout en pensant aussi aux prochaines échéances électorales. Et en cas d’effervescence, pas de panique, on a prévu un « défibrillateur, pour intervenir en cas d’urgence ». Quant au clou du spectacle − dans le brouhaha de cette jongle − c’est un jingle. Pardon, un sonal. « Enfin, un bref timbre musical (un sonal) sera émis dans la partie centrale lorsque le bus est à distance d’approche. » Alors la joie collective sera grande, et l’on tendra son titre de transport au poinçonneur avec un authentique sourire de courtoisie !

Ne raillons pas outre mesure ce projet européen appelé « Osmose »… Il nous faudra peut-être bientôt nous plier à sa logique. Un abribus, en fait, n’est pas seulement un abribus. Un abribus vous possède. Au-delà, on s’amuse de l’expérience, qui a sans aucun doute été impulsée par de savants comiques à lunettes carrées qui ne prennent jamais le bus. Savez-vous pourquoi le siège social de la RATP est entouré de gazon ? Pour étouffer le bruit de l’argent que l’on jette par les fenêtres… Alexandre Vialatte suggérait tendrement : « L’homme est un animal à chapeau mou qui attend l’autobus 27 au coin de la rue de la Glacière. » Oui, et non. Je suggère pour ma part : « L’homme d’aujourd’hui est un animal mou à chapeau absent qui attend l’autobus 91 avec tout le confort moderne… »

Comme disait le poète, les c… ça osmose tout… c’est même à ça qu’on les reconnaît.[/access]

Jacques Anquetil : pédaler moins pour gagner plus

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Au commencement il y eut la France, un pays si charmant, si réussi, qu’on eut très tôt envie d’en faire le tour, précisément. Tout était là, ne demandant qu’à servir : des petites routes serpentines, des faux plats, des raidillons, des altitudes, des creux, des bosses, et des cœurs prêts à chavirer pour les vainqueurs et à prendre le parti des vaincus.

De quelle principauté médiévale tenait-il sa tranquille assurance, qui le faisait paraître seigneur parmi ses besogneux rivaux ? Tel un grand féodal dominant le tumulte, il laissait derrière lui la cohorte effarée de ses vassaux. Long viking mince aux muscles d’athlète de fond, profilé pour la course, telle une forme en aluminium, il manifesta aux yeux du monde l’insupportable facilité d’être un champion cycliste. Et s’il demeura agaçant au plus haut point, c’est qu’il parvint à dissimuler son effort et ses souffrance. Aérien, gracieux et souple comme une herbe de prairie, il disposait d’une réserve considérable de moyens, qu’il sembla n’épuiser jamais. Jacques Anquetil (1934-1987), prodigue en tout, ne fut en effet économe que de sa peine : il pédalait moins pour gagner plus !

« Maître Jacques » se joua des côtes les plus raides, des virages en tête d’épingle, de l’écrasante chaleur de la plaine comme des sommets enneigés ; jusque dans les terribles pentes du Tourmalet, il voulut qu’on prît ses grimaces pour des sourires. Dans son sillage princier, tous, vaincus par avance, obstinés cependant, cherchaient moins à l’affronter qu’à recevoir un peu de la manne dont la providence et la génétique l’avaient comblé. Jacques Anquetil, servi par des dons naturels d’exception, s’exonérait des sacrifices, voire des contraintes les plus élémentaires de son sport si rude. Sur sa machine, il adoptait, sans la chercher, la position qui lui assurait le meilleur coefficient de pénétration dans l’air : il se métamorphosait alors, et toute son apparence était celle d’un elfe sur deux roues, d’un personnage de légende et d’ironie. Son pouls, au repos, frappait quarante pulsations à la minute, soixante-dix dans l’effort violent, mais, pour sa diététique, il s’inspirait de Gargantua !

Je le croisai, peu de temps avant sa mort, prématurée, dans un café de la rue Drouot. Je me souviens de son entrée, des quelques amis qui lui faisaient une cour aimable. La salle se leva, l’applaudit bruyamment. Il nous répondit par un grand sourire de renard et par un geste circulaire du bras et de la main. Plus tard, on voulut nous révéler des choses cachées : je compris surtout qu’il aimait les femmes et que ces dernières ne détestaient pas lui faire plaisir. J’en conclus que Jacques, seigneur d’Anquetil, fut un heureux homme.

Martin Suter : littérature de gare, mais en wagon Pullman

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En terminant Allmen et le diamant rose, je me suis interrogé sur les mérites de la littérature de gare et le plaisir immense qu’elle procure parfois. A vrai dire, cette terminologie castratrice ne correspond pas tout à fait au dernier roman de Martin Suter. Il est difficile à caser ce livre, pas tout à fait roman noir, ni roman policier, pas vraiment roman à intrigues, mais quoi au juste ? Le héros de Suter, l’enquêteur Johann Friedrich von Allmen, est un croisement entre Arsène Lupin pour l’audace, John Steed pour le standing et Jonathan Hart, l’inoubliable « justicier milliardaire » des années 80 interprété par Robert Wagner sur le petit écran pour l’aisance naturelle. On est loin des gauloiseries de San-Antonio et Béru ou des barbouzeries du prince Malko Linge. Allmen est un gentleman fauché qui court après l’argent comme un aristocrate ruiné, c’est-à-dire sans se fatiguer, ni se compromettre pourvu que les apparences soient sauves.

Quand j’évoquais littérature de gare, dans mon esprit, il s’agissait plutôt d’une littérature rapide, précise, plaisante, sans prétention stylistique, le genre de roman qui vous fait oublier les quais gris et patibulaires de Vierzon-ville. En deux heures, vous faites un voyage en classe affaires. Car Allmen est un enquêteur qui soigne son allure, dès qu’il a une rentrée d’argent, il la dilapide dans un costume trois-pièces en tweed Donegal commandé, comme il se doit, chez le meilleur tailleur de Savile Row. Ce qui est agréable avec les auteurs à succès, – Martin Suter a touché le jackpot littéraire avec son roman Small world en 1997-, c’est la pertinence de leur jugement sur les riches. Trop souvent, on singe les manières des puissants, on recopie les mêmes stéréotypes, on veut choquer et on finit par faire rire par tant d’approximations. Les écrivains qui sont les précaires de la société médiatique pèchent trop souvent par une méconnaissance totale de leur sujet. Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus les âneries pleuvent. Un riche s’habille d’une certaine façon, parle avec tel accent, boit tel cocktail, etc…

Avec Allmen, on est gâté par une foule de détails qui sonnent juste. Martin Suter nous décrit les codes d’un monde mystérieux, celui de l’hyper-puissance économique. Allmen, qui tente de conserver son rang, fait toujours preuve d’un grand sang-froid. Il n’est pas homme à s’affoler devant une note d’hôtel à 14 000 euros. En outre, il ne se déplace jamais sans ses bagages patinés par le temps qui ont été exécutés dans les ateliers Louis Vuitton à Asnières. Allmen est un véritable esthète très loin du clinquant moderne, il utilise une ancienne Cadillac Fleetwood avec chauffeur, il lit The House on the Strand de Daphne du Maurier et il s’extasie devant la carte des vins au restaurant.

