Le mot « fasciste » a cessé de désigner une réalité historique pour devenir une arme idéologique. Forgée par le stalinisme, l’accusation a servi en France à disqualifier l’adversaire, puis a été recyclée par la gauche post-marxiste et ses avatars contemporains – du wokisme à l’écologisme radical. Ce glissement a fait de la « tolérance répressive » un dogme politique et culturel. La démocratie intellectuelle est menacée par une logique d’intimidation et de censure.
L’anti-fascisme, arme idéologique héritée du stalinisme
Durant soixante dix ans, une fraction prédominante de l’intelligentsia académique, artistique, et journalistique française, en se faisant la complice intellectuelle du totalitarisme communiste génocidaire, se rendit coupable de ce que Thierry Wolton a qualifié de « crimes de pensée, d’écriture, d’intention, et de soutien ». Les idéologues marxisants firent usage sans vergogne de l’odieuse accusation de « fascisme » forgée par le régime stalinien comme expédient juridique à la liquidation de milliers d’innocents. Si en URSS « fasciste » était selon Jean Sévilla « un mot qui tue », il se révéla en France, surtout à partir des années 50, une tactique implacable de sidération morale et de criminalisation des opposants à l’hégémonie marxiste-léniniste. Les socialistes (des « socio-fascistes »), mais également la droite libérale, la droite nationale, ainsi que les partis, les gouvernements, les hommes politiques, les artistes, et les intellectuels conservateurs même modérés, partie prenante de la société bourgeoise, étaient dénoncés comme anti-communistes et donc fascistes. Comme le souligne François Furet, l’anti-fascisme, devenu le « critère essentiel permettant de distinguer les bons des méchants » contribuera à « ce qui va faire le rayonnement du communisme dans l’après-guerre ».
La criminalisation des témoins et des historiens du communisme
Jusqu’à et après l’effondrement universel des idéocraties marxistes, l’argument de la complicité avec le fascisme sera allégué pour disqualifier, calomnier et censurer les témoins et les historiens qui, en révélant dans les années 70-90 les crimes communistes, trahissaient selon Le Monde « la cause anti-fasciste ». Aujourd’hui comme hier, l’étiquetage « fasciste », par la charge de violence purificatrice qu’il introduit dans l’espace public et le débat démocratique, est bien le substitut symbolique à la déshumanisation et à l’annihilation sociale et politique des hommes et des oeuvres. L’usage effrénée de cette sinistre terminologie devenue un stéréotype verbal par l’actuelle ultra-gauche, imitée par les meilleurs esprits de la gauche socialisante, par le wokisme et le néoféminisme, contre quiconque conteste leurs menées anti-occidentales et leur activisme sectaire, révèle à quel point la démocratie intellectuelle est encore aujourd’hui menacée par l’atavisme bolchévique.
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De la gauche marxiste à la gauche post-moderne
De fait, après la courte embellie libérale au cours des années 90, qui semblait avoir relégué l’utopie socialo-communiste à la poubelle de l’histoire, « la machine à décerveler » que dénonçait Furet en 1999 reprit du service. Dans la continuité de l’idéologie de soixante-huit, une « nouvelle gauche » radicalisée, essentiellement académique, abandonna la croyance en la pseudo-science marxiste de l’histoire, et opéra un revirement théorique inspiré par l’anti-rationalisme, le relativisme, le nihilisme et le culte de la violence (la « machtphilosophie ») des philosophes allemands, Friedrich Nietzsche et Martin Heidegger, dont le projet était déjà d’annihiler (« vernichten ») les acquis des Lumières françaises. L’objectif n’est plus la révolution sociale, mais la destruction des fondements culturels de la société libérale afin d’en accélérer l’effondrement.
Les machines à non-sens du post-modernisme
Dans cette perspective, la gauche post-marxiste engagea une guerre culturelle contre les principes de la connaissance rationnelle et scientifique (la « tyrannie de la raison »), contre le déterminisme biologique de la nature humaine, contre le progrès, contre l’humanisme, et contre l’ordre démocratique (ce « totalitarisme soft »), dénoncés comme la matrice oppressive du libéralisme. Autant de thèmes qui seront théorisés par les auteurs du courant « post-moderne » des années 1960 dont Michel Foucault et Jacques Derrida, chez lesquels Roger Scruton décèle « l’illusion d’une clairvoyance supérieure démasquant les structures secrètes du pouvoir ». Ces « machines à non-sens », comme les désigna Scruton, subjuguèrent une élite universitaire étatsunienne en mal de prestige et de radicalité, qui les réinterpréta pour produire le wokisme.
