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Choisir nos masques

Vivre masqué, encore et toujours


Choisir nos masques
Statue masquée, au Trocadero, à Paris, le 4 mai 2020 © Christophe Ena/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22452578_000038

 


Le déconfinement a entraîné son lot de nouvelles règles, parmi lesquelles un port obligatoire du masque dans certains cas comme les transports publics. Lorsque nous sommes masqués, il devient impossible de deviner notre expression…


Les périodes incertaines ayant précédé l’arrivée massive de masques ont renforcé l’une des caractéristiques de la présente pandémie : le désarroi né de la constatation que ceux qui devraient savoir ne savent pas toujours ! Le fait d’arborer le masque rassurant de la Connaissance n’est plus recommandé tant que les doutes, les tâtonnements et l’incertitude inhérents aux exigences de la méthode scientifique ouvrent encore à une part d’inconnu face à la maladie. Masque sans conscience n’est que ruine de l’âme, pourrait-on énoncer en pensant à Rabelais.

Porter un masque, un véritable jeu d’acteur

Une seconde équivoque reste à l’œuvre, liée à la représentation personnelle que nous offrons aux autres, imposant de doser savamment la composition entre authenticité et nécessité d’éluder. Nous opposons ainsi des masques au regard scrutateur d’autrui. Observons que les actrices et les acteurs de théâtre, parce qu’ils n’ont actuellement plus la possibilité de jouer sur scène, nous privent des mines de circonstance qui sont le prolongement de la tradition ancestrale des masques affichant le comique ou tragique. Il en est de même pour les chanteuses et les chanteurs d’opéra, tout autant dépossédés des planches qui pavent habituellement leur aire d’expression. L’une des scènes opératiques les plus emblématiques de la stratégie de dissimulation est le Trio des masques de Don Giovanni. Le personnage éponyme y invite imprudemment ses poursuivants au bal fastueux qu’il donne, car ceux-ci ont dissimulé leur visage. Puis ils révèlent leur identité en levant leur masque, cessant alors d’être des acteurs à l’intérieur même de l’œuvre. Le drame, qui a débuté dès la première scène avec la vindicte de Donna Anna à l’égard de Don Giovanni masqué puis avec la mort du Commandeur, conduit inexorablement à la chute de l’abuseur, jusque-là impuni.

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Nous nous trouvons ici au cœur de la complexité de la nature humaine, indissociable de l’habit social qui recouvre la nudité des sentiments : pour rendre le présent supportable, il nous faut choisir puis modeler intérieurement les masques adaptés à nos survies, à nos révoltes ou épanouissements, à nos espoirs ou besoins de victoires. Passé notre confinement, nous reprenons cette habitude qui consiste, depuis le lever jusqu’au coucher, à alterner les rôles et, pour la plupart d’entre nous, veiller à ne pas projeter visuellement nos ressentis et nos ressentiments. Nous changeons bien plus de masques que de chemises. Lorsque nous entrons à l’intérieur de nos appartements ou apparaissons sur un écran en visioconférence, enlever le masque protecteur ne dispense pas d’en arborer un autre, celui qui, au gré des circonstances, constitue la palette faciale par laquelle nous voulons être appréhendés.

Le masque comme absence de toute expression

Notre vie quotidienne, désormais emplie de figures masquées, n’est donc pas si nouvelle ; nous avons intégré les avantages procurés par le tissu qui recouvre partiellement notre visage.  En un autre temps, Tristan Bernard, libéré sur intervention de son internement au camp de Drancy que lui valait sa qualité de juif, répondit à l’un de ses proches qui s’enquerrait, à son retour, de ses souhaits : « Si vous aviez juste un cache-nez… ». Aujourd’hui, les masques obligatoires nous protègent à la fois, au dehors et en collectivité, de la maladie et des conséquences des jeux immaîtrisés de nos visages. Mais ce maquillage partiel de nos sentiments véritables dans l’espace public nous aiderait-il face à de possibles dispositifs poussés de reconnaissance faciale couplés au traçage, qui ont la prétention de tout révéler de notre état d’esprit ?

Nos masques de protection nous rendent plus égaux, voire égalitaires

Ce n’est pas un hasard : le mot persona, que Boèce définit dès le début du VIème siècle comme la substance indivisible d’un être doué de raison, est issu du verbe personare, signifiant « sonner à travers. »  Le masque est aussi, dans le domaine du chant, la notion qui désigne les résonateurs du visage permettant à la voix amplifiée de porter plus loin, au-delà de sa propre personne, en une projection altruiste offrant le partage de la beauté et du sens. Persona confond en un seul mot à la fois le masque de théâtre et la condition humaine, dont un autre nom latin est larva, qui a pour signification ‘figure de spectre’ et ‘fantôme’, ainsi qu’‘épouvantail.’ Jankélévitch note que le masque, « en tant qu’abstraction et absence, est le visage immobile de l’inexpression », tout autant que de « l’expression immuable. »

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Le masque de protection comme le symbole d’une expression masquée

Nos masques de protection nous rendent plus égaux, voire égalitaires : il nous est beaucoup plus difficile d’être jolis, et l’expression « beau masque » prend soudain un sens différent. Les caméléons sont moins à l’aise, ou réduits à voir leur performance nettement moins appréciée. Nous affichons le même type de masque en partant en promenade ou en nous rendant au bureau. Nous ne distinguons plus visuellement l’arrogant de l’humble, et même leurs propos sont peu différemment audibles. Le contentement de soi doit trouver des modes d’expression alternatifs. L’accueil de l’autre dépend moins de la physionomie. L’épreuve de la pandémie nous intériorise.

Notre relation au masque est proche de celle qui nous lie à la vérité. Un jour, prochain espérons-le, nous pourrons nous déplacer et évoluer en société sans masque. Comme le note le talmudiste Adin Steinsaltz, la carapace pour laquelle nous optons à visage découvert relève le plus souvent de notre choix personnel ; nous devons néanmoins veiller à ce que notre visage ne finisse pas par s’identifier mécaniquement à nos masques.

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Pourtant, notre vérité peut aussi résider dans ces masques successifs, car l’être humain est la résultante de constructions progressives. Le défi de la survie renforce la nécessité des vérités cachées, car elles constituent un écran entre l’hostilité, la dureté du monde et notre capacité d’espérance. A l’arrivée dans les camps de la mort et afin de survivre à l’épreuve de la cruelle sélection, il était de loin préférable, pour un professeur, de prétendre qu’il exerçait le métier d’ouvrier ou de maçon. L’adresse calculée de la persona, sa prudence, parfois sa ruse, peuvent lui garantir le maintien de la vie en consolidant sa véritable intégrité physique, mentale et morale. Le conseil de Steinsaltz est profond : choisir consciemment nos masques, c’est faire corps avec eux pour refléter ce que nous sommes, dans le refus des pièges, des nudités et des artifices.

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Marc Benveniste est écrivain. Docteur en littérature comparée de l’Université Nice Côte d’Azur. Derniers ouvrages parus : André Migdal, poète de la Shoah et Rubinstein et Davidoff, chez Auteurs du Monde.

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