Et que dire de son cocktail fétiche, le Singapore Gin Sling que « le garçon, à sa demande, lui préparait avec un peu moins de Cointreau et de grenadine, mais avec un peu plus d’angustura ». Vous l’aurez compris, Allmen ne fait pas dans le gros rouge qui tache, les souliers « made in China » et l’hostellerie d’autoroute. J’avais déjà été charmé par le premier volet[1.Allmen et les libellules, disponible chez Christian Bourgeois éditeur.] des aventures d’Allmen paru en mai 2011, cette nouvelle enquête m’a conforté dans mon opinion. Dans le premier épisode, l’enquêteur international partait à la recherche de cinq coupes Art nouveau aux motifs de libellules; dans le second, l’intrigue tourne autour d’un mystérieux diamant rose d’une valeur de 45 millions. Cette fois-ci, Martin Suter nous emmène dans les arcanes du trading haute fréquence, ces algorithmes informatiques qui secouent la finance mondiale. Si Allmen est le pivot de l’histoire, l’écrivain suisse a eu l’intelligence de peaufiner d’autres personnages tout aussi centraux. C’est le cas de Carlos, le majordome guatémaltèque « sans papiers ». Cet homme à tout faire qui cire les chaussures, tond la pelouse, prépare la cuisine, s’avère un redoutable informaticien et un indispensable associé. Les rapports entre le patron et l’homme de maison sont finement observés et là aussi, font tout le charme de ce court roman. Et puis, Suter a cette drôlerie toute en retenue qui rappelle l’humour des britanniques. Il y a aussi du Woody Allen en lui. Si vous voulez partir dans un palace des bords de la Baltique, goûter le coq au vin de Carlos ou découvrir qui se cache derrière l’étrange Sokolov, Allmen sera votre homme !

Allmen et le diamant rose de Marin Suter traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgeois éditeur.

*Photo : Das blaue Sofa

Globish spoken

Au cours d’une conférence de presse donnée à Paris, M. Moscovici, se voyant demander par un journaliste étranger s’il pouvait parler anglais, a accédé avec empressement à cette requête, apparemment fier et ravi de montrer que, oui, il le pouvait. On aurait dit un cadre commercial pendant un entretien d’embauche.
À quelques jours de là, plusieurs journalistes ont protesté contre la Commission de Bruxelles, qui a rendu en anglais son verdict sur la « gouvernance » de la France. C’est d’ailleurs probablement à l’issue d’une traduction par logiciel que nous avons été régalés de « concurrence sous-optimale », d’« efforts additionnels », et autres inénarrables créations verbales…[access capability= »lire_inedits »]

Dans l’intervalle, le philosophe Jean-Claude Milner opinait que le français était en train de devenir une langue morte[1. Le Monde des livres du 24 mai.]. Et moi, pendant ce temps-là, je lisais la Pérégrination de Brendan.
Brendan de Clonfert était un moine irlandais du VIe siècle après J.-C. Il affréta un bateau et partit sur les mers. On pense qu’il est allé jusqu’aux îles Féroé et en Islande. Et sans doute aux Canaries. Ou aux Açores. Ou peut-être aux Antilles. On ne sait pas très bien. Certains même croient qu’il a vu l’Atlantide. Il cherchait à localiser l’Eden et les « îles fortunées ». Il atteignit peut-être le Purgatoire ou l’Enfer : en tout cas il a vu Judas, lié à un récif et éternellement lessivé par la marée.

Cinq ou six siècles après, sa légende courait toujours. Elle fut racontée au début du XIIe siècle par un certain Benoit, dans l’étrange, l’insupportable et grotesque dialecte du nord des Gaules, un latin massacré, déformé, mal parlé, mal écrit, méconnaissable, qui n’était plus du latin, qui était un sabir de péquenots mâtinés de barbares. Benoit employa cette parlure selon le souhait de la reine Aélis d’Angleterre : « Il a consigné par écrit en langue vulgaire (En letre mis et en romanz) ainsi que vous l’avez commandé, l’histoire du bon abbé Brendan. » Ce parler mal foutu, mal cultivé, ce parler d’analphabètes, se mettait à écrire en octosyllabes, et osait dire tout l’inconnu du monde ! Y compris Judas et l’Atlantide !

C’était à peu près la langue de la Chanson de Roland. C’était une langue vivante que, par la suite, Villon, et Montaigne, et Malherbe, et tant d’autres ont modifiée, forgée sans cesse pour lui faire dire du nouveau. Moi je lis cela, aujourd’hui, après une vingtaine de livres publiés, et c’est comme si j’apprenais à parler et à écrire, comme si je recommençais tout… C’est ma patrie, c’est ma demeure. Je sens bien que cela doit « suinter le Français de souche », comme disent Les Inrocks à propos des écrivains qui ne leur plaisent pas. Je n’en ai cure, et d’ailleurs, si je pouvais connaître les lettres arabes ou chinoises, j’en serais fort heureux aussi.

Pour en revenir à nos moutons, contrairement aux apparences, ce qui se joue aujourd’hui n’est pas un combat entre l’anglais et les autres langues. C’est un affrontement entre le froid dialecte véhiculaire d’une supposée rationalité économique et technique et la complexité humaine que contient chaque langue. L’écrivain Camille de Toledo en a remarquablement parlé il y a quelques jours3. « Votre Europe nous ennuie. Elle nous ennuie mortellement. Car il lui manque un esprit. Une vision. Un imaginaire […] L’Europe dans son union n’est que matière et certificat, marché et acronyme. » Et d’attirer l’attention sur « la faute profonde, intellectuelle, que commet celui qui croit pouvoir construire un espace politique sans qu’il existe un espace poétique ». Je ne saurais mieux dire.[/access]

Luchini-Muray : remettez-nous ça patron !

Parce que le festivisme n’est pas mort. Parce qu’il bouge encore. Parce que lorsque le Conseil Régional de Rhône-Alpes entend célébrer le 300ème anniversaire de la naissance de Rousseau il croit bon d’organiser de tonitruants « pique-niques républicains » – complétés par un « apéritif gourmand » dans les rues de Lyon… Parce que gais rolleristes grégaires du vendredi soir et patinetteurs-à-moteurs-deux-temps en costume-cravate écument toujours les rues de nos cités… Parce que la fastidieuse Caroline de Hass, immortelle animatrice du mouvement « Osez le clito ! » est entrée au cabinet d’une ministre blagueuse qui veut abolir la prostitution, comme on interdirait les courants d’air… Parce que Jack Lang n’est pas encore mort, et qu’il peut resurgir à tout moment dans le débat public, sans crier gare… Parce qu’il existe une « Journée internationale de la lenteur », une « Journée de la gentillesse » et que la « Fête des voisins » fait toujours des ravages dans les zones urbaines et péri-urbaines peuplées de gens pourtant normaux… Parce que « Paris Plage », le Vélib’ et la fermeture des voies sur berge sont présentés par la mairie de Paris comme des avancées faramineuses pour l’humain, s’inscrivant dans un mouvement progressiste menant le français moyen de l’ombre à la lumière… Parce que les revendications communautaires les plus incongrues n’ont pas fini de passionner les médias… (Ah le combat des nudistes roux amateurs de danses de salon ! Ah la lutte des unijambistes gay et lesbiens du sud de la Seine-et-Oise ! Ah le lobby des musulmans collectionneurs de Télécarte© publicitaires !) Parce que des dames suédoises très sérieuses veulent persuader les hommes suédois de faire pipi assis… Parce que la France dispose désormais d’un Ministre du « redressement productif » et d’un autre de la « réussite éducative »… Parce que viennent d’entrer dans le dictionnaire les mots gloups, Stéphane Hessel, psychoter, Jean-Luc Mélenchon, et l’expression « à l’arrache »… Parce que la novlangue reste l’opium des intellectuels télévisés de progrès…

Pour toutes ces raisons –et pour mille autres que j’oublie- il faut aller voir (ou revoir) le grand Fabrice Luchini interpréter la prose corrosive, hilarante et – cela devient assez évident… – indémodable de Philippe Muray. Le comédien reprendra à la rentrée, au Théâtre Antoine à Paris, son spectacle consacré à l’auteur des Exorcismes spirituels, qui avait triomphé en 2010 et 2011 au Théâtre de l’Atelier et même (m’a-t-on dit) en province… Pouvait-on rêver meilleur moment que les premiers mois glorieux du hollandisme© triomphant, alors que le français nouveau est ivre de « changement » (dans la continuité) et de « normalité » (dans l’ostentation), pour rire – avec Muray et Luchini – de la bouffonnerie toujours recommencée de cet incorrigible homo festivus, puis de méditer un moment sur ce rire ?

Vingt représentations sont prévues à partir du 14 octobre, les dimanches à 17 heures et les lundis à 20 heures. (Places de 18 à 43 €. Tél. 01.42.08.77.71.)

Fausse intégration, vraie désintégration

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Je ne me rappelle plus quand je suis devenu passible de l’accusation de racisme, mais je dois me rendre à l’évidence : en observant ce que notre société dénonce et condamne aujourd’hui comme tel, je réponds aux critères. Cela n’a pas toujours été le cas.

J’en garde un vague souvenir mais, vers l’âge de 12 ans, j’ai été bouleversé par la lecture de Black Boy, histoire d’un petit garçon noir grandi aux États-Unis écrite par Richard Wright, dans laquelle je m’étais plongé un peu par erreur, confondant l’auteur avec son homonyme, clavier des Pink Floyd. L’un des premiers romans où je trouvais un frère, une âme proche, l’histoire d’une solitude, d’un isolement qui avait touché l’adolescent introverti que j’étais alors. Plus tard, je découvris Chester Himes, dont je lus quelque temps les enquêtes policières menées par ses deux fameux gros flics de Harlem, avant de réaliser, avec ses récits plus autobiographiques, dont S’il braille, lâche-le !, témoignage poignant d’un racisme vécu, que l’auteur était noir. Je me souviens encore d’un voyage en Afrique, des pistes du Bénin et du Niger où, tassé dans un taxi-brousse avec beaucoup plus d’Africains que le minibus pouvait en contenir, j’étais ballotté et ravi. Enfin, je n’oublie pas les nombreux compagnons de travail noirs ou arabes croisés sur des chantiers, le lien tissé sans dire un mot par le labeur partagé, infiniment plus engageant que celui qui me rapprochait du client ou de l’architecte, pourtant « frères » de couleur. Étais-je raciste alors ? Sans doute non. Le suis-je devenu ? À entendre les antiracistes, il semblerait que oui.[access capability= »lire_inedits »]

Depuis ces années où Lévi-Strauss parlait avec Mitterrand de ce fameux « seuil de tolérance » que l’on estimait alors autour de 10%, certaines choses ont changé. Le racisme, l’immigration, la tolérance ? Sans doute un peu tout ça.

Plus personne ne défend des théories sur la supériorité d’une race sur une autre : il suffit de comparer Barack Obama à Franck Ribéry pour comprendre combien tout cela fut idiot. Mais le racisme a changé. Aujourd’hui, est tenu pour raciste celui qui dénonce les dangers d’une immigration de peuplement ou, pire, celui qui commence à douter que certaines populations, venues du tiers-monde hier ou il y a trois générations, puissent devenir pleinement françaises un jour. Je suis de ceux-là. À moins d’élargir l’idée France à un tout qui ne contiendrait plus rien, à un passeport assorti de revendications et d’une toute nouvelle arrogance, je ne crois plus au leurre de l’intégration. Je parviens de moins en moins à distinguer nombre de ces néo-Français de leurs anciens compatriotes restés au pays. Ceux-là, même en pariant sur l’avenir avec toute la force de mon optimisme, je n’arrive plus à les voir comme des Français, même en devenir. Je ne vise pas seulement ici l’islam politique, hostile et menaçant, ni même la délinquance surreprésentée ethniquement, mais les modes de vie adoptés par des communautés par ailleurs pacifiques, dont certains membres travaillent et payent des impôts. Pour le raciste version 2012 que je suis manifestement devenu, l’intégration ou l’assimilation sont des illusions plus grossières encore que la promesse transsexuelle.

Un homme ne devient pas femme par simple ablation du pénis. Mais un individu né par erreur anatomiquement homme mais psychologiquement femme peut, si l’on croit ceux qui l’ont vécu, retrouver une unité de genre par la chirurgie. On ne devient pas non plus français d’un coup de tampon, on acquiert tout au plus le droit d’essayer de le devenir. Pour cela, il faudrait que la France ne soit pas seulement un choix de la raison, mais aussi un élan du cœur – celui-ci pouvant d’ailleurs naître de celui-là, mais à condition de ne pas attendre trop longtemps. Or, je ne vois pas beaucoup d’Afro-Français nés par erreur au Mali ou au Sénégal car habités par un goût pour la culture ou les mœurs occidentales, soucieux de prendre exemple sur les anciens Français pour adapter leur comportement aux usages en cours ici. Je vois peu d’Arabo-Français attirés sur notre sol par leur penchant pour la galanterie et quittant leurs terres natales pour tourner le dos à l’endogamie ou au mariage forcé. Il semble au contraire que les immigrés d’aujourd’hui soient bien plus soucieux de préserver leurs coutumes que ceux d’hier, car je vois, en traversant ma banlieue, de plus en plus de femmes voilées, de mères de familles nombreuses en boubous, de grappes d’hommes aux terrasses des cafés qui laissent les joies de la parité à d’autres, de voyageurs dans le RER qui gueulent dans leur dialecte, dans leur téléphone et dans les oreilles de leurs compatriotes sans la moindre gêne. Théoriquement, la grossièreté est assez largement partagée ; pratiquement, dans l’espace public, au moins d’après mon expérience, ceux qui en abusent ne sont pas les « Souchiens ».

Si des imbéciles heureux et dogmatiques pensent encore que nous avons de la chance d’accueillir toutes ces richesses, pour de nombreux Français, l’intégration est un échec. Sont-ils arrivés trop nombreux et trop vite ? Avons-nous été nous trop peu exigeants ? Il est un peu tard pour répondre à ces questions. À présent que des milliers de Français et de Françaises en droit, car parfaitement en règle, croient aux superstitions vaudoues ou pratiquent un christianisme de transes, ne sortent que voilées et ne mangent que halal, il est devenu très difficile de rejeter ces usages comme n’étant pas français sans être accusé de racisme. Je persiste à penser que ce n’est pas moi qui ai changé mais les discours sur ces questions. « La France, c’est nous ! » proclamait il y a peu une affiche de SOS Racisme. « Nous sommes français, nous n’avons ni à nous intégrer, ni à nous assimiler », déclarait dans la presse un collectif d’activistes de la diversité. En somme, un fossé se creuse entre le projet de ces enfants d’immigrés pour la France et ce que je veux en garder. Si dans toute critique ou rejet des pratiques culturelles d’autrui qui font, de mon point de vue, régresser ma société, on ne voit plus qu’intolérance et racisme, me voilà à mon tour transformé par l’intolérance grandissante à la critique d’une société qui devient multiculturelle en intolérant et raciste. Ce chantage devient fatigant et, au risque d’aggraver mon cas, je commence à me demander si, finalement, ce n’est pas plutôt l’émigration (de certains néo-Français) qui serait une chance pour la France.[/access]

*Photo : islamicus

Crise : suite et pas fin !

