Alors que fait rage la guerre en Ukraine, que se poursuit le conflit au Proche- Orient, une femme se bat sur d’autres fronts. Son nom Nayla Chidiac. Docteur en psychopathologie, psychologue clinicienne spécialiste du trauma, elle est aussi poète et écrivaine. Dans son cabinet du 7ème arrondissement de Paris, elle reçoit des patients pas comme les autres. Certains reviennent de théâtres de guerre, d’autres de captivité, tous ont en commun d’avoir vu la mort de près et d’en être revenus profondément traumatisés. C’est là que Nayla Chidiac entre en scène « l’un des désastres majeurs de la guerre est la destruction de la pensée -explique-t-elle. La pensée est trouée, gelée, parasitée ». L’écriture thérapeutique va donc permettre de la restaurer.
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Dans L’écriture qui guérit, livre aussi poignant qu’érudit, celle qui a fondé les ateliers d’écriture thérapeutique à l’Hôpital Sainte Anne à Paris il y a trente ans s’interroge sur le lien entre l’écriture et la guerre à partir de son expérience mais aussi de celle de vingt-six écrivains majeurs dont Blaise Cendrars, Tolstoï ou Marguerite Yourcenar. Son incroyable odyssée débute dans les années 1990. Nayla Chidiac souhaite alors faire une thèse sur les traumas de guerre. Mais le Général Louis Crocq, psychiatre des armées qu’elle considère comme son maître, l’en dissuade. Jusqu’en 1995 où, suite à une série d’attentats, il crée avec Xavier Emmanuelli, sur instruction du Président Jacques Chirac, les CUMP, Cellules d’urgence médico-psychologique, et fait appel à ses services. Dès lors elle ne cessera d’intervenir sur les lieux de catastrophe. Lorsqu’on aborde son parcours personnel la psychologue se rétracte. Tout juste concède t’elle qu’elle est née en 1966 au Liban puis a suivi une scolarité très « hachurée » entre Beyrouth et Londres. « La guerre, je la connais, -écrit-elle-j ’ai passé ma vie à faire comme si elle et moi étions étrangères affectivement mais intimes intellectuellement ». Alors oui, elle finit par l’admettre : elle était en quelque sorte prédestinée à travailler sur les traumas. « Je viens d’un pays constamment en guerre– souligne- t-elle- j’avais une pulsion de vie immense et un désir profond de soigner. » Elle pense un temps devenir psychologue pour enfants mais comprend dès son premier stage qu’elle est trop touchée émotionnellement pour en faire un métier. Elle sait en revanche qu’elle est qualifiée « pour tout ce qui est grave, urgent, rapide, or le trauma c’est ça. Une discipline passionnante qui vous confronte chaque fois à des vies différentes ». En 1984 elle arrive à Paris après de longs moments passés dans les abris d’un Beyrouth bombardé et fait une rencontre d’importance : le théâtre d’Eugène Ionesco. Pour la jeune Libanaise élevée dans une famille assez traditionnelle qu’elle reconnaît avoir été « la découverte de l’Absurde fut déterminante. Car qui y a-t-il de plus absurde que la guerre ? ». À partir de là, confesse-t-elle, « les écrits de Ionesco (ont été) des clignotants dans les différentes tempêtes de ma vie ». Jorge Semprun sera l’autre rendez vous marquant de son existence. Elle se souvient de l’avoir croisé lors d’une séance de dédicace : « Son regard était celui que j’imaginais, un regard pareil à celui de ces patients qui ont « vu ». Son livre L’écriture ou la vie est à la source de mon désir d’écrire cet ouvrage », confie-t-elle avant de préciser l’essentiel : « Semprun explique qu’il lui a fallu quinze ans. Quinze ans pour comprendre que s’il écrivait sur le sujet il mourrait et s’il n’écrivait pas, il mourrait aussi. Ce n’est pas qu’il avait peur, c’est qu’il ne savait pas comment faire. Alors pendant toutes ces années, il a écrit d’abord sur « avant le camp » puis sur « après le camp » mais le camp en lui-même, il ne pouvait pas. Il était dans ce que nous les psys nous appelons dans notre jargon une impasse psychique. Il a finalement pu écrire et a été libéré. Pour moi c’est donc l’écriture ET la vie et non L’écriture OU la vie. » Si elle est souvent intervenue sur des lieux de guerre, Nayla Chidiac exerce désormais son activité à Paris, ce qui ne l’empêche pas d’accompagner des patients toujours sur le front. Le suivi se fait alors par visio ou par Whatsapp parfois même par textos. À ces femmes et ces hommes en plein chaos, elle donne un cadre. « Je leur propose d’écrire, de préférence à la main soit une nouvelle soit un poème soit un haïku et pendant trente minutes ils oublient tout. Y compris les bombes ». Un travail dont elle rappelle qu’il n’a pas de visée esthétique. « Seul compte le processus de création. C’est lui qui assouplit le psychisme. C’est lui qui guérit ». Écrire est donc possible en temps de guerre, même essentiel, pour pouvoir continuer à penser. Tenir un Journal en est la preuve. « Si j’écris je suis vivant, explique la psychologue. Dans l’idée du Journal il y a celle de la temporalité. J’espère être là demain et après-demain. Il y a quelque chose de l’ordre de l’espérance. » Celui d’Anne Franck en est un bel exemple ainsi que celui, plus proche de nous, de la jeune Ukrainienne Yeva Skalietska. « Se projeter étant difficile en temps de guerre, écrire de la fiction s’avère quasiment impossible » précise la thérapeute. Pour preuve le retour au Journal du romancier Ukrainien Andreï Kourkov. Reste la poésie, genre souvent pratiqué comme le fit avec maestria Guillaume Apollinaire depuis les tranchées. Et Nayla Chidiac de rappeler « Quand vous avez vécu un traumatisme vous êtes victime. Donc passif. Dès que vous prenez la plume vous redevenez actif et maître de votre histoire. Cela change considérablement la donne. » L’écrivain Salman Rushdie, sauvagement poignardé lors d’une conférence en 2022, l’a admirablement prouvé publiant, deux ans après son agression, un récit salvateur intitulé Le couteau. « L’écriture guérit et permet de se rétablir » écrit le romancier japonais Kenzaburô Oé dont l’enfance fut marquée par la Seconde Guerre. Une conviction qui anime Nayla Chidiac depuis plus de trente ans et qu’elle nous fait partager avec une passion peu commune.
L’écriture qui guérit, Nayla Chidiac, Odile Jacob, 2025. 288 pages.
L'Ecriture qui guérit: Traumatismes de guerre et littérature
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[1] https://www.causeur.fr/salman-rushdie-la-traversee-282657
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