Accueil Société Morts du Covid-19: quand les familles veulent traîner les médecins en justice…

Morts du Covid-19: quand les familles veulent traîner les médecins en justice…

"Discrimination", le mot fatidique est lâché!


Morts du Covid-19: quand les familles veulent traîner les médecins en justice…
Service de réanimation à Bobigny, 12 mars 2021 © Eric Dessons/JDD/SIPA Numéro de reportage : 01009157_000076

Alors ça y est, nous y sommes: invoquant le mot magique «discrimination», des familles de patients morts du Covid à l’hôpital entendent trainer les médecins devant les tribunaux.


Un article de Laura Andrieu dans Le Figaro du 26 février révèle au grand public le développement d’un mouvement que nous étions nombreux dans le domaine des soins intensifs à redouter: la mise en cause pénale de soignants – et en premier lieu de médecins – concernant la prise en charge des patients atteints du SARS-CoV-2, notamment à l’occasion de la « première vague » au printemps 2020.

Les services de réanimation submergés lors de la «première vague»

Que leur est-il reproché ? Essentiellement, d’avoir procédé à un « tri » des patients au plus fort de la pandémie, et donc d’avoir refusé à certaines personnes âgées ou très âgées (et parfois considérées en « bonne santé » antérieurement) l’accès aux services de soins intensifs et de réanimation, et – quelques fois – à l’hospitalisation elle-même, les condamnant de ce fait à une mort jugée « injuste » par leurs proches.

Soyons clairs: mon intention n’est pas d’entreprendre une quelconque défense corporatiste exonérant mes confrères de toute obligation déontologique, en particulier du respect des dispositions prévues par la loi Claeys-Leonetti concernant l’encadrement de la fin de vie. Mais j’aimerais toutefois montrer en quoi cette mise en cause est totalement symptomatique du profond trouble moral de notre civilisation.

A lire aussi: Oui, la France a bien trié les patients sur des critères d’âge pour entrer en réanimation 

Tout d’abord, elle méconnait radicalement le contexte particulier des faits. Rappelons si besoin qu’au printemps 2020 notre système de santé fut à deux doigts de l’explosion pure et simple, et que les structures de réanimation en particulier furent totalement submergées avec un taux d’occupation leur rendant pratiquement impossible la prise en charge de toute autre pathologie que la Covid-19. Nous ne dûmes alors notre salut qu’à de lourds processus de transferts de patients entre régions françaises et à l’international, ainsi qu’à la réduction drastique de l’accidentologie routière (par le confinement) et de la chirurgie lourde (par la déprogrammation massive, au prix de retards de soins éminemment problématiques eux aussi). Il était tellement difficile de trouver une place en réanimation durant ces semaines cruciales qu’il fut évidemment impossible de garantir un accès égal à tous. Les soignants se fondèrent alors pour étayer leurs choix sur des critères d’admission établis depuis forts longtemps déjà, et validés par exemple par l’ARS d’Ile-de-France elle-même dans sa circulaire du 19 mars 2020 (bien qu’elle cherche depuis lors – comme le Ministère – à minimiser son implication dans ce processus en se dédouanant sur les médecins). Ces critères, rappelons-le, insistent sur l’impératif de collégialité, sur le respect des volontés et valeurs du patient, sur la prise en compte de son état clinique et de son confort en insistant sur la garantie d’un accompagnement et de soins pour tous. La nécessité d’une évaluation de l’état antérieur du patient (fragilité, âge, comorbidités, état neuro cognitif et vitesse de dégradation) est bien sûr également soulignée, avec un accent particulier mis sur l’âge pour les patients atteints de la Covid-19. Cette insistance spécifique n’était pas dénuée de raisons: les statistiques ont très tôt montré un impact déterminant de l’âge sur la mortalité liée au SARS-CoV-2, avec des taux allant de moins de 0,1% pour les moins de 40 ans à 8,86% pour la tranche d’âge 85-89 ans et même 17,37% pour les 90 ans et plus[tooltips content= »Source: Imperial College of London, 2020. »](1)[/tooltips]. Et encore faut-il considérer que ces chiffres ne tiennent compte que de la mortalité à court terme, faute de recul. Pour une pathologie bien moins « grave » que l’infection à SARS-CoV-2, la fracture de l’extrémité supérieure du fémur, nous savons par exemple que la mortalité à un an dépasse les 50% chez les plus de 90 ans[tooltips content= »Source : Base AMPHI, exploitation DREES, INSEE. « ](2)[/tooltips]. Si l’on tient compte en outre du fait que la durée moyenne de séjour en réanimation des patients atteints de la Covid-19 approchait la vingtaine de jours lors de la « première vague », et qu’un lit occupé l’était donc pour une longue période (que l’issue prévisible du séjour soit favorable ou pas), il était évident que dans une telle situation de tension extrême les réanimateurs allaient prioriser l’affectation des rares places disponibles aux patients pour lesquels un espoir de survie dans des conditions de confort acceptable était raisonnablement envisageable.