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On prévoyait un déficit public français de 4,5% du PIB pour 2012. Mais au vu de la conjoncture récessive, nous nous dirigeons plutôt vers les 5%. Aussi, pour atteindre l’objectif fixé à 3% du PIB en 2013, de nouvelles mesures s’imposent : si François Hollande avait annoncé des hausses d’impôt pendant sa campagne, le gouvernement Ayrault entend aujourd’hui diminuer certaines dépenses publiques, voire baisser le nombre de fonctionnaires.

Et il y est bien obligé ! Car l’hypothèse rose d’un quinquennat avec 2,25% de croissance par an, soit 11,25 points cumulés sur cinq ans, s’éloigne à pas de géants. Sur deux ans, le PIB augmentera de 0,4% en 2012 puis de 1,3% en 2013, ce qui fait 1,7 point cumulé. Il reste donc 9,5 points de croissance à trouver en trois ans, soit environ 3,1 points par an. C’est inenvisageable. Autrement dit, l’annonce d’une réduction à zéro du déficit public sur la base du scénario du candidat Hollande est un mensonge programmé.

Dans ce contexte, la hausse du SMIC de 2% apparaît bien mesurée et intelligemment proportionnée. Cette modération salariale n’empêche pas la France d’afficher la hausse tendancielle la plus élevée pour le coût du travail peu qualifié. Entre 1970 et 2010, le salaire minimum français a cru de 2,5% par an, bien plus que la moyenne européenne, entraînant destructions d’emplois industriels et délocalisations en chaîne.
Certes, le SMIC contribue à réduire les inégalités. Mais à quel coût ? On constate que le salaire minimum favorise la création d’une catégorie d’emplois précaires à temps partiel, ce qui aboutit à ce que la probabilité de transformation d’un CDD en CDI soit moitié moindre en France que dans le reste de l’Europe.

Pour autant, tout n’est pas noir en France. Le projet de Banque Publique d’Investissement constitue ainsi une avancée positive en ce que ce nouvel établissement agira sur l’offre tout en palliant la défaillance bancaire dans la distribution de crédit, cette dernière se trouvant actuellement au point mort. Cette banque publique devrait s’appuyer sur les compétences d’Oséo en termes de garantie de crédits et les interventions du Fonds Structurel d’Investissements (FSI) en fonds propres et capitaux hybrides. Par ce biais, se mettra en place en 2013 un véritable outil de transformation industriel, qui ne sera efficace qu’à deux conditions :
– que les entreprises se restructurent (ce qui arrive avec les difficultés) ou lancent des projets d’investissement (c’est plus rare !)
– qu’on lui laisse le temps d’agir à long terme.

Or, du fait de son déficit commercial, la France appartient désormais à l’Europe du Sud, avec les autres pays du « Club Med »[1. Moins séparés de l’Europe du Nord par la dette publique que par les déséquilibres commerciaux.]. Nous marchons en effet vers un endettement public égal à 90% du PIB. Même l’Italie présence une situation plus saine que la nôtre, malgré sa dette publique de 120% du PIB, grâce aux inflexions à long terme et à la logique de désendettement insufflées par les gouvernements transalpins. Compte tenu de ces contraintes, les responsables politiques français semblent avoir compris qu’une simple relance keynésienne n’aurait aucun sens. Insuffler du pouvoir d’achat et décupler la demande ne riment à rien tant que l’appareil productif et industriel n’est pas assez compétitif et indépendant des importations pour se « redresser » – à bon entendeur…

Voilà le vrai sens de la hausse modérée du SMIC, au-delà du signal symbolique et électoral : en économie ouverte, Keynes a les mains coupées. Si l’on se penche au chevet de nos échanges, force est de constater que la monnaie unique a désintégré les balances commerciales des pays de l’UE. Certains sont devenus structurellement très déficitaires avec une industrie incapable de répondre à la demande locale (Grèce, Portugal). Depuis quelques années, la France – dont la balance commerciale restait faiblement excédentaire en 2000 – connaît un commerce extérieur structurellement déficitaire entre -3 et-4% de PIB. L’Italie est dans une situation meilleure de ce point de vue avec un déséquilibre commercial en amélioration qui culmine à -1% du PIB. Ce n’est un secret pour personne : l’Allemagne est une machine à exporter avec un solde extérieur courant correspondant à 6% de son PIB. A ce propos, on ne soulignera jamais assez le dérapage des coûts français par rapports aux coûts allemands depuis dix ans.

Plus globalement, si la balance commerciale cumulée de la zone euro est à peine équilibrée, les déséquilibres qui y apparaissent ici ou là résultent des pertes de compétitivité et de l’augmentation du coût du travail qui grèvent une économie comme la France. Dans l’Europe du Sud, à laquelle nous appartenons économiquement, les politiques de soutien de la demande n’ont fait que déséquilibrer un peu plus les comptes extérieurs entre pays de l’Euroland.

La prime à la casse automobile est l’exemple même d’un choix à courte vue pour doper artificiellement la conjoncture et le pouvoir d’achat. Que d’aucuns l’évoquent actuellement comme une solution miracle à la crise devrait nous alarmer : dans quel monde (et quelle Europe) ces esprits légers vivent-ils ?

*Photo : Stéfan

Les vacances de M. Le Pen

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En Tunisie, après les émeutes salafistes mollement condamnées par le gouvernement, on imagine les hôteliers bien à la peine. Pour relancer une saison touristique en berne, mes compatriotes ont eu la riche idée d’accueillir une haute personnalité toujours en quête du bon mot « nauséabond » qui lui fera retrouver la une des quotidiens. Cette nouvelle star des spots de Hammamet s’appelle… Jean-Marie Le Pen ! En vacances au Cap Bon avec son épouse Jany, le vieux lion – 84 ans cet été, mine de rien…- s’il n’a plus besoin de faire le vide autour de lui, provoque toujours du bruit et de la fureur. Pour preuve, un parti tunisien centriste a opportunément décidé de recuisiner à la sauce harissa le Goldstein de la vie politique française.

Pour la direction du mouvement Al-Majd, Jean-Marie Le Pen est indésirable en Tunisie, because il n’aimerait pas les Tunisiens en France. D’où cette alternative implacable : « Les Tunisiens soit on les aime partout soit on les quitte ! ». En toute logique, Majd réclame donc l’extradition du fondateur du FN, arguant que « l’entrée de Jean Marie Lepen, tortionnaire endurci en Algérie et porteur d’une idéologie fasciste, est un outrage aux valeurs de la République et une injure aux martyrs du mouvement de libération nationale. Le parti Al-Majd dénonce l’arrivée sur notre sol d’un leader raciste aux multiples prédications anti-maghrébines, accusé d’actions xénophobes souvent violentes et assumées » Rien que ça !

Nous ne demanderons pas aux majdistes l’adresse de la mosquée ou de l’église dans laquelle Jean-Marie Le Pen prêche la haine, ni ne leur expliquerons que le FN n’exige plus l’expulsion systématique des étrangers depuis belle lurette. Mieux, nous leur pardonnerons leur antifascisme d’opérette, maladie infantile d’un parti créé il y a moins de dix-huit mois.

