La Syrie est passée d’une dictature étouffante à un régime islamiste structuré bénéficiant de la relative bienveillance des Occidentaux. Aucun progrès réel n’a été constaté sur le plan économique pour l’instant, et les minorités religieuses vivent encore dans la peur
Oniriquement, les Syriens et bien d’autres au Moyen-Orient, notamment au Liban, ont accueilli l’aube du 8 décembre 2024. Après cinquante-quatre ans, la dictature des Assad s’effondrait. Mais le rêve s’est vite dissipé, laissant place à une amère réalité : « Le roi est mort, vive le roi ».
Abou Mohammed al-Joulani passe chez le barbier…
Pendant des semaines, le monde a découvert la barbarie du régime des Assad, notamment dans la prison de Saidnaya. Assad a quitté le pays en pleine nuit à bord d’un seul avion, laissant derrière lui des hommes totalement désemparés. Par la suite, faire justice soi-même a été toléré pendant un temps : nul ne sait pourquoi, ni dans quel cadre. Les personnes visées étaient des Assadistes ou supposées l’être. Dans ce climat, un phénomène de volte-face, appelé « takoui », est apparu: toute personne jugée pro-Assad devait faire publiquement acte de revirement. Même si peu regrettaient réellement Assad, chacun devait se plier à une forme de Canossa, en public et devant les caméras.

Pendant ce temps, Abou Mohammed al-Joulani raccourcit sa barbe, adopte une tenue occidentalisée, cravate et costume, et reprend son nom de naissance, Ahmed al-Charaa. Le 29 janvier 2025, il réunit les dirigeants des groupes djihadistes alliés à son organisation, Hayat Tahrir al-Cham (HTS), formation issue de Jabhat al-Nosra, elle-même héritière de la branche syrienne d’Al-Qaïda. À l’issue de cette réunion, ces groupes désignent al-Charaa comme président de la République arabe syrienne.
Dans un délai bref, Joulani instaure un « dialogue national » essentiellement formel et met en place un comité exclusivement masculin, aligné sur son orientation islamiste orthodoxe. Ensuite un autre comité rédige une déclaration constitutionnelle destinée à consolider sa position, consacrant la jurisprudence musulmane comme principale source normative et réservant la présidence à un homme musulman. L’appellation officielle de l’État demeure par ailleurs « République arabe syrienne » et non « République syrienne », un choix sans doute anti-kurde.
Les Alaouites et Druzes menacés
Quelques jours avant la « déclaration constitutionnelle » dévoilée le 13 mars 2025, des massacres avaient été commis sur la côte syrienne, notamment les 7 et 8 mars, visant des Alaouites, mais aussi des Chrétiens et des Sunnites qui avaient tenté de protéger chez eux des voisins ou amis alaouites. Dès la chute du régime Assad, des violences locales et des représailles aveugles ont frappé des Alaouites. Dans les périphéries de Damas, des groupes djihadistes ont exercé des pressions ou procédé à des expulsions.
Des épisodes de violence anti-alaouite ont également ressurgi plus récemment, notamment à Homs et dans certaines zones de la côte syrienne depuis le 25 novembre. Ces exactions s’appuient sur une assimilation ancienne entre la communauté alaouite et l’appareil sécuritaire, alors même que la majorité de ses membres vivait sous les Assad dans des conditions de précarité et de marginalisation.
À partir de la fin avril, les Druzes ont, à leur tour, été pris pour cibles dans certains secteurs périphériques de Damas ainsi que, durant l’été, dans le gouvernorat de Soueïda. Ces attaques ont été menées tantôt par des groupes djihadistes, tantôt par des milices tribales, et parfois par des formations mobilisées à la suite d’appels de « faza‘a », ces mécanismes traditionnels de mobilisation guerrière tribale. Dans plusieurs cas, les violences ont obéi à une logique d’identification confessionnelle: des combattants procédaient à des interrogations sommaires, et lorsqu’un individu se déclarait druze, il pouvait être exécuté immédiatement.
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Les communautés chrétiennes ont également été visées, que ce soit lors des massacres de mars sur la côte, par des formes de prosélytisme forcé dans certains quartiers chrétiens des grandes villes, notamment à Damas, ou encore par les tentatives de groupes djihadistes de perturber leurs pratiques religieuses. Elles l’ont aussi été par des initiatives officielles du nouveau régime, comme lorsque le ministre de la Culture s’est rendu dans une église, accompagné de chanteurs, pour y interpréter une version islamique de la figure de Jésus. Enfin, un attentat contre une église à Doueilaa, près de Damas, attribué à Daech, n’a pas entraîné le déplacement de responsables du nouveau régime.
