Il n’y a pas de discours rationnel qui puisse répondre à l’obsession antisémite, car elle n’est pas du domaine de la raison. Pour beaucoup de monde autour du globe, la disparition d’Israël est devenue promesse de rédemption.
« Les Juifs sont responsables de l’antisémitisme. » Cette phrase, proférée jadis par un collaborateur sans envergure comme Louis Thomas, n’est pas un accident du XXe siècle : elle est l’axe de l’histoire européenne, son refrain le plus constant, son blasphème quotidien, répété de siècle en siècle, de bûcher en pogrom, d’expulsion en extermination. Elle traverse les empires et les religions, elle change de masque et de lexique, mais elle demeure. Toujours, la même inversion : l’antisémite ne se pense pas bourreau mais justicier, soldat du Bien, médecin d’un monde corrompu dont le juif est la gangrène.
Depuis deux millénaires, la civilisation chrétienne a porté en elle cette certitude : le juif est le peuple déicide, marqué d’un sceau indélébile. Dans l’islam, il est le peuple maudit, voué à l’humiliation. Dans la modernité sécularisée, il devient l’éternel corrupteur, banquier insatiable, révolutionnaire subversif, cosmopolite dissolvant. À chaque âge son vocabulaire, mais à chaque âge la même fonction : incarner le Mal, donner un visage au négatif que la société ne veut pas reconnaître en elle.
Toléré, expulsé, parqué, exterminé : l’histoire juive est celle d’un passage incessant d’une tolérance ambiguë à une haine déclarée. Même quand il se fait patriote, le juif reste suspect de trahison. Même lorsqu’il s’assimile, il demeure irrémédiablement étranger. Sa réussite est la preuve de sa domination, sa misère celle de sa malignité. S’il reste fidèle à sa foi, il est archaïque ; s’il la délaisse, il est perfide. Tout se retourne contre lui : sa visibilité comme son invisibilité, sa différence comme son assimilation.
C’est l’impossible innocence.
On a cru qu’Auschwitz avait brisé ce cercle, qu’après la Shoah l’Europe ne pourrait plus dire l’indicible. Mais le vieux discours n’a pas disparu : il s’est déplacé. L’objet a changé, la mécanique demeure. Le juif d’aujourd’hui porte le nom d’Israël. Ce qui était hier un individu, fragile et sans pouvoir, est devenu un État souverain, fort de son armée et de son peuple rassemblé. Mais la fonction symbolique est identique : Israël incarne la culpabilité universelle.
Le vocabulaire a changé : aux imprécations théologiques ou raciales ont succédé les mots du droit, de la morale humanitaire, de la pureté démocratique. Israël est accusé d’être colonial, raciste, génocidaire. Ses ennemis se proclament défenseurs de l’universel. Ils répètent, sans le savoir, la vieille inversion : la victime est coupable de sa propre persécution ; sa défense est crime ; son existence, scandale. Israël ne peut pas être innocent, pas plus que le Juif ne pouvait l’être. Même son droit à la survie devient une offense, car il déjoue le scénario de sa disparition tenue pour juste.
Le conflit israélo-palestinien, réduit à une liturgie planétaire, est devenu le théâtre où se rejoue l’antique drame. Le Palestinien, figure christique bricolée par un Occident à bout de foi, est la victime absolue dont il a besoin pour se laver de ses fautes coloniales, pour effacer le sang de son histoire. Israël est le bourreau nécessaire, l’oppresseur métaphysique. L’antisionisme radical n’est pas une critique politique : il est une religion séculière, un rituel de purification par le sacrifice du juif collectif.
Ainsi, la haine s’est parée des atours de la vertu. Elle s’énonce dans les forums internationaux, dans les médias, dans les universités. Elle ne dit plus : « À mort le Juif », elle dit : « Justice pour la Palestine ». Mais c’est le même cri, retourné contre une nation qui a commis le crime de survivre à l’histoire. Car ce qu’on ne supporte pas, au fond, c’est la résurrection : un peuple qui n’a pas disparu, un peuple revenu d’entre les morts, et qui, au lieu de tendre l’autre joue, ose tenir une arme et proclamer sa souveraineté.
Il n’y a pas de discours rationnel qui puisse répondre à cette obsession, car elle n’est pas du domaine de la raison. Elle est de l’ordre du besoin anthropologique : chaque société a besoin de son signe d’infamie, de sa figure du mal. Hier le juif, aujourd’hui Israël. C’est le même mécanisme : transformer l’altérité radicale en miroir du mal absolu, pour se croire du côté du Bien.
Et l’on comprend alors que l’antisémitisme, sous ses visages chrétiens, musulmans, humanitaires, n’a jamais parlé des Juifs. Il parlait des hommes qui en avaient besoin pour se sauver d’eux-mêmes. Les juifs ne sont pas les responsables de la haine : ils sont son alibi. L’Occident, l’islam, la modernité, tous ont eu recours à cette figure commode pour se dire innocents.
Rien n’a changé, si ce n’est que la haine s’est sophistiquée, a troqué les croix gammées pour les banderoles des ONG, les sermons pour les slogans de manifestation. Mais c’est la même musique, réorchestrée : la haine ne meurt pas, elle change de syntaxe.
Israël est désormais ce que fut le juif dans les ghettos de l’Europe : un signe d’infamie nécessaire, une cible inépuisable, l’ombre portée sans laquelle l’Occident ne peut plus croire à sa propre vertu. Et c’est pourquoi la disparition d’Israël est devenue, pour tant de consciences, une promesse de rédemption. Car l’existence juive, qu’elle soit individuelle ou nationale, est une offense au néant : elle signifie que la mémoire résiste, que le peuple n’a pas été englouti, qu’il reste debout dans un monde qui aurait voulu qu’il se taise à jamais.
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