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Philip Roth, contemporain capital

Marc Weitzmann publie « La part sauvage » (Grasset, 2025)


Philip Roth, contemporain capital
Le journaliste et écrivain français Marc Weitzmann © Richard Dumas

Dans le train qui me conduit à Paris, je lis La part sauvage, de Marc Weitzmann, consacré à Philip Roth. Derrière la large vitre, le paysage défile. Tout semble net, comme maitrisé par le travail difficile des hommes. Je me dis que ce monde ne peut pas finir malgré ses défauts, que ma génération, qui est celle de Weitzmann, ne peut pas accepter que ce soit la dernière. Il y a pourtant un risque. La guerre est de retour en Europe, les cartes sont redistribuées, les anciens empires relèvent la tête, se montrent belliqueux face à l’Occident en pleine déconfiture, rongé par le nihilisme, l’inculture, le brouillage, voire l’oblitération, du passé. On cherche les valeurs suprêmes. On trouve un désert d’indigence. L’œuvre de Roth, jamais couronné par le Nobel, a annoncé l’état où se trouve l’Occident. Avec force, il a dénoncé les ravages du « politiquement correct », de cette pensée unique qui nous fait ressembler à un troupeau sur la colline de mon enfance, un troupeau sous la coupe du puissant taureau. Il a évoqué librement l’Amérique de son enfance, de la guerre, de son identité, de la lutte entre les hommes et les femmes, lutte qui est devenue caricaturale. Il a longuement parlé de la place des Juifs dans la cité, il a prédit le retour de l’antisémitisme, insidieux, procédant par non-dits, allusifs, avec la complicité de citoyens transis ou tout simplement indifférents.

Dès les premières pages de son essai inspiré, Marc Weitzmann rappelle que « l’Europe juive » a cessé d’exister entre 1939 et 1945. Et, alors qu’on croyait que la leçon historique permettrait d’échapper à une autre tentative de même essence, on vient, hier, d’être confronté à un événement d’une extrême violence, une boucherie, avec « les viols collectifs, tortures, démembrements et meurtres de masse commis par le Hamas dans le sud d’Israël ». Le 7 octobre 2023, Satan a reparu sur terre, pour paraphraser Malraux, à propos des camps d’extermination nazis. La question posée est de savoir si la littérature peur encore éveiller les consciences plongées dans le coma artificiel du consumérisme. Avec les livres de Roth, on serait tentés de répondre oui. Marc Weitzmann cite Ezra Pound : « La littérature, c’est l’actualité qui reste actuelle. » Il ajoute : « À cette aune, les romans de Roth passent-ils ce test ? À mon sens, oui, sans quoi je ne serais pas en train d’écrire ces lignes, mais l’expliquer implique de prendre en considération le gouffre qui s’est si vite creusé entre le temps qui fut le sien et ce qui, pour nous, fait office de présent. »

Weitzmann, dans un style nerveux, presque inquiet, à l’image de son regard intranquille, tente de prendre de vitesse le tsunami dévastateur qui menace la civilisation occidentale, et décortique les principaux ouvrages de Roth. C’est efficace, car l’essayiste a fréquenté l’écrivain américain. Il est allé chez lui, dans son appartement de l’Upper West Side de Manhattan, ses descriptions donnent de la « chair » à son analyse. Il a même été reçu à Warren, dans le Connecticut. Roth habitait une grande maison isolée au milieu d’une clairière silencieuse offrant un rempart contre les scories d’une histoire revigorée pour notre plus grand malheur. Dans Opération Shylock, je me souviens avoir lu ceci : « (…) Le roman fournit à celui qui l’invente un mensonge par lequel il exprime son inaudible vérité. » Cette littérature-là est efficace.

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À partir de ce portrait du joueur, l’essayiste résume la méthode Roth qui laisse s’exprimer sa « part sauvage ». Tout d’abord, l’art de conflictualiser une situation donnée, avec un peu d’ironie, et pas mal d’exagération. Ensuite, des dialogues dictés par une « oreille absolue », faisant la part belle aux personnages antagoniques. Enfin, « un sens maniaque du détail » permettant de « désidéaliser ses plus belles créations romanesques, sans jamais les rendre prosaïques ou vulgaires. » Ce qui permit à Roth de postuler posthume avec succès.

L’auteur de Portnoy et son complexe est mort le 22 mai 2018. Celui qui détestait les journalistes a ouvert sa porte à Marc Weitzmann, pourtant journaliste, mais surtout écrivain, en 1999. Presque vingt années durant lesquelles les deux hommes finirent par devenir amis. De quoi écrire un ouvrage qui pense notre très basse époque.

Celui qui pourrait être l’anti-Roth, c’est Michel Houellebecq. On peut dire que Weitzmann, malgré une certaine sympathie pour l’auteur des Particules élémentaires, ne le loupe pas. Passons sur la description hyper réaliste de son appartement parisien et du portrait clochardesque qu’il en fait, pour se concentrer sur les idées mortifères développées dans ses romans. Pour résumer, Houellebecq, très intelligemment, a surfé sur l’effondrement de notre civilisation et l’avachissement des millennials français et de leur progéniture. Il n’a pas dénoncé le nihilisme, au contraire, il l’a amplifié avec un cynisme malsain. Ce provocateur amoral a même été jusqu’à dire – c’est Weitzmann qui le rappelle – que c’était « plus facile d’aller faire le malin à Londres, plutôt que d’affronter les difficultés réelles du pays ». Ce néofascisme d’atmosphère n’a pas arrangé l’état moral de la France. De Gaulle, lucide, avait dit, en 1969, à son ministre de la Culture, que c’était Vichy qui avait fini par avoir raison de son engagement pour la France. L’illettrisme, l’égalitarisme et la confusion généralisée ont accéléré notre dislocation. Dans les années 1930, Georges Bataille avait évoqué le blocage sexuel des sociétés européennes. Il est aujourd’hui remplacé par la frustration sexuelle dont les conséquences ne seront pas moins pires que celles du blocage dénoncé par Bataille.

La part sauvage permet de s’interroger sur cet effondrement en pointant les fléaux qui nous menacent et dont beaucoup viennent de l’Amérique secouée par la cancel culture et le retour d’un antisémitisme décomplexé, notamment sur certains campus. Cette entreprise d’alerte est certes fragile – combien reste-t-il de vrais lecteurs ? – mais elle a le mérite d’exister et de faire honneur à Philip Roth qui, dans Némésis, écrit : « Moins il y aura de peur, mieux cela vaudra. La peur fait de nous des lâches. La peur nous avilit. »

Marc Weitzmann, La part sauvage, Grasset. 384 pages




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Pascal Louvrier est écrivain. Derniers ouvrages parus: biographie « Malraux maintenant », Le Passeur éditeur; roman « Portuaire », Kubik Editions.

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