Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
Je me rends compte que je ne suis qu’un cachottier, lectrices et lecteurs adorés. Dans ma dernière chronique consacrée à notre balade, ma Sauvageonne et moi, aux étangs de Méricourt, je ne vous avais pas tout raconté. En effet, nos pérégrinations ne se sont pas arrêtées à la rencontre, sur le chemin de retour, avec le sympathique pêcheur, généreux donateur de la perche éléphantesque capturée dans la vieille Somme. Est-il nécessaire de le rappeler ? Vous le savez, ma Sauvageonne adorée est pleine de ressources et de curiosité. Alors, quand nous traversâmes le village de Chipilly, son attention toujours en éveil fut attirée par le monument aux morts. « Regarde, vieux Yak ! Comme c’est étrange et comme c’est beau ! » fit-elle de sa voix de Brigitte Bardot pleine de sensualité. Elle n’avait pas tort. Le monument représente un soldat britannique en train de consoler son cheval blessé. Comme le souligne le panneau explicatif, à la fin de la Première Guerre mondiale le cheval est traité en véritable héros. D’autres œuvres l’honorent à travers le monde : un cheval en bronze grandeur nature et son soldat lui offrant à boire, à Port Elisabeth en Afrique du Sud ; un cheval s’abreuvant, monument en l’honneur de la 66e division, au Cateau ; une statuette de cheval en bronze, dans l’église St-Judes à Hampstead, dédicacée aux 375 000 chevaux morts à la guerre. Il ne faut jamais oublier : « Nombre d’événements de la Grande Guerre 14-18 a eu pour théâtre la Picardie », est-il encore écrit sur le bienvenu panneau. « Les soldats des armées britanniques et de tout le Commonwealth se sont battus sur le front de la Somme. En 1916, la Bataille de la Somme a provoqué la mort de 107 000 d’entre eux (le chiffre approximatif des pertes étant de près de 500 000 personnes). Après la guerre, ce sont 127 000 sépultures réparties entre 230 cimetières et carrés militaires ainsi que de nombreux monuments qui furent édifiés en hommage aux disparus. » Le monument de Chipilly, lui, a été érigé en l’honneur de la 58e division britannique, la London Division. L’artiste, auteur de l’œuvre est le sculpteur français Henri-Désiré Gauquié (1858-1927). Alors que je contemplais et photographiais dans tous les sens la magnifique création, je me mis à penser à mon grand-père paternel, Alfred Lacoche (je le surnommais Pépère) qui combattit dans la Somme pendant la Grande Guerre. Blessé à deux reprises, il repartit à chaque fois au front. Lorsqu’il rentra du grand carnage, il jura de ne plus manger un gramme de viande de cheval. « Ils nous ont rendu tant de services dans les tranchées », racontait-il. En 2009, lorsqu’on me demanda d’écrire le scénario d’une bande dessinée et que je m’associais au si talentueux Serge Dutfoy, pour l’album collectif Cicatrices de guerre (s) paru aux éditions La Gouttière, ce fut à lui, à Pépère, que je pensais. Et nous nous mîmes, Serge et moi, à raconter un épisode de sa vie : à la fin de sa longue existence, tous les dimanches matins, en compagnie de ma grand-mère, il se rendait chez nous, dans la maison familiale, au 14 de la rue des Pavillons, à Tergnier, petite ville ferroviaire de l’Aisne. Comme Pépère tremblait, mon père le rasait. Dans un cabas de cuir, il apportait son blaireau, le savon à barbe et le quart, le vieux quart qu’il avait ramené des tranchées de la Somme quand il combattait nos bons amis d’Outre-Rhin. Pépère s’asseyait ; mon père attrapait le rasoir, faisait mousser le savon et opérait, tel un barbier professionnel. Parfois, mon grand-père laissait échapper quelques souvenirs. Il se souvenait de ses copains, tombés à ses côtés ; il se souvenait de la bravoure des soldats britanniques. Il se souvenait de la boue. Des chevaux embourbés qu’il fallait abattre d’une balle dans la tête pour qu’ils ne souffrissent pas car on ne pouvait pas les dégager. Il nous parlait parfois de l’attaque du Bois de Maurepas, en août 1916, au cours de laquelle il avait été blessé par un éclat d’obus. La lame passait et repassait sur ses joues ridées. Son regard se perdait dans le vague, dans l’onde d’une infinie tristesse. Je tentais de comprendre ce qu’il ressentait ; je n’avais que l’image. Pas le son émis par sa mémoire. Ce dernier devait se composer de fracas, de canonnades et de cris. A sa mort, mon grand-père a donné le quart à mon père. Au décès de ce dernier, j’en ai hérité. Il est aujourd’hui bien protégé dans un meuble de ma cuisine. Quand un flot de mélancolie ou de désespoir me submerge, je le regarde. Je pense à Pépère, aux tranchées de la Somme, à la souffrance indicible des Poilus. Alors mes petits soucis disparaissent comme par magie.


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