Discrimination, le mot fatidique est lâché, et il n’est pas besoin d’évoquer ses autres emplois récents dans l’actualité pour comprendre ce qui s’activerait alors à l’encontre du corps médical

C’est ce « tri » qui leur est donc à présent reproché, mais voyons les choses en face: comment auraient-ils pu faire autrement à l’époque ? La faiblesse de nos infrastructures, et notamment le nombre réduit de places disponibles en réanimation (par rapport à d’autres pays d’Europe comme l’Allemagne notamment) ne leur laissait guère le choix. Nous avons bien équipé en urgence une quantité significative de lits de réanimation « non pérenne », mais ceux-ci ne pouvaient ni suffire à pallier la carence, ni apporter un niveau de soins comparable, comme l’ont montré depuis les statistiques qui ont relevé une mortalité significativement plus élevée dans ces structures temporaires…

 « Quoi qu’il en coûte »

Les reproches qui sont fait à certains de mes confrères ne sont pas à évacuer pour autant sans aucune attention: il est tout à fait justifié que des familles s’offusquent et s’insurgent lorsqu’elles estiment que les conditions de la sélection opérée n’ont pas été conformes à l’éthique médicale, soit parce qu’on n’a pas pris le temps d’évaluer convenablement l’état du patient soit parce qu’on a purement et simplement refusé de le faire. Ce qui l’est moins, et que révèle pourtant l’article du Figaro, c’est que certains remettent en question le principe même de cette sélection, au nom d’un égalitarisme absolu qui serait en quelque sorte l’extension du dogme du « quoi qu’il en coûte » jusque dans le maintien de la vie. C’est ce postulat – et lui seul – qui pose problème par la gravité des conséquences qu’il entrainerait s’il venait un jour à s’imposer aux médecins comme une nouvelle règle. L’article cite ainsi la fille d’un patient décédé qui déclare: « c’est une discrimination de ne pas avoir accès à certains traitements en raison de son âge. » Discrimination, le mot fatidique est lâché, et il n’est pas besoin d’évoquer ses autres emplois récents dans l’actualité pour comprendre que s’activerait alors à l’encontre du corps médical une machine à condamner qui n’aurait que faire de l’étude contextuelle des faits et des décisions, puisqu’elle ne serait attachée qu’à la défense de principes qui ne tolèrent d’emblée ni entorses ni d’exceptions… « C’est l’affaire du siècle », conclut même dans ce sens un professeur de droit pénal. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les élus, probablement plus avertis que les médecins, avaient largement vu venir l’orage: dès le mois de mai 2020 dans le cadre de la loi d’urgence sanitaire les sénateurs avaient entrepris d’absoudre par avance les responsables politiques et administratifs d’une possible mise en cause future de leur responsabilité dans le cadre de la gestion de la crise, avant que les députés – pour une fois plus sages – ne restreignent quelque peu la portée de cette extraordinaire amnistie par anticipation.

Une soignante dans un service de réanimation à Grasse, le 29 mars 2020 © Frederic DIDES/SIPA Numéro de reportage : 00952889_000001
Une soignante dans un service de réanimation à Grasse, le 29 mars 2020 © Frederic DIDES/SIPA Numéro de reportage : 00952889_000001

D’un point de vue strictement déontologique, on pourrait pourtant objecter à ce nouveau « droit à la réanimation pour tous » que c’est précisément ce genre de position dogmatique dépourvue d’empathie réelle et de prise en compte réfléchie et individualisée de l’intérêt et du confort du patient que la loi Claeys-Leonetti a condamnée en la définissant comme une obstination déraisonnable.

A lire aussi, du même auteur: Politique vaccinale, peur des variants, crainte d’une ruine économique: le moral des Français pas près de remonter

Contexte exceptionnel

Nous faudra-t-il donc devenir schizophrènes et nous astreindre à retenir nos soins pour tout nouveau Vincent Lambert tandis que nous serons contraints à les poursuivre sans aucune retenue pour de grands vieillards grabataires atteints de la Covid-19 ? Le fait est là: l’égalitarisme s’est trouvé une nouvelle cible.

Après s’en être pris aux écarts établis entre les sexes ou les races, la Covid lui donne l’opportunité de s’attaquer aux différences de traitement liées à l’âge. Il a déjà largement remporté la première manche, l’an passé, en convainquant les pouvoirs publics de ne pas mettre en œuvre un confinement sélectif pour les seniors, qui sont pourtant les cibles presque uniques de la mortalité du SARS-Cov-2. Il entreprend désormais de gagner la seconde, en cherchant à imposer aux médecins de faire fi de tout raisonnement individualisé pour traiter de façon identique des patients que l’âge et le pronostic vital opposent pourtant radicalement.

Au final, au-delà du contentieux légitime né de situations inacceptables – mais toutefois liées à un contexte  exceptionnel – c’est donc bien à ce nouveau défi qu’est confronté la médecine, et plus particulièrement le monde de la réanimation et des soins palliatifs: sommes-nous encore prêts, dans une société vieillissante mais particulièrement rétive à l’idée de mort et totalement obsédée par la lutte contre toute forme de discrimination, à accepter l’ultime inégalité qui découle du lien unissant irrémédiablement le processus de sénescence et la réduction des capacités de survie ?



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Race et religion, l’assignation à résidence
Article suivant Annie Cordy « pose problème »
est médecin et auteur/écrivain.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération