C’est au tour de Bélinda Cannone de passer la nuit au musée. Elle veillera au Mucem de Marseille – construction que l’on doit à l’architecte Rudy Ricciotti et qui donne sur la Méditerranée tant par sa proximité physique que par la longue, très longue passerelle qui invite au plongeon. Bélinda Cannone, quant à elle, a publié de nombreux ouvrages dont un magnifique Entre les bruits. Elle a intitulé son livre marseillais Venir d’une mer et l’on verra comment la mer en appellera une autre et avec elle une origine longtemps ignorée.
« Je tâche, je l’avoue, d’être du nombre de ceux qui écrivent à mesure qu’ils avancent, et qui avancent à mesure qu’ils écrivent. »
Saint Augustin
« La nuit, le temps respire plus lentement. »
Bélinda Canonne

« Le ventre de la nuit se pose sur le Mucem, enserré dans sa résille de béton qui brille sous un ciel net, ciel d’octobre, tranquille, petit vent, odeurs marines, l’esplanade s’ouvre sur le large, la ville s’étire derrière le musée comme une queue de comète. » Ainsi commence le récit d’un parcours qui, de déambulation en déambulation dans un bâtiment dont le principe consiste en un permanent dehors-dedans, va immanquablement faire circuler la mémoire. « Au fil de ma descente sur la coursive, et alors que je me trouve bien à l’intérieur du musée, je reçois les embruns et les odeurs maritimes qui traversent la résille, mes cheveux sont fouettés par la brise, j’entends le bruit des vagues et j’aperçois la mer. »
C’est vraiment le bâtiment qui l’inspire ; elle n’en finit pas de l’explorer et de le toucher : « on finit par s’intéresser à sa chair, ce matériau qui par endroits est soyeux comme une peau de femme ou comme une écorce de hêtre et qui est assez prodigieux pour qu’on en fasse une passerelle autoportée lancée dans le vide pendant plus de cent mètres. » Le béton ici fait dans la dentelle tout en assurant une incroyable solidité. Et elle va s’aventurer sur ladite passerelle, la faire résonner d’un battement de pied, la faire chanter comme une corde tendue.
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Tourment secret
Les deux expositions en cours dont l’une s’intitule : « Les maternités de A à Z » ne l’inspirent guère ; elle n’y fait qu’une brève apparition, le temps de nous apprendre que « Trois pour cent de la population naissent avec trois seins ou tétons, reliquat, nous assure un cartel, du temps où nous portions des rangées de mamelles. » Et ajoute aussitôt : « Non, décidément, les maternités ne me passionnent pas. » Et pourtant, la filiation maternelle va refaire surface, comme pour mieux démentir l’aveu précédent. Bélinda Cannone s’aperçoit qu’elle n’a jamais parlé ni écrit au sujet de sa mère. « Elle n’avait rien dit, je n’en disais rien, résultat quasi mécanique. » La mère, qui a perdu la sienne brutalement lorsqu’elle était très petite, se vouera à la mélancolie. Et de cette mélancolie, la narratrice nous dira très crûment qu’elle a été « un obstacle insurmontable à l’amour. De l’attitude mélancolique sourd un reproche général: vous ne me suffisez pas, vous ne me satisfaites pas et, entièrement emplie de mes larmes, je suis en lien non pas avec vous mais avec mon tourment secret que je contemple sans relâche et que je vous préfère. » Le tourment secret concerne la grand-mère maternelle morte à 22 ans sous les bombes alliées à Gabès en 1943, et la petite-fille découvrira, dans « une compassion bouleversée », une grand-mère de l’âge d’une jeune fille. Elle ne connaîtra finalement la date exacte de sa mort qu’en 2024, en se rendant à une invitation en Tunisie. Avant, elle aura écrit : « Durant cette longue et fructueuse traversée (comme si le Mucem étaitdevenu paquebot), je suis en train de comprendre que ce livre ne concerne pas que le lieu mais encore et surtout le temps, puisque la Méditerranée est originelle. » Et, à l’origine la plus proche, une grand-mère dont on ne savait rien…

À la mélancolie maternelle qui nous obligeait à « marcher psychiquement sur la pointe des pieds », Bélinda Cannone opposera le désir qui se réveille cette nuit-là lorsque notre marcheuse du Mucem rencontre un jeune océanographe qui propose de l’emmener sur sa barque admirer « le plancton luminescent. » Sirène inversée dont le roulement des « r », les connaissances en grande nacre (Pinna nobilis) ; un des plus grands coquillages bivalves du monde, et la largeur d’épaules ne sont pas pour rien dans le trouble de la narratrice… Répondra-t-elle à son appel ?
SOS Méditerranée
En attendant, revenons quelques millénaires en arrière, puisqu’avant d’entamer son aventure nocturne, la narratrice s’était mise dans les pas du plus célèbre voyageur qu’Homère nous ait laissé : Ulysse. À ce propos, elle écrit : « La lecture de l’épopée méditerranéenne m’inscrivait dans l’ancestrale humanité. Autre expansion temporelle. » Et voilà celle qui dit « écrire d’Ithaque » lancée dans son propre récit. Fille de la Méditerranée car de parents siciliens émigrés d’abord en Tunisie puis en France, la narratrice s’éprouve comme une migrante qui n’ignore pas l’incrédulité que cette appellation pourrait susciter tant elle est comme on dit intégrée, mais qui, justement nous éloigne de l’image convenue et terrible du migrant d’aujourd’hui pour habiter ce mot autrement, et, notamment par ce qu’elle appelle « l’identité narrative » empruntée à Ricoeur, et qu’elle réalise devant nous. Et si elle regrette de ne pas parler très bien une autre langue, elle rend hommage à son père qui désirait pour elle la maîtrise du français et dit : « l’unique manière de s’intégrer dans un pays, c’est d’en parler parfaitement la langue qui permet de s’approprier sa culture. Surtout quand le fondement de cette dernière est l’universalisme, qui est d’ailleurs une pensée de l’accueil. » Cette revalorisation de l’universalisme tant décrié de nos jours à travers la notion de « l’accueil » ne laisse pas d’émouvoir, d’autant que la narratrice parle de la France comme ayant été sa chance…
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Ainsi, obéissant au mouvement décrit par Saint Augustin, tout au long de cette nuit où alternent promenades dans et hors le bâtiment puisque les deux sont imbriqués, lecture et commentaire d’un chef-d’œuvre méconnu de Lampedusa « Le professeur et la sirène », réflexions sur la langue maternelle et son rapport à la fiction, rencontres et dialogues au rythme des vagues, Bélinda Cannone aura transformé ce qu’elle appelle son « identité narrative » ; celle qui n’en finit jamais de se remodeler au fur et à mesure des récits qu’on s’en fait. Je ne sais si Bélinda Canonne est une sirène, mais son livre, lui, est un enchantement…
Venir d’une mer de Bélinda Canonne, Éditions Stock 2025 208 pages




