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Les lunettes de Sarah


La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, nous raconte Aragon, il la trouva franchement laide. Moi, la première fois que je vis Sarah Palin, je la trouvai franchement canon. Je peux bien l’avouer, maintenant qu’elle va quitter aussi vite qu’il est venu son quart d’heure warholien de célébrité et retourner là-bas, en Alaska, dans le blanc si semblable des glaciers et de l’amnésie médiatique. McCain, dans son beau discours de défaite, a beau lui avoir promis un destin national, on n’y croit pas trop.

Avant les résultats que l’on sait, jamais je n’aurais osé confier ce tendre secret à qui que ce soit. On m’aurait lapidé sur place avec les pierres de l’idéologiquement correct. Trouver ses adversaires jolis physiquement, c’est déjà trahir, dans le monde merveilleux des imbéciles. Ce qui m’a plu chez Sarah ? Allez savoir… Je sentais bien néanmoins que cette attirance frappait d’autres que moi, qui l’ont dit par des moyens détournés, à l’instar de David Martin Castelnau analysant avec un feint détachement l’attirance un peu trouble que l’on pouvait trouver à la dame d’Anchorage tandis que Luc Rosenzweig me faisait rêver avec ses parties de pêche, au point que j’imagine désormais l’Alaska comme une manière d’Ultima Thulé de la pêche au gros hemingwayenne, en compagnie de femmes dans le genre de Sarah, qui rient fort, boivent sec et savent faire un nœud de raccord sur un moulinet de traîne en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

Je fis donc, dans le secret de mon âme, un examen de conscience. Sarah Palin, c’était un sourire, un chignon désordonné et charmant, et puis des lunettes aussi. Très important, ça, les lunettes. À l’époque où l’on recourt de manière presque systématique à la chirurgie esthétique, le port des lunettes, et donc le refus des lentilles, indiquaient un louable refus du prométhéen, un désir d’assumer son âge, son allure qui n’étaient pas forcément de saison et qui ne ravissaient probablement pas les communicants et autres faiseurs de looks du camp républicain. Je fus à peine surpris, ensuite, d’apprendre qu’elle avait laissé sa dernière grossesse se poursuivre jusqu’à son terme, alors qu’elle savait l’enfant trisomique. Refus du prométhéen, toujours. On en pense ce qu’on veut, mais il y avait sur un sujet aussi douloureux un louable souci de cohérence avec elle-même. Comme cette histoire, aussi, de sa fille enceinte à dix-sept ans.

Pourtant, chez les conservateurs religieux, des deux côtés de l’Atlantique, la religion et la morale qui va avec sont trop souvent des moyens de calmer les pauvres : on voit bien, par exemple, qu’à la bourse des valeurs sarkozystes les actions de Dieu montent au fur et à mesure que celles de la protection sociale ou du pouvoir d’achat s’effondrent.

Mais ce n’est décidément pas le cas chez Sarah Palin. La religion, pour elle, n’est pas l’opium du peuple mais une cocaïne spirituelle qui lui donne cette force souriante, un rien canaille et un appétit joyeux pour l’existence. On peut estimer que cela confine à la naïveté. Oui, sans doute, mais je préfère cette fraîcheur maladroite à la sophistication incroyablement arrogante du directeur de Vanity Fair, d’Anne Sinclair et de Bernard-Henri Lévy qui, le soir précédant le vote, paradaient en grandes consciences éclairées sur le plateau du Grand Journal de Canal + et se demandaient pourquoi il y avait encore des « cols bleus », entendez des ouvriers, qui étaient assez bêtes pour voter McCain-Palin. Moi je ne me le demandais pas en voyant le spectacle donné par ces repus du progressisme, repoussoirs définitifs pour les classes populaires comme ont pu l’expliquer mieux que moi Serge Halimi dans Le Grand Bond en arrière ou Eric Conan dans La Gauche sans le peuple.

Mais je reviens aux lunettes de Sarah Palin : par un renversement qui doit autant à la dialectique qu’aux hormones, ces lunettes qui auraient dû la désérotiser eurent sur moi un effet exactement contraire. Sarah Palin donnait l’impression délicieuse d’être réelle, ce qui suffit aujourd’hui, dans l’âge de la falsification généralisée, à vous rendre incroyablement sexy.

Elle n’était pas en plastique, Sarah, pendant cette campagne. Elle était là, pour de bon, avec son corps et ses métaphores à la Lautréamont, « le pit-bull avec du rouge à lèvres », elle n’avait pas ce physique calibré et angoissant qu’ont en partage tant d’hommes et de femmes politiques postmodernes. Qui n’a pas eu cette impression, légèrement inquiétante, que de Ségolène Royal à Berlusconi, de Zapatero à Hillary Clinton, de Barack Obama à Bayrou, ils ont tous, à quelques détails prêts la même tête ? Qu’ils ont le même débit, les mêmes postures, la même façon de bouger. Bref, qu’ils sortent d’une fabrique en série, Ken et Barbie des démocraties de marché, qu’ils sont des clones interchangeables (avec quelques options pour entretenir l’illusion d’une différence), comme dans un cauchemar de Philip K.Dick.

Et puis j’aime bien ce qu’on raconte du passé de Sarah, pas seulement le basket, le hockey, les concours de miss, le mariage avec un working class hero qui bosse dur sur les plates-formes pétrolières (un scénario pour un Capra de droite), mais aussi son flirt avec le parti indépendantiste de l’Alaska. On pourra objecter que cela participe de la façon palinienne de faire de la géopolitique au hachoir, certes, mais il faut voir notre Sarah, avant tout, comme une utopiste.

Elle aussi, comme Martin Luther King, a un rêve. Les gazettes bien informées nous apprennent qu’en matière de religion, elle est en fait une « charismatique post confessionnelle », ce qui veut dire qu’elle est au courant évangélique ce que les libertariens sont au libéralisme : ni Eglise, ni Etat, les deux se devant de dépérir pour laisser l’homme libre dans un monde d’hommes libres et solidaires, où le libre développement de chacun sera l’unique condition du libre développement de tous.

Et je comprends soudain, au terme de cet article, la bouleversante vérité de cette attirance irrationnelle : Sarah Palin, en fait, rêve du même monde que moi. Elle veut y arriver par les Evangiles, moi grâce à deux philosophes allemands du dix-neuvième siècle, un peu oubliés aujourd’hui.

Ce n’était donc pas, seulement, une question de lunettes.



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