Mais à vigilants, vigilant et demi. Comme le souligne maître Vergès à longueur de plateaux télévisés, au risque de froisser Solferino, rappelons que l’usage de la torture en Algérie a été commandité par des ministres socialistes, à commencer par Guy Mollet et son ministre de la Justice… François Mitterrand.

Ni putes, ni putes…

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Georges Kaplan, notre parangon du libéralisme chimiquement pur, explique à Najat Vallaud-Belkacem qu’il est absurde et infondé de vouloir interdire la prostitution. Avant de lui répondre, je précise que rien ne m’énerve autant que le puritanisme. Qu’il soit de droite ou de gauche. Qu’il vienne du bénitier ou d’un certain républicanisme qui ne fait que laïciser les névroses judéo-chrétiennes sur le sexe en général, le sexe et l’orgasme féminins en particulier.

Face à ce qui fait peur, on peut verrouiller ou on peut aussi, à l’inverse, autoriser tout et n’importe quoi. Dans les années 1970, à en croire des éditeurs ayant pignon sur rue et leurs écrivains, la pédophilie devenait une émancipation pour le petit garçon et son amant plus âgé.
Quant à la prostitution, un discours très énervant « post-néo-féministe » explique depuis quelques années qu’au bout du compte, on peut être une prostituée heureuse, libre, émancipée et que la violence du maquerellage façon La dérobade[1. La dérobade de Jeanne Cordelier (1976). Et adaptation de Daniel Duval, avec Miou-Miou en 1979] appartient au passé, exception faite des malheureuses filles de l’Est et de quelques cas sociaux. C’est finalement le discours de notre ami Kaplan : la prostitution n’aurait rien de condamnable en soi parce qu’elle est le plus vieux métier du monde, et qu’à partir du moment où la transaction repose sur un contrat sans contrainte, qu’il s’agisse de vendre son cul ou des aspirateurs, cela revient au même.

Il n’y aurait donc pas d’autre choix que le néo-puritanisme de madame Vallaud-Belkacem et la permissivité de monsieur Kaplan.
Alors, reprenons les choses dans l’ordre. Si la ministre de l’égalité hommes/femmes veut interdire la prostitution, c’est parce qu’elle est rigoureusement incapable, avec le gouvernement qu’elle représente, de changer véritablement les rapports de force dans le monde du travail. Elle fait donc de la morale sociétale, faute de marges d’action pour le pouvoir politique dans une société de marché régie par des organismes supranationaux non élus. C’est très vilain, disent les nouvelles dames chaisières, la prostitution ! Et cachez cette délocalisation que je ne saurais voir !
Les trois quarts du temps, effectivement, c’est sordide, violent, mortifère, la prostitution. C’est l’extrême aboutissement de la misère sociale et de la précarité. Ce n’est pas pour rien si Marx voyait dans le mariage bourgeois du XIXème siècle la forme la plus achevée de la prostitution. Les parents vendaient leurs filles qui allaient devenir des épouses éternellement mineures au regard de la loi. Mais en échange, ces mêmes parents accroissaient leur patrimoine ou gagnaient un capital symbolique avec la particule aristocratique du futur gendre. Interdisons donc la pute, disent les modernes, nous interdirons cette violence archaïque faite à la femme.

Le problème, vous l’aurez compris, c’est que la prohibition de la prostitution est un pis-aller, un remords pour une gauche capitularde qui aurait voulu changer le monde du travail lui-même et ne veut plus voir qu’il n’y a pas de grande différence entre faire le tapin sur un périphérique et être prêt à se vendre à un employeur en position de force absolue dans une société gangrénée par un chômage endémique et une crise structurelle du capitalisme.
Quant à Georges Kaplan, ce qui l’agace dans cette éventuelle prohibition, c’est qu’elle introduit une réglementation ! Horreur, malheur ! Une loi, une loi contre le contrat. Bon lecteur de Walter Block dans Défendre les indéfendables[2. Défendre les indéfendables, proxénètes, vendeurs d’héroïne, prostituées, maîtres chanteurs, faux-monnayeurs et autres boucs émissaires de notre société, Les Belles Lettres], il refuse assez honnêtement toute forme de prohibition. Pour lui, la prostitution est une affaire de responsabilité individuelle. Rien ne force dans l’absolu la prostituée à se vendre ou le consommateur de drogue à acheter au dealer. De même, Walter Block, toujours lui, explique que celui qui est l’objet d’un chantage n’est pas forcé de céder au chantage. Par exemple, quelqu’un vient vous voir et vous demande une certaine somme pour ne pas révéler que vous êtes homosexuel. Ou vous payez pour être tranquille, ou vous ne payez pas et vous assumez.
Pour Kaplan ou Walter Block, rien d’illégal, rien d’immoral. Ce qui est illégal, ce n’est pas le chantage, c’est l’extorsion. Je viens vous voir, j’applique un revolver sur votre tempe et je menace de tirer si vous ne me donnez pas une certaine somme d’argent. Là, même le libéral estime que ce n’est pas acceptable.

Il y a la même hypocrisie chez Najat Vallaud-Belkacem et chez Georges Kaplan. L’une veut interdire la prostitution pour oublier qu’elle ne peut plus changer la société, l’autre veut l’autoriser, la pérenniser parce qu’elle représente un certain idéal dans l’échange commercial et contractuel d’un monde du travail enfin raisonnable.

Que l’on nous permette de penser une autre voie. Celle qui, par la redistribution équitable des richesses, l’éducation, le rapport à l’autre pensé de manière nouvelle n’aura plus besoin de criminaliser la drogue ou la prostitution, ni de les considérer comme un exercice normal d’une liberté libérale. Une autre voie qui en faisant disparaître les raisons du malheur fera disparaître le malheur, qu’il s’agisse d’un fix d’héroïne dans un squat ou du corps profané d’une jeune albanaise dans un parking pour routiers… Un autre monde, sans ce genre d’alternative piégée comme un champ de mines, est possible. Utopie ? Et alors…

*Photo : Lumi Z̼nica РFotojornalismo

LeBonCoin.fr fait son entrée dans la littérature française

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Après la tragique disparition de son frère Jules, Edmond de Goncourt décida de poursuivre la fabuleuse collection d’art ancien qu’ils avaient commencée ensemble, mais aussi d’en organiser la dispersion, dont son testament prévoyait qu’elle aurait lieu aux enchères au lendemain de sa mort. Pas question, pour lui, de renoncer aux chasses subtiles qui rythment la vie du collectionneur, ni aux délicats plaisirs de la possession ; mais pas question non plus de condamner ces objets- si passionnément convoités- à finir dans l’indifférence générale, sous la poussière grisâtre d’une vitrine de musée. On n’a pas le droit, estimait Goncourt, d’arracher un bel objet aux désirs des autres, et le devoir paradoxal de tout collectionneur est de songer à la dispersion de qu’il a eu tant de mal, et de bonheur, à rassembler.

