Le politologue Thomas Guénolé s’est embarqué en septembre sur l’un des bateaux de la « Flottille pour Gaza ». Les pages de son journal que Causeur publie en exclusivité témoignent de terribles tensions entre militants prêts à subir les tortures de l’armée israélienne.
Jour 0 – Barcelone, avant le départ
Dans quelques heures, nous embarquerons pour Gaza. Mais avant de partir, je veux clarifier quelque chose d’absolument crucial pour les générations futures qui liront ce journal.
Ce matin, lors de la réunion préparatoire avec tous les participants de la flottille, il y a eu un incident profondément humiliant que je me dois de consigner par écrit pour rétablir la vérité.
Nous étions environ 500 personnes dans le hangar. Le coordinateur a pris la parole : « Nous allons maintenant procéder à l’appel pour vérifier les compétences dont nous disposons. Médecins, levez la main. »
Une dizaine de mains se sont levées. Il les a nommés. Applaudissements nourris.
« Avocats et juristes ? »
Une vingtaine de mains. Vingt noms. Nouveaux applaudissements. Le navire Shireen au complet. Je ne veux pas créer de polémiques stériles mais pourquoi les juristes ont-ils droit à un bateau rien que pour eux ?
« Professeurs et enseignants ? »
J’ai levé la main, le coordinateur a lu son papier : « Thomas Guénolé, politologue. »
Politologue ! Comme si j’étais un type qui commente l’actualité au café du commerce.
« Excusez-moi, c’est DOCTEUR Thomas Guénolé. »
Le coordinateur m’a regardé, perplexe :
« Ah ! Si vous êtes médecin, c’est l’autre groupe ?
— Non, je suis Docteur en science politique. CEVIPOF. 2013. »
Un silence gêné s’est installé. Un silence d’ignares qui ne comprennent même pas ce que signifie CEVIPOF. Je les ai instruits :
« CEntre VIe POlitique Française. C’est le laboratoire de recherche en science politique de Sciences-Po Paris. C’est dans ce laboratoire prestigieux que j’ai effectué ma thèse de doctorat. Je suis Docteur. »
Quelqu’un au fond de la salle a crié :
« Un docteur pas médecin ? Comme le Docteur Lamine, grand marabout spécialiste du retour d’affection ?
Et tout le monde a ri !!!
Le coordinateur a soupiré :
« Bon, d’accord, Docteur Guénolé. On continue. Marins expérimentés ? »
Mais le mal était fait. Les sourires en coin. Les échanges de regards complices. L’internationale des incultes !
Mais pour la Cause, j’ai gardé ma colère.
16 h 30 – Toujours à Barcelone
Je n’arrive pas à passer à autre chose. Ce journal sera certainement lu par des historiens, des chercheurs, des étudiants. Ils doivent comprendre.
Tout a commencé en août 2017 à l’Université d’été de La France insoumise. J’étais invité à la conférence « Faut-il dégager les médias ? ».
Pendant ma présentation, j’ai expliqué que certains journalistes n’interviewent pas vraiment leurs invités. J’ai cité Patrick Cohen en exemple. J’ai dit qu’il « arrachait des aveux » à ses invités. Une simple métaphore.
Quarante-huit heures plus tard, Patrick Cohen dans « C’est à vous », sur France 5 a dit, je cite de mémoire car ces mots sont gravés au fer rouge : « Thomas Guenolé, ce pseudo-politologue… »
Pseudo ! Comme si j’étais un imposteur, un charlatan qui s’était autoproclamé politologue après avoir lu trois articles sur Wikipédia.
Moi qui ai passé cinq ans à construire ma thèse de doctorat. Cinq ans à éplucher des données électorales, à construire des modèles théoriques, à subir les remarques assassines de mon directeur de thèse.
Cinq ans pour entendre Patrick Cohen me traiter de « pseudo » à la télévision nationale.
J’ai immédiatement réagi sur Twitter – et j’en garde une capture d’écran encadrée dans mon bureau : « Patrick Cohen m’ayant traité de “pseudo-politologue”, je tiens mon diplôme de doctorat en science politique à sa disposition. » Il n’a jamais osé me le réclamer ce lâche.
Et depuis ce jour-là, j’ai décidé que plus jamais on ne remettrait en question mes qualifications. Jamais ! D’où le « Dr » sur Twitter. Sur LinkedIn. Sur mes cartes de visite. Sur mon badge pour cette flottille, que j’ai moi-même réécrit au feutre :
Dr Thomas Guenolé Docteur en science politique Sciences-Po Paris, 2013.
Le badge était un peu petit d’ailleurs. Évidemment de taille suffisante pour la plupart des participants…
Jour 1 – Quelques heures après notre départ de Barcelone
On frappe à ma porte. C’est le coordinateur de la flottille.
« Monsieur… euh… Docteur Guénolé, on a un problème.
— Mon cœur s’emballe. Ils attaquent déjà !
Les autres participants se demandent si… eh bien… si vous êtes vraiment concentré sur la mission.
— Pardon ?
— Vous avez passé trois heures cet après-midi à expliquer votre doctorat à des gens qui voulaient juste vérifier le matériel de sécurité.
— Ils m’avaient appelé « Monsieur » !
Le coordinateur soupire.
— Écoutez, Docteur Guénolé… (Il insiste lourdement sur le « Docteur ».) Nous avons embarqué pour une mission dangereuse. Nous allons probablement être interceptés et emprisonnés. Si tout va bien nous serons même torturés. Nous devons nous concentrer sur l’essentiel.
— Mon titre académique est essentiel !
— On vous demande juste… peut-être… de prendre conscience que le Mossad est partout… Cohen… Vous comprenez… Vous vous êtes fait manipuler… Cohen, Docteur ! »
Il éclate d’un rire méprisant et sort. Je reste seul face à mon diplôme sous cadre que j’ai emporté au cas où.
Jour 8 – Même pas piraté par le Mossad
Les nouvelles sont préoccupantes. Les autres bateaux rapportent que leurs communications ont été piratées et qu’on leur diffuse du ABBA à fond.
Je suis un peu chafouin. Personne ne pirate les communications de mon bateau. J’aimerais bien comprendre pourquoi les Israéliens se donnent le mal de pirater une gamine sans diplôme avec un ridicule chapeau de grenouille et ne se rendent pas compte du pouvoir de nuisance d’un Docteur du CEVIPOF. Ils ne sont pas si forts que ça finalement au Mossad…
J’arrête ce journal de bord ! Je ne vais pas me décarcasser pour rien ! Je n’aurais pas déjà twitté que je ferai une grève de la faim dès mon arrestation, je quitterai cette flottille d’imbéciles.
Chers historiens du futur, sachez que, même si ce n’est pas encore arrivé au moment où j’écris, j’ai jeûné jusqu’à ce qu’on me libère et qu’à titre personnel, j’ai été battu et traîné par les cheveux au sol à trois reprises.
Pour conclure et paraphraser Darwin : ce n’est pas le plus intelligent qui survit, c’est le plus photogénique.





