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L’homme révolté


L’homme révolté

La Schwarzwälder Kirschtorte est un appétissant gâteau que nous autres Allemandes consommons entre nous dans des pâtisseries, où l’on veille scrupuleusement à maintenir élevés notre taux de médisance et de diabète. Cela s’appelle un Kaffeeklatsch (littéralement un café-ragots).

– Vous prendrez quoi, Frau Kohl ?
– Quelque chose de léger, je sors de déjeuner…
– Une Schwarzwaldtorte ?
– Oui, volontiers. Et un café, avec sucrettes !

Voilà plus de vingt ans que nous devions nous serrer la ceinture pour plaire à nos maris et nous contenter de minables ersatz pour sucrer nos cafés. Or, il n’y a rien de pire au monde que de devoir accompagner une succulente Schwarzwaldtorte et d’admirables médisances d’un café aspartamé à outrance.

Maintes fois, mes papilles ont éprouvé un dégoût si profond de la saveur métallique de la saccharine que je me suis vue, en songe, en train de pisser sur la tombe de Remsen et Fahlberg[1. Remsen et Fahlberg sont au sucre de synthèse ce que Parmentier fut à la pomme de terre : son inventeur.]. Et puis, pourquoi ne pas le dire, outre-Rhin ce genre d’ersatz nous replonge inéluctablement dans les tréfonds douloureux de la deutsche Vergangenheit : quand j’entends le mot sucrette, je sors mon revolver.

Or, nous voici aujourd’hui libérées, grâce à Elle, le magazine français qui libère les femmes et titre cette semaine : « Arrêtez de maigrir ! », « Le cri de révolte des hommes. » Quand j’ai lu ça hier après-midi, j’ai pensé instinctivement que cela devait être vrai : les mecs préfèrent les grosses autant que les grosses préfèrent les mecs. Enfin, je parle pour moi.

Et puis, comment ce magazine, nec plus ultra de la presse féminine mondiale, pourrait-il se tromper, lui qui depuis sa création en 1945 n’a jamais consacré une seule de ses couvertures au régime ni à la minceur. C’était donc ça ! Les décennies de silence de ces dames de Elle sur le poids des femmes n’étaient pas le pur fait de la courtoisie ni de la solidarité féminine : le coup était préparé depuis plus de cinquante ans.

Mais il faut y regarder à deux fois. « Arrêtez de maigrir, le cri de révolte des hommes » : le titre est plus politique qu’il n’y paraît. La rédaction de Elle s’engage, comme on dit à Marianne et alentours, dans une guerre sans merci contre l’hydre sarkozyste et les vieux démons altoséquanais. Le couteau entre les dents, les amazones de chez Elle arrêteront le combat lorsque Carla Bruni aura atteint le poids de Tante Yvonne et Germaine Coty réunies. En dessous de cent kilos, une première dame de France n’en est pas véritablement une.

Rassérénée par cette lecture, j’ai repris une deuxième part de Schwarzwaldtorte et tancé la serveuse de chez Hafendoerfer : « Donne-moi du sucre, du vrai ! Tu veux que Willy vienne te pousser son cri de révolte ou quoi ? » Défaite, elle m’a apporté un assortiment complet de sucre blanc, roux, candy et de canne[2. Je me dois d’informer mes aimables lecteurs qu’après douze sucres un café devient imbuvable.].

Repue, je suis sortie de la pâtisserie pour me précipiter chez le boucher. Depuis que je suis mariée à Willy, les paradis charcutiers me sont interdits par le zèle végétarien de mon époux. Libérée pour libérée, je me suis plongée à corps perdu dans des montagnes saucissières. La saucisse (nous en comptons plus de mille sortes de Hambourg à Munich) est l’apport allemand le plus précieux à la gastronomie mondiale. Les Italiens ont mondialisé la pizza ; les Chinois, le nem ; les américains, le hamburger. Il n’est que les Français qui n’ont jamais su rien imposer au monde en matière de gastronomie : il n’est pas né celui qui verra les fast-food américains, chinois, italiens ou les vendeurs de hot-dogs à la sauvette remplacés par une chaîne spécialisée dans l’escargot de Bourgogne[3. Au cas où il se trouverait néanmoins un serial entrepreneur bourguignon qui veuille reprendre l’idée à son compte, je la lui revends volontiers contre trois caisses de Pommard.].

Lorsque, hier soir, Willy s’est retrouvé attablé face à deux kilos de saucisses, il a tenté une rébellion.

– C’est quoi cette blague ?
– Comment une blague ? Tu vas me la finir, ta Brotwurst !
– Et d’une, je suis végétarien. Et de deux, tu devrais, ma chère Trudi, penser à ton régime !
– Mon quoi ?… Cet après-midi, tu la jouais Albert Camus, homme révolté et tout le bastringue dans Elle. Et ce soir tu veux me coller au régime. Faudrait savoir !

Bien sûr, Willy n’a rien compris. Il était planté là, devant moi, et me regardait.

– Allez, Willy, dis-moi quelque chose de gentil…
– …tu n’aurais pas perdu du poids ?

Juillet 2008 · N°1

Article extrait du Magazine Causeur



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Née à Stuttgart en 1947, Trudi Kohl est traductrice, journaliste et romancière. Elle partage sa vie entre Paris et le Bade-Wurtemberg.

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