Le propos d’Yves Dauteuille, qui vient de faire paraître un drôle de petit livre intitulé La collection, est à la fois semblable et différent. Différent, dans la mesure où les pièces composant sa collection à lui relèvent moins du palais que du bazar, et que ce qui les réunit, c’est simplement d’avoir perdu toute utilité pratique à ses yeux, puis d’avoir été entassés par ses soins au fond de son garage. Un peu juste pour faire une collection, dira-t-on – même quand lesdits objets répondent aux doux noms d’arrosoir, de table à langer, de cloche à fromage, de valet à vêtements, de support pour tuyau d’aspirateur, de pouf, de tréteau, etc. Autre différence notable : Yves Dauteuille, contrairement à Edmond de Goncourt, n’éprouve plus aucun plaisir à posséder, à caresser, à contempler ces objets naguère amoureusement acquis chez des marchands aussi renommés qu’IKEA, Carrefour, Auchan, Lidl, Décathlon ou la Halle aux chaussures : c’est pourquoi notre homme a entrepris de s’en séparer de son vivant, en les proposant à la vente sur le site Internet Leboncoin. Et pour y parvenir, de rédiger, sur chacune des pièces de sa collection, une brève notice accompagnée d’une photo de son cru.

Ce qui rapproche pourtant Dauteuille et Goncourt, c’est la volonté, et, il faut bien le reconnaître, le talent de faire naître, ou plutôt, renaître la passion. Et ici, on a beau dire, c’est Dauteuille qui remporte la palme. Car ce qu’il offre aux éventuels acheteurs, ce ne sont pas des dessins de Fragonard, de sublimes pastels de Nattier ou des netsuké inestimables – mais ce que notre société de consommation produit de plus effroyablement quelconque : bref, ce qu’il se propose, c’est de (re)vendre l’invendable. De faire désirer l’indésirable. Et, comme Goncourt, il le fait avec des mots – composant des petites annonces d’anthologie qui confèrent à chacun des rogatons minables ainsi offerts le prestige fascinant de la pièce unique, la valeur presque intimidante du chef-d’œuvre ou du trésor.

Alors, bien sûr, la prose n’est pas de la même eau que celle du romancier XIXème ; pour le meilleur et pour le pire, elle est de notre temps à nous, rapide, débraillée, truffée de calembours à la tonne et de jeux de mots laids. Mais il faut reconnaître que, dans ce genre inédit, l’exercice est magistral. A force de croiser l’absurde et le cocasse, Pierre Dac, Alphonse Allais et l’Almanach Vermot, Dauteuille réussit l’impossible : il parvient à vider son garage, à ressusciter la convoitise d’acheteurs blasés, et à faire rire le lecteur de ce catalogue des gloires de notre monde dont la banalité étouffante aurait dû le faire pleurer.

Yves Dauteuille, La Collection, Flammarion, avril 2012, 94 p.

*Photo : Lucidio Studio

La RATP ose l’Osmose

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Au siècle dernier, croyez-moi, il existait des abribus ! Le Larousse est limpide à leur propos : il s’agissait d’« édicules comportant des panneaux publicitaires, faits pour abriter les personnes qui attendent l’autobus ». L’affaire était claire et simple : un ensemble d’individus grégaires, réunis autour d’un même projet (prendre le bus) se rapprochaient les uns des autres − sous l’édicule − afin d’échapper aux intempéries. En général, le temps passait, les nuages aussi, les femmes peaufinaient leur maquillage, les hommes lisaient France-Soir d’un air pénétré, les gamins ployaient sous le poids de leur cartable en peau de cuir et soudain, au loin, apparaissait le bus 91 (Bastille-Montparnasse 2 Gare TGV). Alors la joie collective était grande, et l’on tendait son titre de transport au poinçonneur avec un authentique sourire de courtoisie.

Seulement, voilà, les abribus, c’est terminé ![access capability= »lire_inedits »] À l’instar des téléphones filaires en bakélite, des bistrots de quartier où l’on pouvait jouer au 421 en buvant un Picon-bière, des porte-jarretelles et des disques microsillons en vinyle. C’est ce que j’ai découvert en cherchant justement à prendre le bus 91 à l’arrêt « Gare de Lyon-Diderot », dans le 12e arrondissement de la capitale. Je m’attendais à trouver l’habituel et immuable abribus sans histoire, mais j’ai été confronté à… « une démarche ambitieuse de recherche sur les espaces de transport du futur, appelée Osmose » (selon le dossier de presse de la RATP). Car oui, on avait transformé cet anodin édicule urbain en colossal « lieu de vie » expérimental…

La première chose que j’ai vue de cet édifice tentaculaire était le slogan du sous-traitant proposant du café sur les lieux : « L’amour, l’art et la manière. » Chiche ? On nous vendait donc presque du bonheur… « Dans le cadre du projet European Bus System of the Future − poursuit le dossier de presse − cette réalisation concrète traduit la vision de la RATP sur la place qu’une station de bus conséquente peut occuper dans l’espace urbain, en tant que lieu multifonctionnel assurant une meilleure qualité de service aux voyageurs, aux passants et aux riverains. » La RATP, n’oublions pas son slogan, veut nous faire « aimer la ville »… ce qui est certainement plus simple que de nous transporter d’un point A vers un point B.

Le projet s’appelle « Osmose », car il convient de ne pas diviser les usagers des espaces publics partagés ; et qu’il est normal de concevoir avec citoyenneté un devenir urbain authentiquement harmonieux. L’espace en question − de plus de 80 m² − comporte pléthore d’écrans, de vélos électriques amusants et se trouve même doté d’une bibliothèque en « libre service » dont le principe de fonctionnement m’a échappé , et dans laquelle je n’ai rien trouvé de Raymond Queneau : ni Zazie dans le métro ni Exercices de style… Par ailleurs, le dossier de presse promet ceci : « Une ambiance apaisante et confortable a été spécifiquement mise au point avec une animation lumineuse et sonore originale, évoluant tout au long de la journée. » Et c’est sans parler des fameuses cloisons chauffantes de cet abribus de concours , que même l’Amérique nous envie ! Grâce à une « signalétique redimensionnée pour faciliter l’accessibilité visuelle », je n’ai eu aucun mal à trouver le chemin de la « borne interactive trifaces proposant des petites annonces sur Paris ». Au-delà… « une connexion Wi-Fi publique et une prise électrique permettant le rechargement de petits équipements personnels »… ce qui permet de consulter ses mails tout en se rasant électriquement, tout en pensant aussi aux prochaines échéances électorales. Et en cas d’effervescence, pas de panique, on a prévu un « défibrillateur, pour intervenir en cas d’urgence ». Quant au clou du spectacle − dans le brouhaha de cette jongle − c’est un jingle. Pardon, un sonal. « Enfin, un bref timbre musical (un sonal) sera émis dans la partie centrale lorsque le bus est à distance d’approche. » Alors la joie collective sera grande, et l’on tendra son titre de transport au poinçonneur avec un authentique sourire de courtoisie !

Ne raillons pas outre mesure ce projet européen appelé « Osmose »… Il nous faudra peut-être bientôt nous plier à sa logique. Un abribus, en fait, n’est pas seulement un abribus. Un abribus vous possède. Au-delà, on s’amuse de l’expérience, qui a sans aucun doute été impulsée par de savants comiques à lunettes carrées qui ne prennent jamais le bus. Savez-vous pourquoi le siège social de la RATP est entouré de gazon ? Pour étouffer le bruit de l’argent que l’on jette par les fenêtres… Alexandre Vialatte suggérait tendrement : « L’homme est un animal à chapeau mou qui attend l’autobus 27 au coin de la rue de la Glacière. » Oui, et non. Je suggère pour ma part : « L’homme d’aujourd’hui est un animal mou à chapeau absent qui attend l’autobus 91 avec tout le confort moderne… »

Comme disait le poète, les c… ça osmose tout… c’est même à ça qu’on les reconnaît.[/access]

Jacques Anquetil : pédaler moins pour gagner plus

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Au commencement il y eut la France, un pays si charmant, si réussi, qu’on eut très tôt envie d’en faire le tour, précisément. Tout était là, ne demandant qu’à servir : des petites routes serpentines, des faux plats, des raidillons, des altitudes, des creux, des bosses, et des cœurs prêts à chavirer pour les vainqueurs et à prendre le parti des vaincus.

