Toute notre économie reposerait sur le pétrole, soutient l’ingénieur Jean-Marc Jancovici. Et comme cette source d’énergie va bientôt venir à manquer, prévient-il, il faut inévitablement se préparer à contracter l’économie. Contrairement à ce qu’il prétend, loin de se contenter de décrire ce scénario de déclin, Jancovici s’en fait aussi le promoteur. Analyse.
Jean-Marc Jancovici s’est imposé, ces dernières années, comme l’un des commentateurs les plus écoutés des questions climatiques et énergétiques. Ingénieur, spécialiste de l’empreinte carbone et cofondateur du cabinet Carbone 4, il jouit d’un crédit technique indéniable. À travers ses conférences et ses interventions médiatiques, il martèle inlassablement le même message : toute notre économie repose sur les énergies fossiles et, plus particulièrement, sur le pétrole, dont la disponibilité future est gravement menacée.
Partant de cette dépendance structurelle, il soutient que la baisse de l’approvisionnement pétrolier conduira inévitablement à une contraction de l’économie. Selon lui, le lien entre énergie et croissance est en effet direct et mécanique : sans apport croissant d’énergie, il ne peut y avoir de croissance du PIB. Ce raisonnement le conduit à rejeter l’idée même d’une croissance verte, qu’il assimile à une illusion technophile. Il appelle donc de ses vœux une réorganisation profonde de nos sociétés, autour de la sobriété et de la relocalisation.
Mais à écouter Jancovici, on a parfois l’impression d’entendre plus un prédicateur qu’un ingénieur. Il ne se contente pas d’expliquer une dynamique possible : il annonce un châtiment. Fin de l’abondance, fin de la mobilité, fin du confort. Comme les prophètes de l’Ancien Testament, il promet le chaos à ceux qui refuseraient de changer de voie. Son discours, tout en se réclamant de la rationalité, épouse ainsi une rhétorique eschatologique : celle d’une apocalypse énergétique inévitable, dont nous ne pourrons, au mieux, qu’adoucir les affres.
Des projections discutables
Malgré ce ton, il ne faudrait toutefois pas rejeter en bloc le diagnostic de Jancovici. Oui, notre civilisation moderne repose encore massivement sur les énergies fossiles. Oui, la quantité d’énergie disponible conditionne en grande partie notre niveau de vie matériel. Et oui, la substitution rapide de ces énergies par des sources bas-carbone reste techniquement et politiquement difficile. En ce sens, son travail de pédagogie sur l’ampleur du défi mérite l’attention. Il rappelle utilement que l’énergie n’est pas un détail parmi d’autres dans l’économie, mais bien l’un de ses fondements invisibles.
Pour autant, ce constat devient plus contestable quand il se transforme en certitude rigide en ce qui concerne l’avenir. Jancovici postule ainsi une relation fixe et linéaire entre l’énergie et le PIB, comme si l’un croissait ou déclinait exactement en fonction de l’autre. Or, cette relation est plus complexe. Plusieurs pays développés, notamment en Europe, montrent déjà des signes d’un découplage absolu entre croissance économique et consommation d’énergies fossiles (même en prenant en compte les émissions importées), grâce à l’amélioration de l’efficacité énergétique, à la tertiarisation de l’économie et au développement de sources d’énergie bas-carbone. Bien sûr, ce découplage n’est ni généralisé ni complet, mais il est suffisant pour bousculer les affirmations de Jancovici.
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Son raisonnement devient tout aussi fragile lorsqu’il s’appuie sur l’imminence supposée d’un « pic pétrolier ». Cette pénurie a déjà été annoncée à plusieurs reprises depuis les années 1970 – souvent avec une grande assurance –, sans jamais se concrétiser. Certes, le pétrole est plus difficile à extraire de nos jours qu’auparavant. Pour autant, de nouvelles techniques, comme le forage offshore ou les pétroles non conventionnels, ont repoussé les échéances. Pendant combien de temps ? Difficile d’avoir des certitudes à ce sujet. Aussi peut-on s’interroger sur ce qui pousse Jancovici à croire si fermement à son pic pétrolier.
Le désir inavoué du déclin
Dans ses discours, saturés de supposées contraintes physiques, Jancovici martèle que le progrès appartient au passé et qu’il faut désormais se préparer à la contraction de l’économie. Se faire le héraut de ce fatalisme n’est toutefois pas anodin, dans la mesure où il est performatif. En décrivant avec autorité un chemin inéluctable, il dissuade d’en explorer les alternatives. Jancovici en est probablement conscient car, sans trop le dire, il semble plus souhaiter cette issue que la redouter.
Cette inclinaison transparaît en effet lorsqu’il affirme que la croissance verte est une illusion, au motif qu’il ne serait pas possible d’augmenter les flux matériels sans accroître les nuisances environnementales. Or ce pseudo-principe, qu’il présente comme une loi naturelle, relève en réalité d’une idéologie : celle qui estime que la nature ne peut être que dégradée par l’intervention humaine. Pourtant, quand on transforme une forêt en champ agricole, on ne nuit pas à l’environnement : on le rend plus nourricier.