Le nouveau régime adopte une politique officiellement pragmatique à l’égard des Kurdes, cherchant à donner l’image d’une volonté de compromis avec les Forces démocratiques syriennes (FDS). Toutefois, plusieurs pratiques observées sur le terrain révèlent une stratégie plus ambivalente: interventions ponctuelles, restrictions administratives et pressions silencieuses dans certaines zones kurdes, menées de manière à éviter toute visibilité médiatique. Ces agissements suggèrent une absence de sincérité du régime islamique dans son approche des Kurdes et, plus largement, de leurs partenaires au sein des forces laïques et multiethniques qui composent les FDS.
S’agissant de la majorité sunnite, le nouveau régime laisse apparaître une tendance à fragmenter cette communauté en plusieurs sous-courants, à savoir les ash‘arites, les maturidites, les soufis et les salafistes, tout en accordant une place privilégiée au salafisme. À l’égard des sunnites urbains et occidentalisés, il adopte une politique d’ouverture pragmatique, bien qu’émaillée de pressions ponctuelles et parfois de violences ciblées, comme l’illustre l’assassinat de Dyala al-Wadi, fille du chef d’orchestre Sulhi al-Wadi. Certaines voix proches du pouvoir ont tenu des propos alarmants, affirmant qu’«il faut éliminer l’opposant sunnite avant les membres des autres confessions », logique qui rappelle des pratiques du régime Assad à l’encontre de ses opposants alaouites.
La priorité salafiste du nouveau régime s’inscrit dans une démarche d’institutionnalisation doctrinale sans précédent dans l’histoire contemporaine des régimes islamistes. Celui-ci a minutieusement préparé plusieurs politiques pragmatique: intégration de combattants djihadistes étrangers dans les structures militaires émergentes ; création de filières de formation en jurisprudence islamique conditionnant l’accès aux postes civils et militaires de haut niveau ; mise en place de mesures de ségrégation entre hommes et femmes dans les transports et les espaces professionnels ; et tolérance, dans certaines régions, envers des mariages forcés impliquant des femmes issues de minorités, parfois accompagnés de conversions imposées, pratiques relevant à la fois de la violence sexuelle et de la répression religieuse.
De plus, le régime revendique la « gloire omeyyade », une référence controversée. Des penseurs arabes, à l’image d’Ali al-Wardi, ont souligné que cette période cristallisa la fracture sunnito-chiite, notamment avec l’assassinat d’al-Hussein ibn Ali. Le califat omeyyade fut également marqué par une expansion militaire souvent présentée comme une islamisation volontaire.
Un nouveau pouvoir reçu par MM. Trump et Macron
Bien que le régime islamique ne cesse de chanter qu’il fera de la Syrie une « nouvelle Singapour », aucun progrès réel n’a été constaté sur le plan économique ni en matière de reconstruction d’un pays dévasté par la guerre civile. Malgré cela, plusieurs régimes sunnites du Moyen-Orient, parmi lesquels l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes unis et la Turquie, ont activé leurs réseaux diplomatiques afin de faciliter l’intégration rapide de ce régime dans les circuits internationaux. Bien qu’Abou Mohammed al-Joulani n’ait pas été élu démocratiquement, il fut le premier président syrien à se rendre à New York à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU et le premier à être reçu par un président américain à la Maison-Blanche.
Dans ce scénario, le président Emmanuel Macron accueille al-Joulani à l’Élysée six mois seulement après sa prise de pouvoir, en dépit des violences documentées contre les Alaouites et les Druzes. Ce contraste apparaît d’autant plus frappant que Valéry Giscard d’Estaing n’avait reçu Hafez al-Assad qu’en 1976, soit six ans après son arrivée au pouvoir. À l’époque, Assad n’avait pas encore commis de massacres de grande ampleur en Syrie ; ses principales exactions, graves mais limitées par rapport aux violences de la côte syrienne de mars 2025 dans ce scénario, consistaient surtout en l’emprisonnement prolongé et la torture de cadres de son propre parti.
Ce ne serait pas la première fois que des acteurs occidentaux adoptent une position perçue comme distante ou incompréhensive face aux dynamiques internes du Moyen-Orient. On peut citer les premières années du gouvernement Erdogan : tandis que des milieux laïques turcs manifestaient contre l’islamisation du système politique turc, plusieurs dirigeants occidentaux continuaient de saluer les réformes en effectuant des visites officielles. Cette attitude fut alors ressentie par les milieux laïcs turcs comme un désaveu, évoquant le célèbre reproche attribué à Jules César : « Toi aussi, Brutus ? ».
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