De quelle principauté médiévale tenait-il sa tranquille assurance, qui le faisait paraître seigneur parmi ses besogneux rivaux ? Tel un grand féodal dominant le tumulte, il laissait derrière lui la cohorte effarée de ses vassaux. Long viking mince aux muscles d’athlète de fond, profilé pour la course, telle une forme en aluminium, il manifesta aux yeux du monde l’insupportable facilité d’être un champion cycliste. Et s’il demeura agaçant au plus haut point, c’est qu’il parvint à dissimuler son effort et ses souffrance. Aérien, gracieux et souple comme une herbe de prairie, il disposait d’une réserve considérable de moyens, qu’il sembla n’épuiser jamais. Jacques Anquetil (1934-1987), prodigue en tout, ne fut en effet économe que de sa peine : il pédalait moins pour gagner plus !

« Maître Jacques » se joua des côtes les plus raides, des virages en tête d’épingle, de l’écrasante chaleur de la plaine comme des sommets enneigés ; jusque dans les terribles pentes du Tourmalet, il voulut qu’on prît ses grimaces pour des sourires. Dans son sillage princier, tous, vaincus par avance, obstinés cependant, cherchaient moins à l’affronter qu’à recevoir un peu de la manne dont la providence et la génétique l’avaient comblé. Jacques Anquetil, servi par des dons naturels d’exception, s’exonérait des sacrifices, voire des contraintes les plus élémentaires de son sport si rude. Sur sa machine, il adoptait, sans la chercher, la position qui lui assurait le meilleur coefficient de pénétration dans l’air : il se métamorphosait alors, et toute son apparence était celle d’un elfe sur deux roues, d’un personnage de légende et d’ironie. Son pouls, au repos, frappait quarante pulsations à la minute, soixante-dix dans l’effort violent, mais, pour sa diététique, il s’inspirait de Gargantua !

Je le croisai, peu de temps avant sa mort, prématurée, dans un café de la rue Drouot. Je me souviens de son entrée, des quelques amis qui lui faisaient une cour aimable. La salle se leva, l’applaudit bruyamment. Il nous répondit par un grand sourire de renard et par un geste circulaire du bras et de la main. Plus tard, on voulut nous révéler des choses cachées : je compris surtout qu’il aimait les femmes et que ces dernières ne détestaient pas lui faire plaisir. J’en conclus que Jacques, seigneur d’Anquetil, fut un heureux homme.

Martin Suter : littérature de gare, mais en wagon Pullman

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En terminant Allmen et le diamant rose, je me suis interrogé sur les mérites de la littérature de gare et le plaisir immense qu’elle procure parfois. A vrai dire, cette terminologie castratrice ne correspond pas tout à fait au dernier roman de Martin Suter. Il est difficile à caser ce livre, pas tout à fait roman noir, ni roman policier, pas vraiment roman à intrigues, mais quoi au juste ? Le héros de Suter, l’enquêteur Johann Friedrich von Allmen, est un croisement entre Arsène Lupin pour l’audace, John Steed pour le standing et Jonathan Hart, l’inoubliable « justicier milliardaire » des années 80 interprété par Robert Wagner sur le petit écran pour l’aisance naturelle. On est loin des gauloiseries de San-Antonio et Béru ou des barbouzeries du prince Malko Linge. Allmen est un gentleman fauché qui court après l’argent comme un aristocrate ruiné, c’est-à-dire sans se fatiguer, ni se compromettre pourvu que les apparences soient sauves.

Quand j’évoquais littérature de gare, dans mon esprit, il s’agissait plutôt d’une littérature rapide, précise, plaisante, sans prétention stylistique, le genre de roman qui vous fait oublier les quais gris et patibulaires de Vierzon-ville. En deux heures, vous faites un voyage en classe affaires. Car Allmen est un enquêteur qui soigne son allure, dès qu’il a une rentrée d’argent, il la dilapide dans un costume trois-pièces en tweed Donegal commandé, comme il se doit, chez le meilleur tailleur de Savile Row. Ce qui est agréable avec les auteurs à succès, – Martin Suter a touché le jackpot littéraire avec son roman Small world en 1997-, c’est la pertinence de leur jugement sur les riches. Trop souvent, on singe les manières des puissants, on recopie les mêmes stéréotypes, on veut choquer et on finit par faire rire par tant d’approximations. Les écrivains qui sont les précaires de la société médiatique pèchent trop souvent par une méconnaissance totale de leur sujet. Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus les âneries pleuvent. Un riche s’habille d’une certaine façon, parle avec tel accent, boit tel cocktail, etc…

Avec Allmen, on est gâté par une foule de détails qui sonnent juste. Martin Suter nous décrit les codes d’un monde mystérieux, celui de l’hyper-puissance économique. Allmen, qui tente de conserver son rang, fait toujours preuve d’un grand sang-froid. Il n’est pas homme à s’affoler devant une note d’hôtel à 14 000 euros. En outre, il ne se déplace jamais sans ses bagages patinés par le temps qui ont été exécutés dans les ateliers Louis Vuitton à Asnières. Allmen est un véritable esthète très loin du clinquant moderne, il utilise une ancienne Cadillac Fleetwood avec chauffeur, il lit The House on the Strand de Daphne du Maurier et il s’extasie devant la carte des vins au restaurant.

Et que dire de son cocktail fétiche, le Singapore Gin Sling que « le garçon, à sa demande, lui préparait avec un peu moins de Cointreau et de grenadine, mais avec un peu plus d’angustura ». Vous l’aurez compris, Allmen ne fait pas dans le gros rouge qui tache, les souliers « made in China » et l’hostellerie d’autoroute. J’avais déjà été charmé par le premier volet[1.Allmen et les libellules, disponible chez Christian Bourgeois éditeur.] des aventures d’Allmen paru en mai 2011, cette nouvelle enquête m’a conforté dans mon opinion. Dans le premier épisode, l’enquêteur international partait à la recherche de cinq coupes Art nouveau aux motifs de libellules; dans le second, l’intrigue tourne autour d’un mystérieux diamant rose d’une valeur de 45 millions. Cette fois-ci, Martin Suter nous emmène dans les arcanes du trading haute fréquence, ces algorithmes informatiques qui secouent la finance mondiale. Si Allmen est le pivot de l’histoire, l’écrivain suisse a eu l’intelligence de peaufiner d’autres personnages tout aussi centraux. C’est le cas de Carlos, le majordome guatémaltèque « sans papiers ». Cet homme à tout faire qui cire les chaussures, tond la pelouse, prépare la cuisine, s’avère un redoutable informaticien et un indispensable associé. Les rapports entre le patron et l’homme de maison sont finement observés et là aussi, font tout le charme de ce court roman. Et puis, Suter a cette drôlerie toute en retenue qui rappelle l’humour des britanniques. Il y a aussi du Woody Allen en lui. Si vous voulez partir dans un palace des bords de la Baltique, goûter le coq au vin de Carlos ou découvrir qui se cache derrière l’étrange Sokolov, Allmen sera votre homme !