De nombreuses transformations environnementales ont ainsi accru la qualité de la vie humaine. L’assainissement des marais, la maîtrise des cours d’eau ou encore l’exploitation de ressources minérales ont permis de prévenir des épidémies, d’éviter des inondations, de développer des infrastructures durables. Même une mine, loin d’être une blessure dans le paysage, peut constituer la condition de technologies médicales, de réseaux électriques ou de mobilités propres. Tout flux matériel, à l’encontre de ce que soutient Jancovici, n’est donc pas une nuisance.
Mais, pris par son aversion pour tout ce qui pourrait affecter l’environnement, il se méfie de ce qui en donne les moyens à l’humanité. D’où son désir inavoué d’un prochain pic pétrolier. Sinon, pourquoi rejette-t-il la fusion nucléaire ? Il la perçoit en effet non comme une chance – celle de disposer d’une énergie abondante et bas-carbone –, mais comme une « catastrophe absolue » puisqu’elle permettrait, à une échelle inégalée, de modifier davantage notre environnement ou, comme il le dit, de « détruire les montagnes » ! Ainsi, pour Jancovici, toute puissance accrue devient une menace, toute innovation un risque, toute ambition technique une fuite en avant. Derrière les courbes et les formules, c’est donc une profonde défiance envers l’humanité qui affleure : Jancovici craint que nous modifiions trop la nature.
Un imaginaire réactionnaire
Pour prévenir cette orientation, il appelle à la sobriété, derrière laquelle se profile une sorte de retour en arrière : moins de mobilité, moins d’échanges, moins de confort – une vie recentrée sur le local, la frugalité et l’ordre. Autrement dit, Jancovici nous incite à accepter un monde de contraintes, dans lequel l’innovation ne joue plus qu’un rôle marginal. Sous couvert de nécessité énergétique, il porte ainsi, en creux, un projet conservateur : contrôle des comportements, discipline collective, renoncement à toute ambition de transformation du monde. La politique n’y est plus un moteur de changement et d’émancipation, mais un simple gardien des bornes.
Cette tentation du contrôle se manifeste jusque dans ses propositions concrètes, comme celle qu’il n’ose présenter ainsi tant il est lui-même effrayé par sa radicalité, mais qui en est bien une et qui consiste à limiter le nombre de vols en avion à quatre par individu sur l’ensemble de sa vie. Derrière l’apparente logique comptable, on retrouve une vision normative du monde : celle où les comportements doivent être rationnés d’en haut, pour restreindre tous ceux qui auraient la velléité de vivre « trop ». Peu importe que les voyages servent à élargir les horizons, à nourrir la curiosité, à relier les peuples : ce qui compte, c’est qu’ils n’affectent pas trop l’environnement. Cette obsession pour le quota, le plafond et la pénitence traduit plus la nostalgie d’un monde immaculé que le désir d’une nouvelle société, plus riche, plus dynamique et plus entreprenante. On ne cherche plus à transformer le monde, mais à s’y faire tout petit.
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La même logique s’applique à son rejet de l’intelligence artificielle. Quand d’autres y voient une opportunité de démultiplier nos capacités – en modélisation, en optimisation ou en innovation technologique – Jancovici y voit un gadget inutile, une distraction pour technophiles déconnectés. Selon lui, elle se résume à consommer de l’énergie, à capter des ressources et à nourrir des rêves hors sol. Elle est donc suspecte. Mais cette posture ne fait que révéler sa méfiance idéologique envers tout ce qui pourrait ouvrir de nouveaux horizons.
Il faut en effet bien comprendre que les perspectives que met en avant Jancovici ne relèvent d’aucune nécessité. Par exemple, au regard de la débauche d’énergie qui a accompagné son développement ces deux derniers siècles, il est compréhensible de s’interroger sur une éventuelle limite des ressources. Mais il ne faut pas pour autant oublier que ce n’est jamais le manque de ressources qui a freiné les sociétés dans le passé ; c’est l’ignorance. Or la connaissance n’a, potentiellement, pas de limite. Il se pourrait donc que, grâce à son ingéniosité, l’humanité réussisse à relever les défis énergétiques auxquels elle sera confrontée dans le futur. Bien sûr, rien n’est certain. Mais autant il serait imprudent de considérer comme acquis que notre société va réussir à se développer pendant encore des décennies, voire des siècles, autant il est déraisonnable d’affirmer de façon catégorique qu’un déclin imminent est notre destin.
C’est à ce propos que l’influence de Jancovici dans notre société devient réellement problématique. En se posant en expert lucide, Jancovici ferme le débat sur l’avenir quand il faudrait l’ouvrir. En prétendant qu’il n’y a pas d’alternative à la contraction de notre économie, il disqualifie toute tentative de penser autrement notre avenir énergétique et technologique. À force de prétendre vouloir prémunir la société contre les illusions du progrès, il l’enferme dans l’illusion inverse : celle d’un déclin inéluctable. Mais notre époque a-t-elle vraiment besoin d’un apôtre du déclin ?
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