L’École de Francfort : matrice du wokisme
La stratégie au service d’un tel projet corrupteur s’est avéré redoutablement simple et efficace: pervertir et pathologiser au nom du progressisme la normalité qui s’incarne dans les valeurs traditionnelles institutionnalisées (familiales, sexuelles, morales, éducatives, communautaires) et dans l’héritage historique et civilisationnel. La doctrine qui arma cette offensive frontale menée au coeur même des démocraties occidentales, a été élaborée dans les années 50 sous le nom de « Théorie Critique » par les sociologues communistes de l’Ecole de Francfort, exilés aux USA dans les années 1930 aux universités de Columbia et de New York. Elle se révèlera jusqu’à aujourd’hui une puissante arme idéologique de fracturation civilisationnelle, plus pernicieuse encore que le marxisme orthodoxe. L’agenda des sociologues de l’Ecole, animés par Herbert Marcuse, était de saper ce qu’il qualifiaient de « normalité pathologique » des sociétés libérales, qui seraient responsables selon eux de la tendance des individus à adhérer aux normes collectives partagées. Ils feront de cette tendance le symptôme psychopathologique d’une prédisposition au fascisme. Tout ce qui fait obstacle au programme « émancipateur » de l’ultra-gauche devient dès lors fasciste : les liens familiaux (spécialement la fonction paternelle) et les principes éducatifs ; le respect de l’autorité, de la loi et de la morale ; l’attachement aux institutions, aux traditions et à la nation; les relations conventionnelles entre les sexes, le mariage et la procréation. Le réel devient de facto fasciste jusque dans ses manifestations anthropologiques les plus fondamentales. Les principes démocratiques étant dénoncés comme autant d’hypocrisies au service de l’oppression; les opinions du sens commun majoritaire, déclarées faussées, ne sont ni légitimes ni admissibles, et peuvent donc être réprimées.
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Dans cette perspective la lutte ne pourra être menée que par des militants extrémistes, rebelles, et intolérants, qui sont en droit de pratiquer la violence. La gauche post-marxiste en vient à politiser la sociopathie, incarnée de nos jours par les « antifas », les « black blocs », les écologistes insurrectionnels, et autres factions séditieuses agissant en meutes. Ces militants ne pourront être issus des minorités marginalisées, que la Théorie investit d’une aura mythiquement révolutionnaire et libératrice (le « nouveau prolétariat » incarnant la « nouvelle normalité »): les groupes ethniques et raciaux, les minorités sexuelles et les féministes, les intellectuels radicaux, les éléments aliénés (délinquants, malades mentaux). L’Université, dont la liberté académique facilite le noyautage, devait constituer l’institution privilégiée pour fomenter la révolte. Cette stratégie anticipait et résumait la propagande identitaire et victimaire du wokisme. Par sa détestation de toute réalité objective et des lois naturelles, elle a également influencé les élucubrations de la théorie du genre. Elle n’était en réalité conçue que pour instrumentaliser cyniquement des minorités défavorisées et disparates, artificiellement promues au rang de symbole de la croisade anti-occidentale. Cette substitution opportuniste de groupes marginaux à un prolétariat disgracié et en voie de régression (la mutation des cibles !), inspire depuis 25 ans l’action politique et électorale des partis et mouvements de la gauche (dont « La France Insoumise » est le représentant caricatural).
Gramsci et la guerre culturelle permanente
La subversion par les marges (les « nouveaux sujets politiques » formant la nouvelle classe des « exploités ») redéfinie dans les années 80-90 par des intellectuels comme Chantal Mouffe était inspirée par la théorie de la « guerre de position » développée par le communiste italien Antonio Gramsci, qui préconisait de corrompre l’organisme social à tous les niveaux (économique, culturel, intellectuel, politique) pour le détruire comme le cancer détruit les cellules. C’est le fondement même de l’« intersectionnalité » wokiste qui prétend mobiliser une force subversive par le recrutement inconditionnel de tous les groupes potentiellement hostiles à l’ordre existant.
La « tolérance répressive » : arme rhétorique de Marcuse
Pour assurer la domination de la « nouvelle gauche », Marcuse forgea à la fin des années cinquante l’arme rhétorique de la « tolérance répressive » (une « tolérance discriminante » !) afin d’exclure de l’espace politique et du débat public les opinions conservatrices dénoncées comme potentiellement fascistes. Comme l’a formulé Georges Orwell dans son roman 1984, au nom de cette monstruosité conceptuelle les activistes sont en droit d’imposer éventuellement par la violence que « certaines choses ne puissent être dites, certaines idées ne puissent être exprimées, certaines politiques ne puissent être proposées, et certains comportements ne puissent être permis ».
