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La «leçon» d’écriture de Wajdi Mouawad

Wajdi Mouawad publie « L’Ombre en soi qui écrit » (2025)


La «leçon» d’écriture de Wajdi Mouawad
Le dramaturge Wajdi Mouawad dirige la chaire annuelle du Collège de France consacrée à "L’invention de l’Europe par les langues et les cultures" © Patrick Imbert / Collège de France

L’écrivain et metteur en scène Wajdi Mouawad a publié, juste avant l’été, sa Leçon inaugurale du Collège de France, prononcée le 6 février 2025.


L’intitulé de cette leçon inaugurale du Collège de France, L’ombre en soi qui écrit, en annonçait la forte dimension littéraire. En effet, la chaire inaugurée porte sur « l’invention de l’Europe par les langues et les cultures », programme extrêmement prometteur de la part d’un homme de théâtre, c’est-à-dire d’un homme du verbe. Dans cette « Leçon », Wajdi Mouawad nous livre toutes les clefs de ce verbe, dans le théâtre et dans le roman. Et il le fait avec simplicité et, surtout, une grande sincérité, notamment lorsqu’il parle de son enfance bouleversée par la guerre.

Un nom associé au théâtre contemporain

Wajdi Mouawad étant d’origine libanaise, on peut rappeler brièvement, d’abord son enfance chaotique, dans un pays ravagé par la guerre civile. Mouawad, né en 1968 à Beyrouth, émigre avec sa famille en 1978. Il fait étape en France, puis au Québec, où il effectue des études d’art dramatique et commence à écrire des pièces et à monter des spectacles. Après y avoir connu assez tôt le succès, il revient en France. Le nom de Wajdi Mouawad sera couramment associé, grâce surtout à ses propres œuvres dramatiques, au théâtre contemporain, mais je remarque qu’il a monté aussi beaucoup de classiques, par exemple Macbeth en 1992, ou Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, en 2001. On voit dès lors la diversité de son inspiration. En 2002, il commence à publier des romans,dont Anima en 2012. Wajdi Mouawad, c’est important à noter dans le contexte libanais, est chrétien maronite, mais sans mettre en avant cette confession. Sa vision de l’homme est humaniste et universaliste. Pour lui, l’homme ne se définit pas par ses croyances, mais par sa générosité. C’est une position morale qui lui a valu d’être très critiqué au Liban, lorsqu’il s’est associé à des artistes israéliens.

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Le traumatisme de la guerre civile

Aussi bien, Wajdi Mouawad revient de loin, pour ainsi dire. Son enfance, dans un Liban meurtri, l’obsède toujours. La guerre est un drame qu’on n’oublie pas, et Mouawad l’évoque à plusieurs reprises dans sa Leçon. Ainsi, tout petit, il subit un bombardement. Il écrit : « À ses parents accourus l’enfant parvient à peine à articuler une phrase. Il reste là, hébété, défait pour toujours. » Le sang joue un rôle fondamental dans l’imaginaire de Mouawad. Il intervient dans son théâtre, qui n’est que « tragédie » tout du long : « Et puisque la tragédie, déclare-t-il dans sa Leçon, est une affaire de sacrifice, levons le rideau vers cette scène inaugurale qui nous ouvrira la porte du sang. » Pour conclure ceci : « Car le sang, il faudra bien, à un moment ou à un autre, y venir et qu’il soit versé. » Mouawad a joint l’action à la parole, à la fin de la Leçon : il s’est fait faire sur l’estrade une prise de sang, et a maculé de liquide rouge son corps offert au public présent, comme une illustration frappante, dirais-je, du vers de Valéry : « L’argile rouge a bu la blanche espèce ».

La vocation littéraire comme effraction

Wajdi Mouawad nous expose, dans cette Leçon, quel sera son programme au Collège de France. Les langues et les cultures, c’est aussi et surtout l’écriture. Dans de très belles pages, Mouawad nous raconte comment sa vocation littéraire est née, dans son enfance précisément. Il a eu du mal à s’intégrer à l’école, et ses professeurs se sont désintéressés de son cas, mais pas sa mère qui l’a encouragé à continuer et à aller dans son sens à lui.

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Mouawad alors se rêvait tout éveillé en « poisson-soi », comme il disait de manière innocente, pour se raconter des contes de fées. « Entrer dans l’écriture est un rituel », précise-t-il, ajoutant : « Oser l’effraction. Aller là où il nous est interdit d’aller. Ne pas leur demander la permission. L’écriture n’est jamais un territoire que l’on peut revendiquer pour soi. »

L’impossibilité d’accueillir l’Autre

Mouawad reprend volontiers la maxime de Peter Sloterdijk : « L’ingratitude n’est qu’un synonyme de manque de culture. » Tous deux déplorent d’une même manière l’égoïsme généralisé de notre société, le terme « égoïsme » étant la plupart du temps pudiquement minoré en « individualisme ». Mouawad voudrait échapper à ce « nombrilisme » qui nous caractérise et qui frise le non-sens. À quel type d’être humain est-on arrivé ? Mouawad répond : « Un humain disant je pour lui-même, écrit-il, condamné à ne témoigner que de lui-même par incapacité d’être autant accueilli par l’Autre que d’accueillir lui-même cet Autre. » C’est une question éthique.

Pour Wajdi Mouawad, notre seul espoir réside dans l’élaboration de récits tragiques. À quoi sert l’écriture ? Réponse de notre conférencier : à faire de la poésie, car « tout ce qui n’est pas poème est trahison ». Par sa cohérence très convaincante, très réfléchie, et digne d’un enseignement (auquel, si on est parisien, on peut assister au Collège de France, ou qu’on peut suivre sur Internet), l’œuvre de Wajdi Mouawad, puisant dans la tragédie grecque pour éclairer notre modernité, apporte quelque chose de profondément original — une de ces révélations que nous dispense parfois le théâtre, quand il demeure fidèle à ses origines…

Wajdi Mouawad, L’Ombre en soi qui écrit. Leçon inaugurale au Collège de France, jeudi 6 février 2025. Éd. Du Collège de France, 57 pages.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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