Des conservatoires et de leurs sauveurs


Des conservatoires et de leurs sauveurs

conservatoire fleur pellerin

« Les réponses à toutes les questions étaient admirablement exposées, et ces réponses ne faisaient pas l’ombre d’un doute, car elles n’étaient pas l’œuvre d’une pensée humaine constamment faillible, mais étaient toutes le produit de l’activité administrative ».

Léon Tolstoï, Anna Karénine, IV, 6

Nos conservatoires ont bien de la chance ! Après une éclipse médiatique que l’on pensait sans rémission (qui s’intéressait naguère à une activité de saltimbanques réservée à une « caste de riches et de sachants », selon l’aphorisme délicat de Jean-Marie Le Guen?) l’année 2015 a vu se succéder mobilisations et tribunes alarmistes à la suite de la décision, prise comme de coutume par la droite pour mieux être accomplie par la gauche, d’abroger la participation de l’État à leur financement, pris en charge pour l’essentiel par les collectivités locales. Ainsi, le 24 juin dernier s’est tenu à l’Assemblée nationale un colloque intitulé Quel avenir pour nos conservatoires ?, organisé par François de Mazières, un député qui s’est récemment employé à défendre ces institutions face à un PS ne cessant de confondre démocratie et démagogie. Mais suffit-il d’être député-maire de Versailles pour réussir des États généraux ?

Un rapide coup d’œil sur le programme suffit à dissiper toute illusion : on ne compte aucun professeur des conservatoires en exercice parmi les intervenants. Il est vrai que les agents que sont les professeurs et autres assistants territoriaux d’enseignement artistique (PEA et ATEA) sont sommés d’observer un strict devoir de réserve et de borner non moins scrupuleusement l’expression de leur savoir-être ; à ce titre, ils n’ont pas à formuler de diagnostic concernant l’avenir de leurs établissements : dans un schéma de gouvernance moderne et efficient, cette lourde tâche incombe principalement aux gestionnaires et autres experts ès-pilotages. Conformément aux valeurs du projet d’établissement ou du schéma départemental qu’ils ont co-construit dans la plus pure tradition du management transversal, il serait bien imprudent d’envisager qu’ils fussent seulement aptes à réfléchir, et encore moins à faire de la prospective – d’autant que l’expérience a amplement montré leur incapacité innée à s’emparer de la nécessaire évolution de leurs pratiques, d’interroger ces dernières au regard d’une identité professionnelle en pleine mutation, voire à « trouver leur place dans les mouvements de la société ». Mais hâtons-nous d’interrompre cette litanie de l’absurde : les candidats aux concours territoriaux et autres agents sommés de suivre les formations dûment professionnalisantes ont déjà cauchemardé plus que de raison !

Parmi les orateurs figure donc la députée lr Annie Genevard qui s’est récemment distinguée en dénonçant avec à-propos l’idéologie sectaire et l’opacité régnant au sein des instances consultatives chargées de concevoir les programmes du nouveau collège. À l’instar de la plupart de ses camarades de parti, cette élue préconise d’acclimater à l’école publique (comme à l’Université) française les recettes de l’autonomie des établissements, émanation de l’indépassable management à l’anglo-saxonne. Activisme communicationnel, gestion à courte vue, clientélisme, perte d’exigence artistique et rupture de l’égalité républicaine sont pourtant quelques unes des dérives de cette démission du politique que l’on observe dans un nombre croissant de conservatoires– ces derniers étant soumis à la tutelle politique locale et, par conséquent, à une gouvernance de petits chefs au profil toujours plus gestionnaire. Autre personnalité invitée, la sénatrice udi Catherine Morin-Desailly qui préconisait jadis, dans un rapport sur les enseignements artistiques, d’« assouplir certains critères de classement des établissements dans le sens d’une plus grande mutualisation des moyens d’enseignement »[1. Une mutualisation qui encourage les élus à interpréter les statuts de l’enseignement artistique avec une certaine flexibilité. Une offre d’emploi parue au printemps 2015 dans la Lettre du Musicien proposait ainsi un service de 23 heures alors qu’un temps complet d’Assistant Territorial d’Enseignement Artistique s’élève normalement à 20 heures.] et de transformer le conservatoire en « pôle ressource pour un territoire de référence [ouvert] sur la Cité et [placé] au cœur de partenariats multiples ». C’est donc en toute logique que les intervenants appellent à revenir à la loi du 13 août 2004 déléguant aux régions le 3e cycle pré-professionnel et ratifiant la fin du financement d’État des conservatoires (hors enseignement supérieur). Pourtant, ce texte, jamais appliqué pour cause d’absence de transfert de crédits afférents, avait précisément déclenché la crise que les mêmes s’emploient maintenant à résoudre…

Mais il y a mieux – ou pire – : parmi les intervenants, on retrouve des personnalités qualifiées que l’on n’associe pas spontanément aux sauveurs d’un « modèle historique » qu’ils déclarent obsolète. Ainsi, Catherine Baubin, de Conservatoires de France, qui déclarait récemment : « notre action ne se limite plus au seul enseignement spécialisé » – on ne saurait être plus clair. Autre membre de cette association de personnels de direction dont l’intitulé consensuel n’est que le paravent d’un ardent militantisme socio-pédagogiste, Nicolas Stroesser déploie une extrême sollicitude à l’égard d’élus qui, déplorant « l’écart persistant entre ce qu’est effectivement leur conservatoire et ce qu’il serait souhaitable qu’il soit », finissent (incidemment ?) par questionner « la légitimité d’une telle dépense, surtout lorsqu’elle est mise en regard du nombre d’élèves concernés directement et de leur origine sociale » (sic). Cet adepte de la réforme des rythmes scolaires et de la refondation de l’École fustige pêle-mêle une « organisation qui emprunte beaucoup à la forme scolaire », un « apprentissage de type académique » impliquant la recherche (dépassée, il va sans dire) d’une « excellence instrumentale », et « des critères d’évaluation perçus comme décalés par rapport à une attente initiale qui se trouve “d’abord” du côté du loisir et de l’émancipation culturelle » – si l’on peut qualifier ainsi une attitude brutalement consumériste.

