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Dernière Gitane pour la route


Dernière Gitane pour la route
Président de la Cour des comptes, Philippe Séguin est décédé ce matin à l'âge de 66 ans.
Président de la Cour des comptes, Philippe Séguin est décédé ce matin à l'âge de 66 ans.
Président de la Cour des comptes, Philippe Séguin est décédé ce matin à l'âge de 66 ans.

La voiture s’était arrêtée sur le bord de la nationale. Dans le matin brumeux de la campagne des Vosges, il avait fouillé ses poches et, comme il n’y avait rien trouvé d’autre qu’un briquet et un paquet de Gitanes vide, il m’en avait demandé une.

– Une blonde ? C’est pas des cigarettes d’homme, ça !…

Il en avait arraché le filtre, puis l’avait allumée dans une moue de dégoût. Chacun a sa manière d’allumer un clope ; il avait la sienne propre. Il joignait ses deux mains, les resserrait autour de sa bouche, moins pour protéger la flamme du vent que pour s’abstenir, un instant, du monde. Ce n’est pas la nicotine – et la mort qu’elle porte en elle – que le fumeur recherche dans la cigarette, mais une fuite, un retrait, un retour sur soi.

C’est drôle les souvenirs qui vous viennent en tête quand un ami s’en va. On voudrait se remémorer les moments héroïques, les pages de gloire, les illustres combats. Il y en eut. On voudrait nécrologiser comme pas un, sortir ses plus beaux mots, ceux qui vous tirent les larmes, vous nettoient en cinq-sec le pavé de la rue Soufflot et ouvrent en grand les portes du Panthéon. Mais on ne le peut pas. La vie s’accroche comme elle peut à la vie. Et l’on retient, vaille que vaille, les masques de l’éphémère, ceux que le prochain printemps aura emportés et qui sont, pour l’heure, plus précieux que tout. Des scènes banales de la vie quotidienne, une voix, un rire, une tape sur l’épaule. Notre mémoire est faillible, tout cela aura vite disparu.

Ce que la postérité retiendra de Philippe Séguin, c’est qu’il fut, dans l’histoire de la République, l’un des derniers hommes d’Etat à placer la France au-dessus de tout : au-dessus des partis, des ambitions personnelles, des clans et de l’actualité immédiate.

Ce que l’on retiendra de lui, c’est qu’il croyait tellement en la République qu’il s’était fixé pour exigence d’élever le débat public au-dessus de son niveau moyen. On se souviendra de ses discours, sur le « Munich social », sur l’exception d’irrecevabilité, ou celui encore qu’il prononça à la mort de Pierre Bérégovoy.

On se souviendra qu’il tenta, sa vie durant, de réconcilier les inconciliables : la vision sociale d’un Guy Mollet et la vision nationale d’un de Gaulle. « Le RPF, c’est le métro aux heures de pointe », avait dit Malraux. Avec Séguin, le RPR, c’était le CNR à tous les étages ! Nous fûmes toute une génération à y avoir cru, à cette « autre politique » qu’il avait voulu incarner, sans toutefois s’en donner les moyens.

Dire aujourd’hui que je dois tout à Philippe Séguin serait loin de la vérité. Il n’y a rien, sur l’histoire, le monde, la politique, que je ne tienne de lui, rien de ce que je sais qu’il ne m’ait enseigné ni incité à apprendre. Ce furent vingt ans de compagnonnage, faits parfois de ruptures et de longs silences, comme le jour où je m’avisai de confier à l’ami Askolovitch que je « redeviendrais séguiniste quand Philippe Séguin le serait redevenu lui aussi ». C’était après l’élection présidentielle de 1995, quand Jacques Chirac avait choisi de conduire une politique diamétralement opposée au discours qui l’avait fait élire. Longtemps Séguin m’en avait voulu. Puis on s’était réconcilié. C’est que vingt ans d’amitié viennent à bout de tout. Aujourd’hui, j’ai perdu mes vingt ans.

Sur une route des Vosges, un homme marche seul sur le bas-côté. Il s’arrête, jette un oeil et devine, au loin, dans la brume pesante, les collines de Barrès et la ligne bleue de Jules Ferry. « La voilà donc ma France. » Il fouille ses poches, en extirpe une Gitane sans filtre et tire une bouffée. La dernière pour la route.

François Miclo a été secrétaire général des « Amis de Philippe Séguin » dès 1990, puis vice-président national du Rassemblement pour une Autre Politique, mouvement des jeunes séguinistes fondé en 1994.

Février 2010 · N° 20

Article extrait du Magazine Causeur



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