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Yann Andréa, viagra littéraire de Duras

Julie Brafman publie « Yann dans la nuit » (Flammarion, 2025)


Yann Andréa, viagra littéraire de Duras
La journaliste Julie Brafman © JP Baltel / Flammarion

Yann Andréa, qui ne s’appelait pas encore Andréa, est entré dans la vie de Marguerite Duras un été de pluie et de vent, en 1980. Il a frappé à la porte de son appartement des Roches noires, un ancien hôtel de luxe face à la mer. Elle s’ennuyait, Duras, regardait la mer jusqu’au rien, avec cette mélancolie des pétroliers au large du cap d’Antifer dans le cœur. Elle écrivait des chroniques commandées par Serge July, le patron de Libération. Elle mélangeait fiction et réel. Elle écrivait, mais la pluie d’été la tenait éloignée de l’écriture médiumnique, celle qui bouleverse et permet d’entrer dans l’univers hypnotique, le sien. Elle buvait beaucoup, allait au Central, commandait toujours la même chose, langoustines et vin blanc ; elle avait 66 ans, le visage détruit, éboulé d’un coup. Elle portait sa jupe pied-de-poule, son gilet de cuir marron, ses grosses lunettes. Yann Andréa était plus jeune, presque 40 ans de moins, il rêvait de Duras depuis la lecture des Petits Chevaux de Tarquinia. Il buvait un Campari et fantasmait sur la romancière. Il était homosexuel, fréquentait Barthes, mais c’était avec Duras qu’il voulait vivre. Il lui avait écrit, elle n’avait pas répondu.

Cet amour-là

Il l’avait rencontrée en 1975, après la projection de India Song, sur le parking du cinéma Lux, à Caen, en novembre. Yann s’appelait encore Lemée, c’était un jeune homme un peu paumé, ailleurs, maigre et élégant, il avait suivi des études de philosophie en Khâgne et fait la fête dans des boites branchées. Il a revu Duras, le destin l’exigeait. Il ne l’a plus jamais quittée. Il est devenu le fantôme auprès d’elle, venu de nulle part et reparti nulle part. Il a veillé sur l’auteure de L’Amant, prix Goncourt 84, jusqu’à ce jour funeste de mars, le 3, un dimanche, où elle a quitté la piste du bal du casino de la vie, où l’on finit toujours par miser sur la mauvaise couleur. Mais, privilège exorbitant de l’écrivain, ses personnages, leur inoubliable nom, les ambiances portuaires propices au secret, la robe rouge d’Anne-Marie Stretter, l’absence des regards au retour de La Douleur, l’amour sans cesse contrarié et sans cesse recommencé – « il n’y a pas de vacances à l’amour » –, le Gange millénaire, embarqués sur Le Navire Night, perdurent toujours. Yann Andréa a continué seul son errance dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, à la recherche du fantôme de M.D., lui le fantôme sans identité. Il a fini par mourir dans une chambre, un jour indéterminé de juillet 2014. Les voisins ont appelé la police, incommodés par l’odeur du corps en décomposition. Après la mort de M.D., il avait signé le poignant Cet amour-là.

Frustration

Ce « Bartleby au glorieux désœuvrement » méritait bien un livre. Julie Brafman, chroniqueuse judiciaire, a relevé le défi d’écrire sur un homme qui a tout fait pour qu’on ne parlât jamais de lui. Son récit, Yann dans la nuit, se lit comme un roman, et cela tient en éveil tard dans la nuit, justement. Ce couple baroque, Duras/Yann, décidément, fascine. Julie Brafman a mené une enquête existentielle qui l’a conduite à l’IMEC, d’abord, où elle n’a pu consulter que quelques cartons « Yann Andréa », la plupart étant estampillés « non consultable ». Mais elle ne s’est pas découragée. Elle a cherché, plusieurs lettres, des phrases écrites sur le dos d’un chèque, des notes ici ou là, une piste ténue pour un homme en pointillé, hanté par quelque chose qui le dépassait : vivre. Elle a ensuite découvert la « chambre rose » avec un meuble en plastique où les traces de l’existence de Yann Lemée, devenu Yann Andréa, puis Yann Andréa Steiner, débordaient des tiroirs, comme le Gange sort de son lit à la mousson. Après avoir refermé le livre, on en sait un peu plus sur l’amant maltraité par Duras. Il y a les colères, les réconciliations, la chanson Capri c’est fini en boucle, la soupe aux poireaux avec l’indispensable pomme de terre, l’alcool jusqu’à l’hospitalisation… Yann est là, il veille sur M.D. qui lui en veut de ne pas répondre à son désir. Elle devient grossière, méchante, elle écrit La Maladie de la mort, on lui reproche ce court récit violent contre l’homosexualité. Yann tape le texte dirigé contre lui. Il est au bord des larmes, mais il le fait, il le tape, il le lit même à haute voix, exigence de M.D. Julie Brafman dit : « Alors il répète que la fusion impossible des corps est une fatalité. Une malédiction. Une désolation. Il répète la tragédie de cet homme qui paye une jeune femme pour avoir des relations sexuelles. » C’est « l’aventure tragique de l’écriture. » Elle brûle tout sur son passage, consume les êtres, abolit le temps. Julie Brafman rappelle que Duras et Yann étaient deux experts en fausse confession. Ils ont dupé les biographes ; ils ont trompé les lecteurs, mais ils ont rêvé, ces lecteurs, et ils rêvent encore au ravissement de cette Lol V. Stein. Duras invente le monde entier. « L’illusion marche parfaitement, ajoute Brafman, Le Gange coule sous les viaducs de la Seine-et-Oise. Personne n’oserait prétendre le contraire. » La transfiguration, chez Duras, atteint la perfection somnambulique.

Yann Andréa est un élément clé dans la vie de Duras. Ce fantôme en cravate coccinelles sillonne entre les lignes des meilleurs récits de M.D. Il a régénéré sa puissance créatrice ensablée sur la plage de Trouville. Alors est né le « cycle atlantique ». On le devine dans les bars de palace, il arpente les collines normandes à la recherche de beaux corps virils, il est lui-même ce corps allongé et nu dans Les Yeux bleus cheveux noirs, il est partout de 1980 à 1993, et elle, elle attend l’impossible pénétration. Julie Brafman écrit : « Yann Andréa traverse les textes, de page en page, avec son sac en toile et son parapluie noir alors qu’il fait beau. Incapable d’aimer. »

La frustration, moteur durassien ? Il ne me déplait pas de le penser.

Julie Brafman, Yann dans la nuit, Flammarion. 336 pages

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Cet amour-là

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Pascal Louvrier est écrivain. Derniers ouvrages parus: biographie « Malraux maintenant », Le Passeur éditeur; roman « Portuaire », Kubik Editions.

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