Allmen et le diamant rose de Marin Suter traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgeois éditeur.

*Photo : Das blaue Sofa

Globish spoken

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Au cours d’une conférence de presse donnée à Paris, M. Moscovici, se voyant demander par un journaliste étranger s’il pouvait parler anglais, a accédé avec empressement à cette requête, apparemment fier et ravi de montrer que, oui, il le pouvait. On aurait dit un cadre commercial pendant un entretien d’embauche.
À quelques jours de là, plusieurs journalistes ont protesté contre la Commission de Bruxelles, qui a rendu en anglais son verdict sur la « gouvernance » de la France. C’est d’ailleurs probablement à l’issue d’une traduction par logiciel que nous avons été régalés de « concurrence sous-optimale », d’« efforts additionnels », et autres inénarrables créations verbales…[access capability= »lire_inedits »]

Dans l’intervalle, le philosophe Jean-Claude Milner opinait que le français était en train de devenir une langue morte[1. Le Monde des livres du 24 mai.]. Et moi, pendant ce temps-là, je lisais la Pérégrination de Brendan.
Brendan de Clonfert était un moine irlandais du VIe siècle après J.-C. Il affréta un bateau et partit sur les mers. On pense qu’il est allé jusqu’aux îles Féroé et en Islande. Et sans doute aux Canaries. Ou aux Açores. Ou peut-être aux Antilles. On ne sait pas très bien. Certains même croient qu’il a vu l’Atlantide. Il cherchait à localiser l’Eden et les « îles fortunées ». Il atteignit peut-être le Purgatoire ou l’Enfer : en tout cas il a vu Judas, lié à un récif et éternellement lessivé par la marée.

Cinq ou six siècles après, sa légende courait toujours. Elle fut racontée au début du XIIe siècle par un certain Benoit, dans l’étrange, l’insupportable et grotesque dialecte du nord des Gaules, un latin massacré, déformé, mal parlé, mal écrit, méconnaissable, qui n’était plus du latin, qui était un sabir de péquenots mâtinés de barbares. Benoit employa cette parlure selon le souhait de la reine Aélis d’Angleterre : « Il a consigné par écrit en langue vulgaire (En letre mis et en romanz) ainsi que vous l’avez commandé, l’histoire du bon abbé Brendan. » Ce parler mal foutu, mal cultivé, ce parler d’analphabètes, se mettait à écrire en octosyllabes, et osait dire tout l’inconnu du monde ! Y compris Judas et l’Atlantide !

C’était à peu près la langue de la Chanson de Roland. C’était une langue vivante que, par la suite, Villon, et Montaigne, et Malherbe, et tant d’autres ont modifiée, forgée sans cesse pour lui faire dire du nouveau. Moi je lis cela, aujourd’hui, après une vingtaine de livres publiés, et c’est comme si j’apprenais à parler et à écrire, comme si je recommençais tout… C’est ma patrie, c’est ma demeure. Je sens bien que cela doit « suinter le Français de souche », comme disent Les Inrocks à propos des écrivains qui ne leur plaisent pas. Je n’en ai cure, et d’ailleurs, si je pouvais connaître les lettres arabes ou chinoises, j’en serais fort heureux aussi.

Pour en revenir à nos moutons, contrairement aux apparences, ce qui se joue aujourd’hui n’est pas un combat entre l’anglais et les autres langues. C’est un affrontement entre le froid dialecte véhiculaire d’une supposée rationalité économique et technique et la complexité humaine que contient chaque langue. L’écrivain Camille de Toledo en a remarquablement parlé il y a quelques jours3. « Votre Europe nous ennuie. Elle nous ennuie mortellement. Car il lui manque un esprit. Une vision. Un imaginaire […] L’Europe dans son union n’est que matière et certificat, marché et acronyme. » Et d’attirer l’attention sur « la faute profonde, intellectuelle, que commet celui qui croit pouvoir construire un espace politique sans qu’il existe un espace poétique ». Je ne saurais mieux dire.[/access]

Luchini-Muray : remettez-nous ça patron !

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Parce que le festivisme n’est pas mort. Parce qu’il bouge encore. Parce que lorsque le Conseil Régional de Rhône-Alpes entend célébrer le 300ème anniversaire de la naissance de Rousseau il croit bon d’organiser de tonitruants « pique-niques républicains » – complétés par un « apéritif gourmand » dans les rues de Lyon… Parce que gais rolleristes grégaires du vendredi soir et patinetteurs-à-moteurs-deux-temps en costume-cravate écument toujours les rues de nos cités… Parce que la fastidieuse Caroline de Hass, immortelle animatrice du mouvement « Osez le clito ! » est entrée au cabinet d’une ministre blagueuse qui veut abolir la prostitution, comme on interdirait les courants d’air… Parce que Jack Lang n’est pas encore mort, et qu’il peut resurgir à tout moment dans le débat public, sans crier gare… Parce qu’il existe une « Journée internationale de la lenteur », une « Journée de la gentillesse » et que la « Fête des voisins » fait toujours des ravages dans les zones urbaines et péri-urbaines peuplées de gens pourtant normaux… Parce que « Paris Plage », le Vélib’ et la fermeture des voies sur berge sont présentés par la mairie de Paris comme des avancées faramineuses pour l’humain, s’inscrivant dans un mouvement progressiste menant le français moyen de l’ombre à la lumière… Parce que les revendications communautaires les plus incongrues n’ont pas fini de passionner les médias… (Ah le combat des nudistes roux amateurs de danses de salon ! Ah la lutte des unijambistes gay et lesbiens du sud de la Seine-et-Oise ! Ah le lobby des musulmans collectionneurs de Télécarte© publicitaires !) Parce que des dames suédoises très sérieuses veulent persuader les hommes suédois de faire pipi assis… Parce que la France dispose désormais d’un Ministre du « redressement productif » et d’un autre de la « réussite éducative »… Parce que viennent d’entrer dans le dictionnaire les mots gloups, Stéphane Hessel, psychoter, Jean-Luc Mélenchon, et l’expression « à l’arrache »… Parce que la novlangue reste l’opium des intellectuels télévisés de progrès…

Pour toutes ces raisons –et pour mille autres que j’oublie- il faut aller voir (ou revoir) le grand Fabrice Luchini interpréter la prose corrosive, hilarante et – cela devient assez évident… – indémodable de Philippe Muray. Le comédien reprendra à la rentrée, au Théâtre Antoine à Paris, son spectacle consacré à l’auteur des Exorcismes spirituels, qui avait triomphé en 2010 et 2011 au Théâtre de l’Atelier et même (m’a-t-on dit) en province… Pouvait-on rêver meilleur moment que les premiers mois glorieux du hollandisme© triomphant, alors que le français nouveau est ivre de « changement » (dans la continuité) et de « normalité » (dans l’ostentation), pour rire – avec Muray et Luchini – de la bouffonnerie toujours recommencée de cet incorrigible homo festivus, puis de méditer un moment sur ce rire ?

Vingt représentations sont prévues à partir du 14 octobre, les dimanches à 17 heures et les lundis à 20 heures. (Places de 18 à 43 €. Tél. 01.42.08.77.71.)