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La vie quotidienne à Prague au temps de la Shoah

"Vivre avec une étoile" de Jiří Weil, un récit d'une portée dramatique et universelle...


La vie quotidienne à Prague au temps de la Shoah
Couverture de "Vivre avec une étoile", de Jiří Weil, D.R

Dans son roman Vivre avec une étoile, l’écrivain tchèque et juif Jiří Weil relate la période de sa vie durant laquelle il fut plongé dans la clandestinité.


L’écrivain Jiří Weil (1900-1959) fut confronté, sa vie durant, à la situation chaotique de son pays, l’ancienne Tchécoslovaquie, placée au cœur d’une Europe à feu et à sang. Dans les années 20, il est étudiant à Prague et fait une thèse sur Gogol. Membre du PC, il vit de travaux journalistiques et de traductions de textes marxistes-léninistes. Il traduit aussi de la poésie. Il subit le contrecoup des purges staliniennes, en 1935, date à laquelle il est exclu du Parti et envoyé dans un camp de rééducation. Quand il revient à Prague, il publie un témoignage fracassant, De Moscou à la frontière (1937), dans lequel il dénonce le totalitarisme soviétique. Lorsque les nazis envahiront son pays, en 1939, sa situation deviendra intenable, d’abord en tant que communiste, mais surtout en tant que Juif. L’énergie qu’il n’avait pas mise à fuir l’Europe de Hitler, il la mettra à survivre au quotidien dans une Prague exsangue. En 1942, sur le point d’être déporté à Auschwitz, il parvient miraculeusement à faire croire qu’il s’est suicidé. Cette invention, digne d’une fiction romanesque, lui sauvera la vie. Il survivra jusqu’à la fin de la guerre dans la clandestinité, et c’est cette période de sa vie qu’il relate dans ce livre, son plus fameux, Vivre avec une étoile, publié en 1949.

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Dans la lignée d’un Kafka

Ce roman de Jiří Weil fut remarqué et soutenu par la suite par de célèbres auteurs, comme Harold Pinter ou Philip Roth. On connaît la passion de ce dernier pour la ville de Prague et ses habitants, et en particulier pour ses écrivains. Pour Philip Roth, de même que pour Jiří Weil, la référence presque absolue en littérature, c’est Kafka. Roth a vu en Weil un héritier du Procès. Dans son intéressante préface au roman de son confrère, Roth insiste sur « le ton neutre dont se servait Weil pour communiquer sa haine des nazis et sa pitié envers leurs victimes ». C’est ce style kafkaïen que Weil va utiliser, de manière très inspirée, pour raconter la Shoah à Prague – pas encore la Shoah des camps, celle d’Auschwitz, mais la Shoah en amont, celle de la longue traque des Juifs dans la ville, le piège implacable qui se referme sur eux. De tous ces Juifs, en cavale dans leurs propres quartiers, bien peu réussiront à avoir la vie sauve, comme on sait.

Rejeté de toutes parts

Jiří Weil décrit la longue descente aux enfers de son personnage principal, Josef Roubíček, ancien employé de banque, possédant pour tout logement un trou à rat humide et glacial. Il n’a presque plus d’argent pour s’acheter de la nourriture. Au début du roman, il est seul et sans amis : « je ne recevais aucune aide de personne », confie-t-il. Il était amoureux d’une certaine Růžena, mais elle a réussi à s’exiler. Il lui parle quand même, dans le vide, comme si elle venait toujours le voir, il se raccroche au souvenir de cette silhouette évanouie. C’est tout ce qui lui reste, en réalité.

« On m’a chassé de partout, je ne peux plus partir nulle part. On veut me prendre cette chambre nue aussi, dans laquelle il pleut. » Il ne se fait plus d’illusions : « On va m’expédier vers une terre étrangère et là-bas, peut-être, on me tuera. Je ne crois pas qu’on me permettra de vivre. » Ses voisins à l’affût convoitent son misérable logis. Une femme lui dit : « votre baraque nous irait ». On a déjà entériné sa disparition définitive. L’étoile jaune qu’il doit coudre sur son vêtement, à la place du cœur, en est la préfiguration évidente.

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Solidarité et perspective de la déportation

Au fil du récit, Roubíček finit par rencontrer des personnages un peu plus bienveillants, qui lui apportent quelque secours matériel (de la nourriture), et du réconfort moral. Il se lie avec un ouvrier, Josef Materna, adepte de la solidarité entre travailleurs. Il revoit par hasard d’anciens amis juifs, qui se préparent à la déportation. Celle-ci se profile à l’horizon. Tous en parlent, ne sachant cependant pas exactement ce que cela signifiera pour eux. Ce sont en général juste des propos plus ou moins vagues : « Comme du bétail, explique quelqu’un qui croit être dans le secret. Ils les collent dans des wagons et les emmènent à l’est. Ils disent qu’on les évacue pour aller travailler. Mais ils prennent les vieux, les femmes, les enfants… » Jiří Weil évite de bout en bout les mots Juifs ou nazis, préférant rester dans le flou, et donnant ainsi à son récit une portée encore plus dramatique et plus universelle.

Dans Le Procès, Kafka employait pour ainsi dire le même procédé, poussé à l’extrême, n’indiquant ni le lieu ni le temps, ni rien de tangible, qui aurait pu sans doute rassurer le lecteur en lui suggérant que cela se passait ailleurs très loin. La prophétie de Kafka était déjà terrible. La description apocalyptique de Jiří Weil ne l’est pas moins. Il trace, au jour le jour, le sombre et réaliste tableau de cette fin du monde, de ce règne de la mort arrivant pour tout anéantir de la civilisation. Vivre avec une étoile est un roman essentiel pour comprendre ce qui s’est passé dans l’homme à cette époque encore récente. Cette intraitable leçon d’histoire nous concerne tous.


Jiří Weil, Vivre avec une étoile. Traduit du tchèque par Xavier Galmiche. Préface de Philip Roth. Éd. Denoël.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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