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Fragments sur la joute (l’amour)

Richard Millet publie "La Joute : Combat de l’homme et de la femme dans la nuit du siècle"


Fragments sur la joute (l’amour)
L'écrivain Richard Millet. © Hannah Assouline

Dans un livre, Richard Millet transforme le deuil de l’amour de sa vie en une méditation vibrante sur le mystère irréductible du couple


Les inconditionnels de Richard Millet ne l’attendaient pas sur ce terrain-là, mais l’homme est imprévisible. Il peut ferrailler contre la société, l’appauvrissement de la langue, les résultats désastreux de la confusion générale, la perte des valeurs suprêmes, en un mot, le tsunami nihiliste qui vient, qui est au-dessus de nos têtes, et il peut aussi nous offrir un récit exigeant, savamment documenté, et surtout émouvant sur la joute entre deux êtres qui s’aiment d’un amour puissant que seule la mort descelle.

Sommations

Le mot « joute » fait penser à combat, mais combat entre deux chevaliers pour une noble cause, ce qui, à notre époque, apparait complètement désuet, ou « kitch » c’est-à-dire « la station de correspondance entre l’être et l’oubli », pour reprendre la formule célèbre de Milan Kundera. Richard Millet nous rappelle que le vocable « joute » vient du latin juxtare :se joindre. Chez Brantome, au XVIe siècle, « entrer en jouxte » signifie faire l’amour. Vaste programme dans une société où l’acte sexuel semble terroriser, et où la pornographie a saccagé l’érotisme. On est sommé de jouir, selon des critères fallacieux, et l’on ne jouit plus.

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Le récit de Millet formant un puzzle subtil, où chaque pièce suggère une réflexion inachevée, on pense au texte Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes. C’est, rappelons-le, un amoureux qui parle et qui dit. C’est aussi un amoureux qui attend « une arrivée, un retour, un signe promis ». Millet, lui, n’attend plus rien ; peut-être un signe, et encore si seulement la lune éclaire d’une douce lumière le faîte de la colline de l’enfance. Il n’attend plus rien, car la maladie a emporté la femme aimée, en 2020, et la solitude s’est emparée de lui, l’a verrouillé dans un long deuil, le couple s’est subitement effondré, et le dialogue, cette joute qui ne ressemble aucunement au pugilat, s’est dilué dans un quotidien mortifère et silencieux. Or le silence est le pire ennemi du désir. Le désir entretenu par la joute. Le mystère du couple a été rompu. L’écrivain a dû attendre que la paix précaire revienne, comme les animaux reviennent dans le champ après un tremblement de terre. Il y a des cycles immuables que la psyché impose. Une interrogation inlassable et sans fin a pris naissance en lui – ce livre, jamais, n’aura de fin. Elle concerne les rapports entre l’homme et la femme, débarrassés du discours journalistique insipide et pompeux. Millet a disséqué la séculaire division des sexes : amour, séduction, mariage, scènes, trahison, rupture, haine, etc. Il montre que le mystère doit prévaloir entre deux individus attirés l’un l’autre, un mystère dont l’essence, malgré nos efforts, échappe. Et pourtant, il demeure essentiel au couple, même défait : « La condition du veuf n’est donc pas la fin de la joute, écrit Millet ; elle pérennise le mystère du mariage jusque dans la mort, et après celle-ci… »

Bien précieux

Mais la joute s’exerce surtout entre les vivants, pour qu’ils demeurent vivants, c’est-à-dire en perpétuel mouvement, mus par les sentiments sans cesse renouvelés. Cela peut faire sourire les cyniques, les « revenus » de tout, l’armée hystérique des égocentriques, l’enjeu est certes de taille, mais pas insurmontable, Millet le prouve au fil des pages, et c’est plutôt réconfortant par temps de désespoir organisé. Car même si le dialogue avec son épouse fut interrompu par la mort, le soliloque perdure, et le lien demeure : « Tu continues de ne pas être moi, et de t’incarner au fond de moi. »

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Alors Millet vivant, bien sûr, j’insiste. Les femmes le passionnent, et l’ardeur ne faiblit pas. La joute peut reprendre à n’importe quel moment, avec ses règles strictes, à l’opposer des oukases de la bien-pensance. L’amant n’attend rien, il est donc à la merci de la passante chère à Baudelaire. Duras a écrit : « Il n’y a pas de vacances à l’amour. » Millet ajoute : « Il n’y a donc pas de vacances à la joute. » L’espoir ne doit pas être trahi par une attitude de défaite. L’écrivain précise : « Toute fiancée vient à nous pour que nous descendions dans le fleuve ou l’impossible lutte avec l’espérance. »

Il faut cultiver ce bien précieux qu’on nomme sentimentalité, le préserver, le réoxygéner, c’est le trait d’union entre deux êtres que la joute stimule, sans faux-semblants ou trompeuses espérances, parce qu’il n’y a pas de fontaine de Trevi au purgatoire.

Richard Millet, La Joute : Combat de l’homme et de la femme dans la nuit du siècle, Les Provinciales. 160 pages




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Pascal Louvrier est écrivain. Derniers ouvrages parus: biographie « Malraux maintenant », Le Passeur éditeur; roman « Portuaire », Kubik Editions.

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