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Après avoir gangrené les institutions universitaires et politico-culturelles, intoxiqué les médias et même le monde de l’entreprise, cet intolérantisme imprègne désormais l’esprit du temps. En témoigne le florilège des mots d’ordre de la « cancel culture » qui a transformé le débat démocratique et la liberté académique en de pieuses naïvetés: censurer, interdire, boycotter, dénoncer, expulser, menacer, accuser, diffamer, sanctionner. Stade ultime de la diffusion virale, l’état est devenu, comme le constate Le Goff, le vecteur de cette cette idéologie qui influence massivement les autorités de régulation médiatique, ainsi que plus largement les organes juridico-législatifs européens et internationaux.
Du progressisme autoritaire à la post-liberté
Que la « tolérance répressive » soit exercée aussi bien par les élites libérales que par la gauche ne constitue qu’un paradoxe apparent. Dès les années 1920 et jusqu’à nos jours, le nihilisme anthropologique prôné par Marcuse fut assimilé au programme de l’oligarchie néolibérale qui avait investi les sciences sociales pour promouvoir la globalisation économique et technologique. L’Ecole de Francfort et ses épigones ont été ainsi massivement financés par les fondations Rockefeller et Carnegie, ainsi que par l’« Open Society » de Georges Soros au nom d’un projet philanthropique qui prétend détruire jusqu’à la notion même d’état national. Ces forces économico-idéologiques ambitionnent de fragiliser les identités, les institutions et les législations qui garantissent la souveraineté des nations; de discréditer l’attachement des peuples à leurs fondements naturels, civilisationnels, et historiques; de désagréger les liens sociaux traditionnels pérennes réduits à de simples artéfacts passéistes; de contribuer à la « révolution des couleurs » multiculturelle en entravant le contrôle des flux migratoires; ainsi que de politiser les revendications des minorités ethniques et sexuelles (« les forces du grand refus »). Héritières de tous les hubris utopiques, ces doctrines convergent dans leur volonté de façonner une nouvelle humanité par une « ingénierie sociale » des consciences. Elles concourent également à disqualifier les classes populaires (les « somewhere »), qui par leurs tendances conservatrices font à la fois obstacle au bouleversement révolutionnaire et résistent à l’acculturation prônée par les élites citadines globalisées (les « anywhere »).
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Le mal progresse, puisque selon Médiapart la classe moyenne supérieure serait devenue la base sociale du néofascisme libertarien. A l’heure actuelle, le « cordon sanitaire » politique et médiatique qui recourt à des pièges sémantiques orwelliens pour régenter la liberté de pensée et d’expression n’est en fait qu’une variante ad hoc de la « tolérance répressive », que Marcel Gauchet a qualifié de « progressisme autoritaire ». C’est ce que reconnait implicitement Le Monde lorsqu’il déplore que la liberté d’expression soit devenue l’arme des conservateurs. L’actualité récente vient de fournir quelques exemples préoccupants de l’usage défensif de cette « tolérance répressive ». Pour censurer les informations relatives aux faits sociaux liés à l’immigration et à l’islamisme, les écolo-gauchistes ont proposé un « cadrage médiatique » législatif. Dans la même veine, le slogan de France Info, « L’information n’est pas une opinion », constitue un modèle de manipulation sémantique dont l’objectif est d’immuniser les médias du service public, qui prétendent délivrer la vérité des faits, contre la critique exercée par les médias de droite. Au contraire, comme l’affirme Gérald Bronner, « l’opinion est une composante du pluralisme de l’information » qui « fait partie du travail de réflexion qui contribue à transformer une information en savoir », alors « qu’une démonstration n’a aucune valeur si on ne tient pas compte de ceux qui la contredisent ».
Pour une réponse libérale-conservatrice
Dans ce contexte de normalisation idéologique que Arnaud Dassier a récemment identifié comme une « ère de post-liberté », comment s’étonner de la proposition de loi d’Aurore Bergé visant à confier la modération des réseaux sociaux à des associations gauchisantes au militantisme exalté, en violation de la neutralité qui s’impose à l’Etat. Il devient urgent que les intellectuels, les médias, et les partis politiques libéraux-conservateurs s’opposent activement à cette entreprise pernicieuse d’inspiration totalitaire au nom du principe fondamental énoncé par ce défenseur passionné de la liberté d’expression qu’était John Stuart Mill : « Le fonctionnement harmonieux d’une société qui respecte la liberté exige que les principes moraux n’aient pas validité juridique ». Faut-il rappeler que toutes les sociétés qui restreignent à la fois le libre examen et la liberté inconditionnelle d’opinion et de parole s’exposent pour leur malheur à rendre impossible la reconnaissance et la correction de leurs erreurs. Il semble malheureusement que, comme le note ironiquement Philippe de Villiers, « la droite n’a pas lu Gramsci ».
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