Les mauvais esprits ne manqueront cependant pas de relever que la dure loi de la discipline de parti conduisait il y a peu les mêmes à s’accommoder de la fin du financement d’État des conservatoires. Autre membre de Conservatoires de France, Olivier Mérot considérait même la crise financière comme une opportunité, pour ne pas dire l’occasion rêvée de débarrasser enfin l’enseignement artistique des normes nationales en l’assujettissant aux lubies de barons locaux : « La disparition de ces aides de l’État invite à plus de liberté, d’innovation, de créativité dans les conservatoires, plus d’adéquation avec leurs territoires, pour qu’on puisse construire des partenariats plus forts avec les acteurs culturels locaux et mettre en place des actions plus en phase avec les populations et les dynamiques du territoire. ». Voilà donc ces hiérarques contraints de jouer le rôle d’ouvriers de la onzième heure en acceptant l’invitation d’un député qu’ils savent aussi conservateur… que les conservatoires eux-mêmes, selon le bon mot de Bruno Julliard. On leur concèdera volontiers que la cause de l’innovation pédagogique justifie tous les sacrifices et que les ors de la République valent bien qu’on se munisse d’une cuiller plus longue qu’à l’accoutumée[2. Ces pédagogues se sentiraient-ils (eux aussi) menacés, en ces temps de vaches maigres ?].

Mais on ne saurait décemment reprocher aux représentants de l’administration de se conformer avec zèle aux ordres provenant des plus hautes sphères de l’État. Au détour d’un entretien où la ministre prodigue ses valeurs affectives et dévoile au lecteur ravi ses talents de pianiste du dimanche (serait-ce pour mieux faire oublier quelques lacunes de culture générale inopinément livrées à l’opinion publique ?), Fleur Pellerin déclare être « mal à l’aise » face à l’abandon des conservatoires après avoir longtemps invoqué un simple redéploiement technique. Certes, il n’est jamais trop tard pour bien faire ! La joie des professionnels risque toutefois d’être de courte durée : en associant dans le même propos la crise financière des conservatoires et la nécessité supposée de leur réforme pédagogique, la ministre ne fait que confirmer sa volonté persistante (bien que non assumée) de faire des économies, la démocratisation de l’enseignement artistique tenant lieu de levier idéologique de cet ajustement. Quant à son plan triennal de restauration des crédits, il est à l’évidence promis à se fracasser contre le séisme annoncé pour 2017 – sans parler des chocs (technocratiques et non plus telluriques) et autres pactes culturels censés sanctuariser les budgets des villes qui risquent de ne concerner que quelques privilégiés… dont on devine déjà la couleur politique.

Si la baisse des crédits de l’État affectant les conservatoires a été amplement discutée, la question de la répartition de (ce qui reste de) ces aides a semble-t-il échappé à la sagacité des commentateurs. Le public gagnerait pourtant à saisir le principe, pour le moins obscur, de cette redistribution. Citons à titre d’exemple le cas de deux pôles supérieurs : pour l’année 2013, le bilan du Centre d’Études Supérieures Musique et Danse (CESMD) de Poitou-Charentes fait état de 1 107 000 euros de subventions de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC, service déconcentré de l’État) alors que pour la même période, le rapport d’activité du Conservatoire de Strasbourg (incluant l’enseignement dit initial et l’Académie supérieure de musique) indique un total de 277 827 euros donnés par l’État. Une disparité qui s’explique d’autant moins que la taille respective des deux écoles et le nombre d’élèves et d’étudiants qui les fréquentent sont largement en faveur de Strasbourg. Mais sans doute a-t-on jugé en haut lieu que Poitiers, en tant que fer de lance de la pédagogie la plus fondamentale, méritait une attention toute particulière.

On objectera volontiers à ce propos son aspect clivant et élitiste : après tout, les cultures se valent, les compétences sont diverses et la virtuosité peut s’exercer dans divers domaines, à commencer par l’univers fascinant du novlangue pédago-managérial. Il n’en reste pas moins qu’on ne résoudra pas la crise des conservatoires en les confiant à des adversaires déclarés de l’institution scolaire, pas plus qu’on ne guérira le malade en recourant aux médecins de Molière. Et c’est en vain qu’on persiste à débattre des questions d’organisation administrative et de moyens avant même d’avoir clairement distingué l’étude des loisirs, la contrainte du temps long du mirage de l’immédiateté, l’accomplissement de l’individu d’un divertissement procédant avant tout du marché, quand ce n’est pas d’une volonté d’assurer coûte que coûte la paix sociale. Un choix politique résolu s’impose, résultat d’une réflexion collective dont l’objet, les savoirs artistiques et leur transmission, s’articule nécessairement à l’exigence républicaine.



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est pianiste et professeur d'écriture au Conservatoire et à l'Académie supérieure de musique de Strasbourg.

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