Une scène comme un tableau de Degas ! Des ovations ! Mieux, un triomphe pour saluer les comédiens du Théâtre Français quand le rideau tombe sur L’Ecole de danse de Goldoni, mise en scène de Clément Hervieu-Léger.

Un triomphe qui sans doute comble les acteurs, autant qu’il réjouit des spectateurs heureux de manifester leur enthousiasme à l’issue d’un spectacle si remarquablement mis en scène, si bien interprété, si parfaitement réussi.
Créée en 1759, à Venise, cette comédie fut un échec cinglant, humiliant pour Carlo Goldoni qui bientôt ira s’établir à Paris où il mourra dans l’indigence trente ans plus tard, en 1793, parce que la pension que lui versait le Roi avait été stupidement suspendue par la République.
Oubliée depuis, L’Ecole de danse n’est peut-être pas la plus éclatante de ses œuvres, mais une pièce secondaire de Goldoni demeure toujours du Goldoni. Et cette tumultueuse tranche de vie saisie au vol dans une école de danse entre un maître de ballet cupide et tyrannique et ses élèves ivres d’espérances et de vitalité, entre ces jeunes femmes désireuses de s’affranchir et de vivre libres et ces jeunes hommes qui sont pour elles le passage obligé pour accéder à une (précaire) émancipation par la voie du mariage, est comme une fenêtre ouverte sur un passé certes lointain, mais qui à certains égards demeure furieusement actuel.
Plongée dans l’univers de ballet
Clément Hervieu-Léger qui donne des cours d’art dramatique aux futurs membres du Ballet de l’Opéra de Paris a hérité en retour pour sa mise en scène de l’aide précieuse d’une Première danseuse de l’Académie de Musique et de Danse, Muriel Zusperreguy. Elle a familiarisé les jeunes comédiens du Théâtre Français avec le quotidien des danseurs, de telle sorte que tout apparaît sur scène d’un naturel confondant et qu’on y évite les singeries qui surgissent d’ordinaire quand le monde du ballet est évoqué par des individus qui lui sont étrangers. La plongée dans l’univers du ballet est donc parfaitement réussie. Elle bénéficie de surcroît du concours d’un pianiste-répétiteur, Philippe Cavagnat, l’une de ces encyclopédies musicales qui soutiennent au clavier les cours matinaux ou les répétitions de toutes les compagnies de ballet, ce qui nous vaut ici d’entendre à bon escient des fragments de Carmen ou du Lac des cygnes aussi bien que de La Bayadère.
Avec cela L’Ecole de danse se déroule dans un cadre très remarquablement conçu par Eric Ruf, mais qui ne rappelle pas tant celui des anciennes salles de danse nichées sous la coupole de l’Opéra de Napoléon III que celles où s’ébrouaient jadis des troupes de province comme le Ballet de l’Opéra de Nice.
L’odieux sieur Rigadon
Cinq jeunes femmes, cinq jeunes hommes : ils sont, dans L’Ecole de danse, dix comédiens métamorphosés en danseurs. Et tous, en formant un groupe d’une remarquable homogénéité derrière laquelle on sent la griffe de leur conseillère, tous sont d’un naturel désarmant, d’une insolence et d’une rouerie infiniment séduisantes.
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Sur eux règne en tyran le sieur Rigadon qui est une mordante caricature de ces maîtres de ballet sans doute perfectionnistes, mais mesquins, mais rigides, sinon quelque peu sadiques, tels qu’on les voyait récemment encore dans les théâtres et les écoles de danse. Dans ce rôle, Denis Podalydès est étourdissant jusque dans les moindres de ses mimiques et de ses gestes. Et le contempler est un régal… même s’il court fugitivement le risque de forcer un peu trop le trait dans les ultimes instants du spectacle.

Vivacité, humour, élégance
Incarnant des personnages venus de l’extérieur de l’école, les autres rôles masculins, pour être moins hauts en couleur, n’en sont pas moins servis par d’excellents comédiens, éperonnés par une exceptionnelle direction d’acteurs. On s’est trop souvent morfondu à la Comédie Française devant des interprètes fades, inodores, inaudibles, mal distribués et mal dirigés, pour ne pas jouir sans réserve du travail intelligent que Clément Hervieu-Léger a déployé avec le Don Fabrizio d’Eric Genovèse, le Ridolfo de Stéphane Varupenne, l’Anselmo comtal de Loïc Corbery, et même avec le notaire que joue Noam Morgensztern ou le Tognino d’Adrien Simion. Vivacité, humour, dégaine, élégance : une approche enlevée et subtile vise à un parfait naturel chez chacun des interprètes, lesquels ne sont plus des acteurs du Français, mais de ces artistes à qui Molière soufflait simplement: « Tâchez d’être ce que vous représentez ».
Des compositions ébouriffantes
Et l’on n’a encore rien dit des compositions ébouriffantes de Florence Viala et de Clotilde de Bayser. L’une en sœur du maître de ballet, vieille fille assez vaine pour se croire désirable, jouant aux grandes dames, mais au fond plus touchante qu’irritante dans ses vanités d’amoureuse défraîchie; l’autre, la crinière en bataille, la tenue tapageuse, en mère abusive, envahissante, amère, de ces mères qui réapparaissent à toutes époques, pensant réaliser leurs rêves par l’entremise de leur enfant qu’elles étouffent: ici la Rosina de la délicieuse Léa Lopez.
Dans les costumes remarquables de Julie Scobeltzine qui font écho au beau décor d’Eric Ruf, sous les éclairages savants de Bertrand Couderc, Claire de La Rue du Can (farouche, impertinente et par la même attachante Felicita), Pauline Clément (rusée, habile Giuseppina), Marie Oppert (mignonne Rosalba), Jean Chevalier (Filippino), Charlie Fabert (Carlino), mais encore Lila Pélissier, Diego Andres et Alessandro Sanna: tous, incarnant les danseurs avec une aisance qui n’exclut pas une imperceptible gaucherie de néophytes. Ils nous font glisser dans des tableaux vivants à la Degas dont les filles surtout évoquent à merveille le climat. Ce n’est pas là le moindre des plaisirs de ce spectacle irréprochable qui n’a d’autre prétention que de servir avec intelligence, efficacité, ironie et sensibilité le théâtre et Goldoni, à l’aide d’artistes qui ne refusent pas d’être les serviteurs de deux maîtres: l’humilité et le talent.
Toutes les prochaines représentations affichent complet rue de Richelieu et place Colette. Et il faudra patienter jusqu’à la reprise du spectacle à la prochaine saison. Mais il est des attentes, toutes cruelles soient-elles, qui rendent encore plus vif le plaisir de la découverte.
| Toutes les prochaines représentations affichent complet rue de Richelieu et place Colette. Mais, assure le théâtre, il est chaque soir possible de trouver les places à l’entrée de la Comédie Française. |
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